• Aucun résultat trouvé

Dans l’entreprise, le changement consiste en l’introduction d’une nouvelle technologie, d’une nouvelle structure, ou encore d’une nouvelle organisation du travail. A priori, cette intro-

2

Le listage des auteurs associ´es `a une branche de la cartographie n’est ni exhaustif ni syst´ematique. Nous nous contentons de citer les auteurs que notre pr´esentation sollicite directement. Cette cartographie peut servir de support pour une bibliographie plus compl`ete.

1 Fondements th´eoriques 41

duction est avant tout technique dans le sens o`u elle concerne une solution dont il a ´et´e rationnellement d´ecid´e que sa mise en œuvre pouvait accroˆıtre la performance de l’entreprise, d’une part, et qui transcende les hommes particuliers qui l’appliqueront, d’autre part. En ce sens, pourquoi des changements dont le bien-fond´e n’est pas d´etermin´e par les personnes qui travaillent dans l’entreprise `a un instant t mais par les connaissances gestionnaires des dirigeants auraient-ils besoin d’inclure des questions relatives au rˆole des destinataires du changement ? Cette position est implicitement d´efendue par les auteurs de l’Ecole classique en science des organisations (Taylor, Ford, Fayol, (Weber 1921)), lesquels d´eterminent des formes d’organisation dont l’efficacit´e est cens´ee ˆetre universelle3 sans r´efl´echir au rˆole jou´e par les hommes qui constituent l’organisation.

La raison d’ˆetre de la conduite du changement apparaˆıt d`es lors que le rˆole de la dimension sociale (les hommes et leurs relations) est reconnu dans le fonctionnement d’une organisation et, par la mˆeme occasion, dans la r´eussite d’un changement. L’id´ee d’une interd´ependance entre les syst`emes social et technique est port´ee par :

– Les auteurs de la sociologie de l’innovation, d’abord, qui s’int´eressent aux facteurs de succ`es et d’´echec d’une innovation. Pourquoi, au cours de l’histoire, certaines inventions ont- elles ´et´e appropri´ees par des utilisateurs alors que d’autres, `a premi`ere vue prometteuses, sont rest´ees `a l’´etat de prototype ? (Latour 1993), (Akrich et al. 1988), (Alter 2000) – Les auteurs de l’´ecole socio-technique (Liu 1983), (Gilbert 1988), fond´ee par Trist

et Emery, qui ont observ´e que l’introduction d’une nouvelle technologie entraˆınait des cons´equences sociales et psychologiques sur le travail des ouvriers.

Les apports respectifs de ces deux courants pour la conduite du changement pouvant ˆetre rapproch´es, c’est ensemble que nous allons les pr´esenter, en les organisant autour de trois grands groupes d’id´ees.

Tout d’abord, nous l’avons compris, sociologie de l’innovation et socio-technique insistent chacune `a leur mani`ere sur l’interd´ependance entre syst`emes technique et social. Les sociologues de l’innovation soulignent plus pr´ecis´ement la nature non-autonome de la technique. En affirmant qu’«aucun projet technique n’est d’abord technique»,4 Latour (1993) insiste sur le fait qu’un projet est d’abord l’id´ee d’un ing´enieur, l’int´erˆet que chaque porteur du projet y trouve ou encore le rˆeve d’un utilisateur. Les probl´ematiques techniques et so- ciales sont intimement li´ees. Il n’y a pas de technique sans les hommes qui la con¸coivent ni les hommes qui en usent.

Ensuite, les auteurs soulignent la complexit´e de la conduite de projet. Latour (1993) rappelle qu’un projet n’est pas une r´ealit´e, une id´ee pas un objet : «par d´efinition, un projet technique est une fiction ; puisqu’au d´ebut, il n’existe pas, et il ne saurait exister puisqu’il est en projet ».5 Il ne suffit pas d’inventer un objet pour qu’il existe. L’une des grandes difficult´es

de la conduite de projet r´eside dans le travail d’assemblage entre une multitude d’acteurs, qui sont autant de variables interd´ependantes. Car cet assemblage est fragile : le projet peut faire des aller-retour, gagner puis perdre en r´ealit´e, la coh´esion entre les acteurs n’´etant jamais acquise. Par ailleurs, la maˆıtrise absolue du d´eroulement du projet est impossible. «Sur les

3

C’est l’id´ee d’une «one best way».

