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Une concrétisation par le Tribunal fédéral soulevant 5. d’autres problématiques de sécurité du droit

A. Atteinte à la notion unique de l’exigibilité

En matière d’exigibilité, il existe toute une série de principes qui sont très largement admis depuis l’adoption du Code des obligations tel qu’on le connaît. Il en résulte que l’exigibilité n’a qu’une seule définition. Elle vise le moment auquel (ou à partir duquel) le créancier peut exiger la prestation et actionner le débiteur à cet effet33. L’époque de l’exigibilité importe également

29 ATF 137 III 16, c. 2.1, p. 18 s., JdT 2013 II 315, 317, SJ 2011 I 373, 375.

30 Ibidem, avec réf.

31 CR CO I – SCHMIDLIN, CO 25 N 1, p. 241 s.

32 Dans le même sens PORTMANN/STREULI-NIKOLIC, op. cit., p. 18 ; WIDMER LÜCHINGER, op. cit., p. 467 s.

33 Andreas VON TUHR (traduit par Maurice DE TORRENTE et Emile THILO), Partie générale du Code fédéral des Obligations, 2e éd., vol. 2, Lausanne 1934, p. 447 ; Pierre TERCIER et Pascal PICHONNAZ, Le droit des obligations, 5e éd., Genève 2012, N 1057, p. 237.

pour la demeure du débiteur (art. 102 CO) et pour le début de la prescription (art. 130 al. 1 CO)34. À défaut d’un autre terme, l’exigibilité est immédiate (art.

75 CO), ce qui signifie qu’elle coïncide avec la naissance de l’obligation35. Celle-ci naît dès que tous ses éléments constitutifs sont réunis36. Ainsi, une créance en réparation ne naît pas avant que tous ses éléments constitutifs ne soient réunis, dont notamment le préjudice (dommage ou tort moral)37. Celui-ci peut être futur, mais il doit être prévisible et déterminable au sens de l’art.

42 al. 2 CO pour que la créance naisse38. De même, l’exigibilité ne peut pas survenir avant la naissance de l’obligation39. En revanche, elle ne dépend pas de la connaissance par le créancier de sa créance40.

La jurisprudence récente du Tribunal fédéral confirme largement ces principes. Dans un arrêt en matière d’intérêt moratoire (art. 104 CO), soit l’un des effets juridiques de la demeure, le Tribunal fédéral a considéré que la prétention contractuelle en dommages-intérêts fondée sur une mauvaise exécution ne résultait pas déjà du seul fait de l’exécution défectueuse ; il fallait en plus que le dommage soit survenu, de sorte que la prétention ne pouvait devenir exigible qu’à partir de ce moment seulement41. De manière similaire, mais en application de l’art. 46 al. 1 Loi fédérale sur le contrat d’assurance (LCA ; RS 221.229.1), il a, avec raison, changé sa jurisprudence en matière de prescription des prestations périodiques pour incapacité de gain dérivant d’un contrat d’assurance de droit privé : lorsque l’assuré peut réclamer une indemnité distincte pour chaque jour, ces prestations ne se prescrivent pas en bloc mais séparément, dès le jour où chacune d’elles est exigible42.

34 VON TUHR, op. cit., p. 447, n. 8.

35 CR CO I – PICHONNAZ, CO 130 N 1, p. 1000 s. ; VON TUHR, op. cit., p. 452 ; Peter GAUCH, Walter R. SCHLUEP et Pierre TERCIER, Partie générale du droit des obligations, 2e éd., vol. 2, Zurich 1982, N 1320, p. 25.

36 VON TUHR, op. cit., p. 446.

37 TERCIER/PICHONNAZ, op. cit., N 1912, p. 420 ; Peter GAUCH, Walter R. SCHLUEP et Susan EMMENEGGER, Schweizerisches Obligationenrecht : Allgemeiner Teil, 9e éd., vol. 2, Zurich 2008, N 3320, p. 225 ; PORTMANN/STRAULI-NIKOLIC, op. cit., p. 19, avec réf.

38 PORTMANN/STRAULI-NIKOLIC, op. cit., p. 22 s., avec réf.

39 Pascal PICHONNAZ, « Le point sur la partie générale du droit des obligations », in RSJ-SJZ 2012 p.

188 ss, 192, avec réf. ; TERCIER/PICHONNAZ, op. cit., N 1912, p. 420 ; PORTMANN/STRAULI-NIKOLIC, op. cit., p. 19 ss, avec réf., p. 31 ; WIDMER LÜCHINGER, op. cit., p. 476.

