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7. LES STRATÉGIES DE LIBÉRATION DU CODE SOURCE D’UN LOGICIEL PAR UNE ENTREPRISE : OPPORTUNITÉS ET DIFFICULTÉS.

à des codes calcul existant déjà testés. Pour ces futurs utilisateurs de la plate-forme logicielle, la participa-tion de leurs équipes aux efforts communs de développement relève d’une forme de veille technologique, en contribuant à l’élaboration d’outils nécessaires dans le cadre d’un travail de R&D relevant de leur secteur d’industrie, que ce soit le pétrole, l’aéronautique ou le génie électrique. Par contre, pour Open Cascade, Sa-lomé représente une extension naturelle de sa plate-forme logicielle et elle espère rentabiliser sa participation au projet par la vente de services liés : par exemple, le CEA a d’ores et déjà conclu des contrats avec Open Cascade pour l’intégration de Salomé.

La licence : un outil stratégique pour les éditeurs de logiciels.

LAURE MUSELLI,

Université de Paris XIII,laure_muselli@yahoo.fr.

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8. LA LICENCE : UN OUTIL STRATÉGIQUE POUR LES ÉDITEURS DE LOGICIELS.

Avec la montée en puissance du mouvement des logiciels libres et devant la multiplicité des licences informatiques utilisées par les entreprises éditrices de logiciels, on peut être amené à s’interroger sur les raisons qui orientent le choix d’une entreprise pour tel type de licence ou tel autre. étant données les particularités de l’industrie des logiciels, apparentée à une industrie de réseau où la guerre des standards fait rage, on peut se demander si les licences ne constitueraient pas un outil stratégique puissant, construit de façon très fine pour «coller» au mieux aux objectifs de l’entreprise. Car une des particularités de l’industrie du logiciel réside dans le fait que l’entreprise désirant tirer des bénéfices de l’exploitation d’un logiciel qu’elle a conçu ne se place pas dans une logique marchande classique. En effet, elle ne vend pas ses logiciels comme s’ils étaient des produits, mais passe des accords de licence avec tout individu désirant les utiliser, en les assimilant ainsi à une technologie : plutôt qu’un contrat de vente, c’est une concession de droits d’utilisation de sa technologie que l’entreprise pratique auprès des utilisateurs. La licence informatique,

«contrat d’utilisation» avec l’utilisateur, est ce qui définit le droit de ce dernier à utiliser le logiciel, mais aussi les obligations plus ou moins restrictives qui accompagnent cette utilisation. Les entreprises peuvent, par exemple choisir une stratégie permettant de valoriser au maximum les droits d’auteur possédés en imposant des redevances élevées et des conditions d’utilisation strictes, alors que d’autres vont miser sur d’autres aspects stratégiques, comme la standardisation par exemple.

Cet article vise à montrer que l’on peut relier directement certains types de clauses à des objectifs stratégiques précis, sans toutefois oublier que le caractère statique d’une licence va à l’encontre du caractère évolutif d’une stratégie.

Dans une première partie, nous passerons en revue les caractéristiques des industries de réseau et nous présenterons les stratégies généralement mises en œuvre pour tirer partie de ces caractéristiques particulières.

Après avoir dressé un tableau des nombreuses licences de logiciels existantes, nous établirons une typologie des stratégies susceptibles d’être servies par ces licences. Nous proposerons enfin, dans la troisième partie, une méthodologie permettant de relier ces différentes stratégies aux clauses de licences, que nous appliquerons à des cas concrets d’éditeurs de logiciels tels que Troll Tech ou Sun Microsystems.

8.1 Caractéristiques de l’industrie des logiciels : rendements croissants et standardisation.

Afin de répondre aux questions que nous allons aborder, il est nécessaire de comprendre qu’un logiciel est généralement composé de plusieurs modules, qui en font un produit enrichissable, modifiable et évolutif.

Ceci nous amène à classer les différents types de logiciels en deux catégories en fonction de leur nature.