4(Latour 1993), p.34. 5

projets techniques, on ne peut ˆetre que subjectif ».6 Autrement dit, il n’y a que des points de vue sur le projet. Aucun acteur ni groupe d’acteurs ne peut pr´evoir et orienter la totalit´e des ´ev´enements futurs. Le caract`ere `a la fois non ´evident et complexe de la r´ealisation d’une innovation implique le caract`ere non pas «lin´eaire» mais «tourbillonnaire» du d´eroulement d’un projet r´eussi, dans le sens o`u il ne s’agit pas de diffuser une id´ee originairement compl`ete et parfaite mais de la transformer progressivement jusqu’`a ce qu’elle devienne r´ealit´e. «On ne naˆıt pas faisable ou infaisable, on le devient ».7

Cette id´ee se traduit dans le courant socio-technique par la recommandation d’une structure it´erative du processus projet (Liu 1983).8 Il ne s’agit pas de programmer de fa¸con pr´ecise et inflexible le projet selon un parcours id´eal, mais d’adopter une attitude souple, attentive au «nombre infini de d´etails impr´evus»9 qui peuvent se produire, et si ce n’est pr´evoir, au moins essayer d’anticiper ces «d´etails» ; chacun d’entre eux ayant la capacit´e de faire ´echouer la totalit´e du projet.10Concr`etement, cela implique d’appr´ehender l’ensemble des probl`emes de

fa¸con d’abord superficielle, puis de fa¸con de plus en plus approfondie au fur et `a mesure que le projet se d´eroule. Car le portage du projet doit ˆetre permanent et n’est jamais acquis. «Il n’y a pas d’inertie pour les techniques»11 car «le r´eel n’est jamais atteint ».12 Une technique qui n’est plus mise en mouvement, c’est-`a-dire port´ee, utilis´ee, orient´ee, adapt´ee, ou encore d´evoy´ee par des hommes, disparaˆıt.

Enfin, pour gagner progressivement en r´ealit´e, un projet doit f´ed´erer un grand nombre d’acteurs. Plus pr´ecis´ement, il doit «int´eresser» ces acteurs (qu’ils soient humains ou non- humains)13, ce qui exige de les «traduire», c’est-`a-dire de les d´evoyer de leurs trajectoires habituelles respectives afin qu’ils se rejoignent et s’assemblent autour du projet. L’op´eration de traduction consiste `a transformer, s´eduire, ou d´etourner l’acteur.

«Il faut que des groupes aux int´erˆets divergents, conspirent dans un certain flou pour un projet qui leur apparaˆıt commun, projet qui constitue alors une bonne agence de traduc- tion, un bon ´echangeur de buts.» (Latour 1993), p.47.

Ce n’est qu’une fois unifi´e autour d’int´erˆets convergents qu’un projet peut se r´ealiser. Il n’y a pas de r´ealit´e fixe et objective autour d’un projet qui expliquerait sa r´eussite ou son ´echec, mais des acteurs et des interactions entre les repr´esentations et les volont´es de ces acteurs. Par exemple, la r´eussite d’un projet ne d´epend pas de son contexte, politique ou ´economique, mais de l’importance que les acteurs accordent `a ce contexte.

La n´ecessit´e d’int´eresser les nombreux et divers acteurs autour d’un projet se traduit par l’importance de mener des n´egociations, parfois conflictuelles, afin de concilier les nombreux points de vue, souvent oppos´es, des acteurs impliqu´es. Liu (1983) pr´econise ainsi une d´emarche de «changement n´egoci´e», lequel se construit autour de la collaboration permanente entre utilisateurs et experts (ing´enieurs, chefs de projet, intervenants, etc.) afin que chacun puisse

6(Latour 1993), p.69 7 (Latour 1993), p.106 8 (Liu 1983), p.86 9(Latour 1993), p.66 10

Un projet en devenir est r´egi par l’ordre des «poup´ees sauvages», c’est-`a-dire peut ˆetre enti`erement remis en cause et englob´e par l’un de ses composants s’il bloque la totalit´e de son rouage (Latour 1993). Autrement dit, en cours de projet, un d´etail peut entraˆıner le chaos, c’est l’«effet papillon» (Br´enot et Tuv´ee 1996), p.73.

11(Latour 1993), p.77 12

(Latour 1993), p.79

13«L’innovation doit int´eresser au mˆeme moment des gens et des choses (...) qui doivent ˆetre m´enag´es et

1 Fondements th´eoriques 43

n´egocier sa part de pouvoir et d’int´erˆet dans le projet.

Une fois que nous avons compris pourquoi faire de la conduite du changement, il s’agit de comprendre ce qu’il faut savoir pour faire de la conduite du changement. La conduite du changement pose entre autres questions les suivantes : «qu’est-ce qui pousse les personnels d’une entreprise `a se comporter comme ils se comportent ?» ; «par quelles ´etapes passent-ils pour changer ?» ; «de quoi ont-ils besoin pour s’approprier le changement ?», etc. Or il y a deux fa¸cons de r´epondre `a ces questions selon qu’on adopte :

– Un point de vue macro, d’abord, qui s’int´eresse `a l’entreprise dans son ensemble et `a l’acteur en tant qu’il fait partie du syst`eme organisationnel que constitue l’entreprise (point de vue de la sociologie).

– Un point de vue micro, ensuite, qui s’int´eresse `a l’individu impact´e par le changement sans prendre en compte son insertion dans une organisation (point de vue de la psychologie).14