40 CR CO I – PICHONNAZ, CO 130 N 4c, p. 1002 ; TERCIER/PICHONNAZ, op. cit., N 1912, p. 420 ; PORTMANN/STRAULI-NIKOLIC, op. cit., p. 19, avec réf. ; WIDMER LÜCHINGER, op. cit., p. 476, avec réf.

41 ATF 130 III 591, c. 3.1, p. 597, JdT 2006 I 131, 136.

42 ATF 139 III 418, c. 4, p. 422 ss ; ATF 139 III 263, c. 2.3, p. 269 s., SJ 2013 I 404, 405.

Ce dernier changement de jurisprudence en matière d’assurances privées est postérieur aux arrêts dans l’affaire qui nous occupe, de sorte que le Tribunal fédéral ne pouvait pas s’y référer au moment de trancher le litige. En revanche, le Tribunal fédéral avait déjà prononcé l’arrêt en matière d’intérêt moratoire, qu’il a pris en compte au moment de juger. Il a estimé que les situations étaient suffisamment différentes pour justifier des réglementations différentes43. Pourtant, en théorie générale des obligations, la notion d’exigibilité ne soulevait pas de questions quant à sa compréhension. En outre, le texte clair de la loi s’y référait, à l’identique, tant pour la demeure du débiteur (art. 102 al. 1 CO) que pour le début de la prescription (art. 130 al. 1 CO). Donner deux sens différents à la notion d’exigibilité revenait à procéder à une interprétation contre le texte clair de la loi (contra verba legis)44, ce qui n’était pas exclu en droit suisse, mais l’on peut regretter que le Tribunal fédéral n’eût pas expressément vérifié la réalisation des conditions que sa jurisprudence posait en la matière45.

Il en résulte qu’aujourd’hui, les contours de la notion d’exigibilité paraissent moins clairs, notamment en matière de prescription, d’autant plus que, toujours récemment, le Tribunal fédéral a également affirmé que la prescription d’une créance ne peut pas commencer de courir avant que la créance ait pris naissance46, ainsi que l’exigibilité au sens de l’art. 130 al. 1 CO présuppose l’existence de la créance47. Certes, au moment d’interpréter l’art.

130 al. 1 CO dans l’affaire sous examen, le Tribunal fédéral a prolongé sa propre jurisprudence antérieure48, mais celle-ci apparaît comme dépassée eu égard à la jurisprudence fédérale récente, avec laquelle elle est en conflit.

43 ATF 137 III 16, c. 2.4.2, p. 21 s., avec réf., JdT 2013 II 315, 320, SJ 2011 I 373, 378.

44 Dans le même sens GAUCH/SCHLUEP/EMMENEGGER, op. cit., N 3322, p. 226, qui approuvent la règle juridique développée par le Tribunal fédéral, et PORTMANN/STRAULI-NIKOLIC, op. cit., p. 21, qui critiquent celle-ci.

45 ATF 121 III 219, c. 1.d.aa, p. 224 ss, JdT 1996 I 162, 167 ss ; ATF 129 III 335, c. 4, p. 340, avec réf., JdT 2003 II 75, 80. Cf. PORTMANN/STRAULI-NIKOLIC, op. cit., p. 21, notamment n. 30, avec réf., pour qui l’interprétation effectuée par le Tribunal fédéral est non seulement contraire à la lettre de l’art. 130 al. 1 CO, mais également à son sens, de sorte que les conditions pour une interprétation contra verba legis n’étaient pas réunies ; ainsi que CR CO I – PICHONNAZ, CO 130 N 5j, p. 1005 ; WIDMER LÜCHINGER, op. cit., p. 477, avec réf.

46 ATF 127 III 257, c. 6c, p. 266, JdT 2002 I 249, 253, avec réf.

47 ATF 133 III 6, c. 5.3.3, p. 25.

48 Cf. ATF 106 II 134, c. 2, p. 136 ss, JdT 1980 I 573, 575 ss (concernant le préjudice causé par des radiations ionisantes) ; ATF 87 II 155, c. 3a, p. 159 ss (concernant le préjudice dû à une erreur médicale).

