• Aucun résultat trouvé

La question de savoir pourquoi une loi, votée en décembre 1982, n’a suscité de véritable réaction collective qu’à la mi-février 1983 ne sera pas davantage résolue ici qu’elle le fût ailleurs, dans le foisonnement des commentaires suscités par l’exceptionnelle résistance à la réforme des étudiants en médecine des premier et second cycles. Pour autant, le fait est bien là — exception faite d’une première escarmouche sans lendemain immédiat, survenue à Rouen dès novembre 1982 — qui autorise à situer le début des hostilités le 14 février 1983 à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris. Bien que tardive, la réaction étudiante peut être caractérisée comme très rapide, quasi unanime et exceptionnellement vigoureuse et imaginative dans ses modes d’action (le sens du spectaculaire y atteint en effet des sommets, au propre comme au figuré si l'on se souvient d’escalades osées de la Tour Eiffel, de l’Arc de Triomphe ou de la cathédrale de Strasbourg, ou encore de diverses actions de plâtrage de parcmètres, simple prélude à une action analogue effectuée sur la personne d’un… agent des renseignements généraux !). Délibérément menée hors des syndicats étudiants officiels - qui, quelques mois plus tôt, avaient vainement tenté de la susciter - l’action se structure par la voie d’un comité inter-CHU et se donne des règles de fonctionnement propres à assurer au mieux un contrôle démocratique direct des orientations du mouvement. Le référendum est utilisé pour toute décision importante. Par ailleurs, sauf vers la fin du conflit, les représentants étudiants appelés à négocier sont régulièrement renouvelés. Par bien des aspects, autrement dit, le mouvement paraît inspiré par le modèle d’action collective éprouvé en 1968.

Si, comme dit plus haut, la réforme de 1982 est, pour l’essentiel, proche de celle de1979, elle s’en distingue au moins sur deux points, décisifs37

pour la compréhension des actions étudiantes : d’une part elle prévoit, en fin de sixième année, un nouvel examen obligatoire, validant et classant (EVCO) dont l’avant- projet de réforme, en 1979, avait conçu une forme équivalente avant de

36Cette filière étant rapidement abandonnée, en réintégrant, dans l'ensemble des filières spécialisées, des exigences de recherche qui sont aujourd'hui décisives dans les carrières hospitalières.

37 De la dizaine de pierres d'achoppement de la négociation initiale, on ne retient ici à dessein que les deux à propos desquelles le compromis fût le plus difficile à trouver, en raison même de l’importance de l’enjeu pour les deux parties.

renoncer, prudemment, à le faire figurer dans la loi ; d’autre part elle instaure un concours unique pour l’accès au troisième cycle spécialisé, et une formation par l'internat pour tous. La première de ces dispositions vise à s'assurer de la qualité de la formation des étudiants à la fin du second cycle. La seconde, quant à elle, est inspirée du souci de mettre les généralistes, pratiquement et symboliquement, à parité avec les spécialistes.

Quelles que fussent la légitimité et la sincérité des intentions du réformateur, les étudiants — engagés depuis six ans dans leurs études, après une sévère sélection initiale — ont surtout vu les incidences négatives possibles de l'EVCO sur la probabilité de pouvoir achever leur cursus au mieux de leurs aspirations et de leurs intérêts. En effet, l’examen classant et validant ouvrait-il une autre perspective que la menace d’un écrémage supplémentaire, voire d'une éviction ? Quant au nouveau concours d'accès aux spécialités, ne réduisait-il pas l’espace stratégique et la probabilité d'aboutir conformément à ses ambitions ? Outre le fait que son unicité même pouvait paraître restreindre le champ du possible, l'instauration corrélative d’un programme et d'une grille d’évaluation communs — impropres, par construction, à prendre en compte la diversité des goûts et des aptitudes requis par chacune des filières38

— semblait favoriser le hasard plutôt que l'espérance raisonnée de succès. La réforme, autrement dit, introduisait passablement d’incertitude et, partant, d’anxiété, dans l’esprit des étudiants. En outre, l'idée que puissent être qualifiés d'internes des futurs généralistes qui n'auraient pas passé ou qui auraient échoué au concours de l'internat, heurtait les esprits.