D’une part ce que nous appellerons les «technologies logicielles», vaste catégorie dans laquelle entrent les systèmes d’exploitation, les langages informatiques et les bibliothèques. Les logiciels classés dans cette catégorie sont destinés à être utilisés pour élaborer d’autres produits logiciels (comme dans le cas des langages ou des bibliothèques) ou pour les faire fonctionner (c’est le cas des systèmes d’exploitation, indispensables pour faire fonctionner des logiciels d’application sur un ordinateur), ce qui les apparente plutôt à des technologies logicielles, par analogie avec les technologies industrielles. En effet, comme une technologie industrielle n’a comme seul but que la fabrication de produits finals ou la gestion de cette production, les technologies logicielles n’ont d’intérêt que la gestion ou la production de produits logiciels dérivés.

D’autre part les logiciels d’application : ce sont des programmes utilisés comme des produits finals par les utilisateurs, et dérivés de technologies logicielles et autres logiciels à partir desquels ils sont conçus. Ce

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sont par exemple les logiciels de bureautique comme le traitement de texte, des logiciels de calcul, de création multimédia, ou de mise en page. Ce type de logiciel peut être assimilé à un produit classique issu d’une technologie industrielle.

Dans cet article, nous nous focaliserons sur la catégorie des technologies logicielles, car leur caractère évolutif et modifiable, que ne possèdent pas les produits logiciels, en font un enjeu important pour les entre-prises éditrices, qui voient en elles un moyen de contrôler des marchés dérivés si elles réussissent à imposer leur propre standard. On comprend ainsi mieux leur intérêt à déployer des stratégies agressives visant à tirer parti des mécanismes naturels jouant dans les industries de réseau, dont l’industrie du logiciel fait partie.

8.1.1 Les caractéristiques d’une industrie de réseau.

Si les préoccupations stratégiques des entreprises éditrices de ce type de logiciels apparaissent aussi im-portantes, c’est qu’elles sont à rapprocher des particularités de ce secteur, qui s’apparente à une industrie de réseau : d’une part la présence de fortes externalités de réseau induisant un mécanisme d’effet feed-back, et d’autre part une importante possibilité de verrouillage des utilisateurs1

De fortes externalités de réseau induisant un mécanisme d’effet feed-back.

Comme l’a déjà signalé Marie Coris dans cet ouvrage, l’informatique est une industrie dans laquelle la valeur d’un logiciel est bien souvent fonction du nombre d’autres agents l’utilisant déjà (c’est ce qu’on appelle le réseau d’utilisateur). Ainsi, l’entrée d’un nouveau «membre» dans le réseau fera bénéficier tous les autres d’une valeur supplémentaire, créant une externalité de réseau. Et, à qualité de produit égale, un nouvel arrivant ayant le choix entre deux réseaux, aura tendance à choisir le plus vaste. Sur le marché des technologies logicielles, où le réseau est constitué par les utilisateurs d’une même technologie (langage, système d’exploitation, bibliothèque, etc.), ce principe est largement vérifié dans la mesure où l’utilisateur d’une technologie isolée ne pourra ni communiquer avec d’autres agents, ni proposer des produits dérivés interopérables. Cela produit un effet de «feed-back» : plus une technologie est appréciée et adoptée par des agents, plus les autres anticiperont qu’elle va devenir le standard et l’adopteront pour profiter des externalités de réseau évoquées plus haut. Un cercle vertueux se forme alors, et la technologie s’impose comme standard sur le marché. A contrario, lorsqu’une technologie est en perte de vitesse, sa chute va aller en s’accélérant.

En effet, si la technologie est peu adoptée par les premiers acheteurs, les suivants anticiperont qu’elle ne deviendra pas le standard et risque même de disparaître. Par conséquent ils ne l’adopteront pas, du fait de l’absence d’externalités de réseau. Cette fois, c’est un cercle vicieux qui se forme, entraînant la perte de la technologie dans la bataille de standard.