B. Atteinte au concours entre responsabilité contractuelle et extracontractuelle

En droit romain déjà, le demandeur avait le choix entre l’action ex contractu (actio locati) et l’action ex delicto (actio legis Aquiliae)49. De même, le droit suisse reconnaît, en principe, à celui qui subit un préjudice (dommage ou tort moral) un concours alternatif entre la responsabilité générale extracontractuelle (art. 41 ss CO) et la responsabilité contractuelle (art. 97 ss CO). Pourquoi le créancier qui n’a pas obtenu ce qui lui était dû et qui, de ce fait, pourrait se prévaloir de l’inexécution d’une obligation, devrait-il être privé de cette possibilité du fait qu’il a subi un acte illicite en même temps ? Pourquoi le citoyen qui a été lésé par un acte illicite (c’est-à-dire par la violation d’un devoir général, d’un devoir qui s’impose à chacun par la loi50), ne pourrait-il pas invoquer que l’acte illicite constitue à son égard également l’inexécution d’une obligation ? Le concours d’action, selon lequel la victime d’un préjudice dispose du choix entre la prétention résultant de l’inexécution d’une obligation ou la prétention fondée sur l’acte illicite, pour autant que les conditions de l’une et de l’autre soient réalisées, garantit que le créancier ne soit pas privé de ses droits en tant que créancier du fait qu’il est également habitant de la Cité, et vice versa51. Ainsi, le lésé peut bénéficier du régime qui lui est le plus favorable parmi les deux52.

Encore récemment, en suivant l’opinion de JÄGGI53, les auteurs de l’Avant-projet de loi fédérale sur la révision et l’unification du droit de la responsabilité civile ont proposé d’appliquer, en principe, les art. 41 ss CO également aux préjudices causés en violation d’une obligation, ne laissant plus de place pour un concours d’actions54. L’idée n’a pas pu convaincre

49 VON TUHR, op. cit., p. 506.

50 Luc THEVENOZ, « Le contrat inexécuté en droit suisse », in Letizia VACCA (édit.), Il contratto inadempiuto : realtà e tradizione del diritto contrattuale europeo (III Congresso internazionale ARISTEC Ginevra, 24-27 settembre 1997), Torino 1999, p. 173, p. 176 n. 12.

51 Rolf H. WEBER, Die Folgen der Nichterfüllung : Art. 97-109 CO, Berne 2000, CO 97-109 N 65 ; CR CO I – THEVENOZ, CO 97-109 N 17 s., p. 725 s. ; Henri DESCHENAUX et Pierre TERCIER, La responsabilité civile, 2e éd., Berne 1982, § 33 N 15, p. 271 ; Christine CHAPPUIS, in Christine CHAPPUIS et Franz WERRO, « La responsabilité civile : à la croisée des chemins », in RDS-ZSR 2003 II 237 ss, 365 s. ; Gilles PETITPIERRE, « Les fondements de la responsabilité civile », in RDS-ZSR 1997 I 273 ss, 276 et 283 s. ; Yves-Marie LAITHIER, Etude comparative des sanctions de l’inexécution du contrat, Paris 2004, N 105.

52 ATF 137 III 311, c. 5.2.1, p. 319 ; ATF 64 II 254, JdT 1939 I 42.

53 Peter JÄGGI, « Zum Begriff des vertraglichen Schadenersatzforderung », in Faculté de droit et des sciences économiques et sociales de l’Université de Fribourg Suisse, Mélanges en l’honneur de Wilhelm Schönenberger : offerts à l’occasion de son 70e anniversaire le 21 septembre 1998, Fribourg 1968, p. 181 ss.

54 Pierre WIDMER et Pierre WESSNER, Révision et unification du droit de la responsabilité civile : rapport explicatif, Berne 2000, p. 65 s.

suffisamment pour aboutir55. Il semblerait donc que l’avis majoritaire reste favorable au concours d’actions.

Cependant, dans son deuxième arrêt dans l’affaire qui nous intéresse, le Tribunal fédéral a estimé qu’il n’existait aucune raison de traiter différemment les prétentions en dommages-intérêts de nature contractuelle des demandes de dommages-intérêts de nature extracontractuelle56. L’affirmation semble ne pas considérer le concours d’actions. Sous l’angle de la sécurité du droit, l’on peut s’interroger sur la place que le Tribunal fédéral entend laisser dans sa jurisprudence à l’avis minoritaire susmentionné.

Quelques réflexions à l’aune du principe de la