Il est frappant de constater, à la lecture de la presse médicale de l’époque, à quel point les commentateurs de tous bords s’accordent de fait sur l’importance de cette incertitude, particulièrement pour les étudiants de DCEM3 (5ème année d’études), cohorte promise, l’année

suivante (en 1984), à l’application de la réforme ; mais aussi pour ceux qui, en septième année, venaient de s’engager dans la voie des CES (certificats d’études spéciales), modalité d'accès aux spécialités appelée à disparaître dans le même temps. Le gouvernement avait ainsi, il est vrai, modifié les règles alors que le système vivait, depuis 1979, dans l'attente de l'application de la première loi. Il semble, par ailleurs, que les ministères concernés aient mis du temps avant de donner toutes les précisions utiles — notamment en matière de mesures transitoires — propres à autoriser un minimum de raisonnement et d’action stratégiques de la part des étudiants.

La grève des étudiants durera plus de trois mois et l’action ne fléchira pas. Nul ne saurait affirmer ce qui se serait passé si le gouvernement n’avait, par-delà l’agitation quasi générale du monde médical, connu divers revers, à commencer par un sévère échec aux élections municipales de mars 1983. L’heure n’est plus à la politique de relance économique et la Santé devient un secrétariat d’état, rattaché à un grand ministère des affaires sociales, dirigé par Pierre Bérégovoy qui, d’emblée, annonce qu’il "saura compter", marquant ainsi les nouvelles priorités de l’action publique. Soucieux d’apaiser la fièvre des professionnels de santé, le ministère reprend l’ensemble des dossiers et s’emploie à faire aboutir les négociations, au prix de pas mal de renoncements. S’agissant des étudiants, le recul est manifeste relativement à l’examen de fin de sixième année qui cède la place à un projet de validation par l’ensemble des stages et des certificats obtenus antérieurement et par un certificat de synthèse clinique et de thérapeutique (CSCT), apparemment moins exigeant. On peut lire, par exemple, dans le Quotidien du médecin du 21/4/83 : "(…)

l’examen classant et validant prend un sacré coup dans l’aile. Il n’a plus le caractère de tout ou rien (…). L’organisation relèvera des UER jusqu’en 1987 pour permettre à tous les étudiants actuellement en deuxième cycle de ne pas voir leur règle du jeu changer".

38 Une fois franchi le cap de la sixième année, l’interne avait le “ choix ” (largement tributaire de ses résultats universitaires) entre quatre filières : médecine générale, médecines unidisciplinaires, santé publique et recherche médicale. Les médecines unidisciplinaires ( autre manière de désigner les spécialités) étaient elles mêmes divisées en options : spécialités médicales, spécialités chirurgicales, spécialités médico-biologiques et psychiatrie. À l’exception de la médecine générale, l’accès aux filières était subordonné à la réussite à des concours facultatifs spécifiques dont les résultats devaient, par ailleurs déterminer la répartitions des stages.

Le point majeur et ultime de dissension devient, dès lors, la question du concours de l'internat. Plus déterminé que jamais à ne rien céder qui pourrait compromettre la rigueur de la régulation démographique, le ministère ira aussi loin que possible dans l’effort de dissiper les craintes des étudiants, arguant qu’ils ont six possibilités de candidature (deux sessions, dans trois interrégions) et qu’un "coefficient de motivation" intégrera la dimension de la "vocation". Ces arguments ne portant manifestement pas, la grève perdure.

En vérité, la résistance étudiante n’a d’égale que celle qui est alors déployée, pour des motifs chaque fois spécifiques, par l’ensemble des segments professionnels. Le premier ministre confie alors à un conseil des médiateurs, composé de cinq personnalités du monde médical, la charge de trouver des compromis. S’agissant des revendications étudiantes, ce conseil s’emploie à dissiper les inquiétudes vis-à-vis de l’avenir en réduisant le risque d’élimination en cours d’études, mais trop convaincu lui-même de la nécessité de contenir la démographie, il propose d’ultimes aménagements, mais ne cède pas sur le principe du concours39

et, pour finir, appelle à l’arrêt de la grève. En revanche, un compromis sera trouvé quant à la dénomination des formations de troisième cycle : les futurs généralistes seront appelés des résidents et les futurs spécialistes des internes. On peut souligner le caractère paradoxal de cette décision, interprété comme le moyen de conserver une marque élitiste à l'internat alors que, dans les pays anglo-saxons, l'interne est placé hiérarchiquement en-dessous du résident...

Une plate-forme commune conclue la négociation. Elle sera soumise aux diverses assemblées générales d’étudiants et donnera lieu à un vote, défavorable vis-à-vis du texte des médiateurs mais légèrement favorable à l’arrêt de la grève (11.237 voix contre 8.618). La réforme peut, désormais, suivre son cours.