Ainsi, l’effet feed-back est la conséquence du désir des acheteurs de profiter des externalités de réseau, c’est-à-dire d’appartenir au réseau le plus large et d’acquérir la technologie qui finira par s’imposer comme standard de facto. C’est souvent la technologie atteignant la première une masse critique d’utilisateurs qui s’imposera, alors que la ou les autres disparaîtront.

Des possibilités de verrouillage.

La deuxième caractéristique des industries de réseau et particulièrement de l’industrie informatique est la présence de verrouillage des utilisateurs dans des situations où les coûts de changement sont trop importants

1Sur les caratéristiques de ces industries, on consultera, en plus des ouvrages déjà cités dans les articles précédents, Farrell [1989], Foray [1989], Garud et Kumaraswany [1993], David et Foray [1995], Dalle [1995], Jullien et Zimmermann [2002].

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et les obligent à conserver les technologies adoptées. Ce verrouillage peut intervenir sur les équipements durables, qui imposent des coûts de changement croissants avec le temps, notamment à cause des équipements complémentaires compatibles acquis au fil du temps (c’est notamment le cas pour Microsoft, qui fait en sorte de défavoriser la compatibilité de logiciels d’application autres que les siens avec son propre système d’exploitation Windows) ; sur l’apprentissage, qui, en cas de changement génère des coûts de formation ou des pertes de productivité (comme le fait d’apprendre à utiliser Linux à la place de l’environnement Windows) ; enfin sur les informations et bases de données, pour lesquelles un changement d’équipement occasionne des coûts de conversion des données aux nouveaux formats (on peut citer comme exemple les formats de fichiers propres à chaque logiciel) Shapiro et Varian [2000].

Ces particularités favorisent l’établissement de standards garantissant à l’entreprise ayant réussi à les éta-blir une domination du marché. On comprend alors mieux les efforts des entreprises du marché de l’édition de logiciels pour établir des stratégies visant à imposer coûte que coûte leurs technologies à l’ensemble des utilisateurs, sous peine d’être dominées par leurs concurrents. Compte tenu de la domination du marché que peut entraîner, pour une firme, l’établissement de sa technologie logicielle comme standard, les entreprises vont chercher à tirer parti du mécanisme de l’effet feed-back naturellement présent en tentant de l’amorcer rapidement et de l’amplifier. C’est ainsi qu’elles vont mettre en place des stratégies qui auront pour objectif la mise en place de standards de facto.

8.1.2 Les stratégies tirant profit de l’effet feed-back.

Shapiro et Varian [2000] ont mis en évidence deux stratégies permettant de tirer profit, de façons diffé-rentes, de l’effet feed-back, qui sont le contrôle et l’ouverture.

Stratégie de contrôle.

Elle consiste, pour l’entreprise, à contrôler totalement la diffusion et l’évolution de sa technologie. Elle se traduit généralement par un contrôle de l’amélioration de la technologie, ainsi que du rythme de mise à disposition des versions supérieures (exemple Microsoft), par un contrôle de sa diffusion, l’entreprise restant la seule à pouvoir délivrer des licences d’utilisation, ou enfin par le contrôle de son éventuelle compatibilité avec les technologies d’autres firmes (en empêchant l’accès au code source par exemple ou en introduisant volontairement des incompatibilités avec les systèmes concurrents).

Une fois la technologie adoptée comme standard, les avantages de cette stratégie sont évidents : l’entre-prise n’a aucune concession à faire en termes de compatibilité, car elle reste la seule maîtresse de ses choix.

Sa position n’en est que renforcée et les concurrents sérieux ont peu de chance de résister et de l’inquiéter ; d’autre part, elle est également en mesure de fixer les prix et les conditions de ses licences à sa guise, les clients étant verrouillés ; enfin, elle n’est pas dans l’obligation d’améliorer ses produits constamment, du fait du verrouillage des clients et de l’absence de concurrents sérieux sur le marché.

Mais il faut convenir que la constitution de la base installée est difficile à réaliser. En effet, les clients potentiels peuvent se méfier de cette stratégie de contrôle susceptible de les mettre dans une situation de dépendance embarrassante par la suite et choisir une technologie concurrente. La masse critique est alors difficile à atteindre.

8.1. CARACTÉRISTIQUES DE L’INDUSTRIE DES LOGICIELS :

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Stratégie d’ouverture.

La stratégie d’ouverture se place à l’opposé de la stratégie de contrôle, dans la mesure où elle mise sur l’abandon du contrôle de la technologie au profit de conditions incitatives plus favorables à son adoption par les utilisateurs. Cette stratégie peut elle-même être décomposée en deux sous-stratégies qui sont la normalisation et l’ouverture totale.

Normalisation.

La normalisation consiste à confier le choix d’un standard commun à un organisme de standardisation, tel que l’ISO ou l’ECMA (European Computer Manufacturer Association), dont le but sera de trouver un consensus entre tous les concurrents présents dans le comité. Il peut arriver que le choix de la technolo-gie ait déjà été réalisé par les industriels avant l’intervention de l’organisme, mais que celui-ci ait un rôle de garant de l’ouverture du standard dans l’avenir : c’est lui qui dictera les évolutions futures de la technologie.

Une entreprise faisant en sorte que sa technologie devienne un standard «de jure» (norme) pourra atteindre une base installée relativement rapidement en évitant une bataille de standard coûteuse, et incertaine, puisque les utilisateurs auront une garantie quant à la pérennité et la compatibilité de cette technologie. Cependant, ce type de stratégie occasionne une perte de contrôle au profit de l’organisme de standardisation auquel seront confiés les choix des évolutions futures. Ainsi, la rente de monopole de l’entreprise acquise par l’entreprise sera moins élevée que dans le cas d’une stratégie de contrôle, dans la mesure où toutes les entreprises du marché seront en mesure d’utiliser, au même titre qu’elle la technologie standard. Cette situation de concur-rence entraîne une impossibilité de «lock-in» des utilisateurs sur une offre et par conséquent des prix plus bas.

D’autre part, les coûts de R&D risquent d’être accrus, dans le but de produire des produits de qualité, afin de conserver sa part de marché.

Ouverture totale.

C’est la situation où une entreprise décide de mettre sa technologie à disposition de tous, sans restriction, de façon à ce que n’importe quelle autre entreprise puisse fabriquer des produits compatibles. Cette stratégie mise sur l’annonce d’une absence totale de «lock-in» pour les utilisateurs, de façon à acquérir une base installée suffisante afin de déclencher rapidement un effet feed-back important. Les utilisateurs, mis en confiance par l’absence de perspective de «lock-in», vont adopter plus volontiers la technologie et permettre à l’entreprise l’acquisition d’une base installée conséquente.

L’inconvénient reste le fait que malgré l’adoption de sa technologie en tant que standard, l’entreprise ne possède plus réellement d’avantage par rapport à ses concurrents, capables au même titre qu’elle de fabriquer des produits compatibles. Cependant, lorsque l’issue de la bataille de standard semble incertaine, l’attrait d’un produit totalement ouvert reste alors une des seules chances pour l’entreprise d’imposer son standard, même si la perte totale de contrôle de la technologie, la firme ne peut envisager faire des bénéfices conséquents sur la technologie elle-même. Elle doit donc, pour tirer parti de cette stratégie, posséder les compétences et l’avance nécessaires pour proposer des produits complémentaires ou des services payants et se rémunérer ainsi.

Une fois le choix stratégique effectué, entre contrôle et ouverture, l’entreprise va disposer d’un grand nombre d’outils pour mener à bien sa stratégie d’imposition de standard. Dans la suite de cet article, nous allons plus particulièrement étudier l’un d’entre eux, la licence informatique, en essayant de montrer que loin d’être anodines, elle peut s’avérer être un puissant outil stratégique au service de l’entreprise.

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