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Le cas de la librairie Qt de Troll Tech

8.3 Vers une méthodologie d’analyse des licences

8.3.1 Le cas de la librairie Qt de Troll Tech

Qt est une bibliothèque mise au point par la société Troll Tech. Elle est utilisée par KDE pour son «desktop environment5». Le projet KDE a pour vocation de produire un desktop environment libre, placé sous GPL, de façon à offrir aux logiciels libres un environnement libre et aussi convivial que celui des environnements propriétaires. Cependant, Qt, la bibliothèque utilisée par KDE n’avait pas été placée par Troll Tech sous licence libre, ce qui constituait une entorse à «l’esprit» de la communauté du libre et provoqua de virulentes critiques de la part de celle-ci. Depuis, la licence de Qt a évolué : nous diviserons donc l’histoire de Qt en trois phases, et nous appliquerons notre méthodologie à chacune de ces trois phases.

Phase n 1.

Il convient tout d’abord de rappeler que Troll Tech applique, pour Qt, une politique de licences multiples.

Elle justifie celle-ci par le fait de désirer avoir d’une part une politique libre pour son produit, mais d’autre part une politique commerciale afin de bénéficier des retombées économiques qui seraient réalisées par d’autres entreprises à partir de produits propriétaires dérivés de Qt. Ainsi, elle a créé, à cette occasion, une licence pour l’utilisation non commerciale, la «Troll Tech Free Software License» et une licence propriétaire pour toutes les entreprises qui créeraient des produits dérivés de Qt propriétaires (au code source non disponible).

La version Troll Tech FSL de Qt est donc directement destinée à être «mixée» à des produits libres, alors que la version propriétaire sera «mixée», elle, à des logiciels non libres.

Si le nom même de la Troll Tech FSL pouvait indiquer qu’elle conférait un caractère libre à Qt, en réalité, sans être une licence propriétaire, elle n’était pas non plus une licence libre : si la libre utilisation était respec-tée, en revanche, la modification était interdite et la libre diffusion limitée aux produits dérivés dont le code source était disponible. Si l’on reprend les clauses caractéristiques de cette combinaison de licences et qu’on les associe aux composantes stratégiques qu’elles servent, on obtient le résultat suivant :

➢ Libre utilisation ➜ S4

➢ Modification interdite ➜ S2 (va à l’encontre de S3)

➢ Disponibilité du code source ➜ S4

➢ Distribution autorisée ➜ S4 +

➢ Licence propriétaire ➜ S1 + S4

Il apparaît clairement que l’établissement de Qt en tant que standard reste l’objectif principal de Troll Tech, vu la forte présence de clauses favorisant la composante stratégique S4 : la libre utilisation dans la mesure où elle incite à l’adoption, la disponibilité du code source, qui va également dans ce sens, puisqu’elle

5<FONT SIZE=3><FONT FACE="Times, serif">Un «desktop environment» sert à configurer l’aspect graphique d’un écran et est composé d’un gestionnaire de fenêtre (permettant de configurer l’encadré et la gestion des fenêtres) ainsi que d’outils comme des barres ou des menus déroulants améliorant la convivialité de l’environnement.</FONT></FONT>

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garantit à l’utilisateur une certaine transparence du produit, et enfin la distribution autorisée qui encourage la diffusion. Le couplage avec une licence propriétaire va également dans le sens d’une diffusion à un maximum d’utilisateurs, puisqu’elle permet à Troll Tech de ne pas se réserver uniquement la communauté libre et de ne pas exclure de ses utilisateurs les entreprises désirant produire du non libre à partir de Qt. à l’époque, Qt et Troll Tech étant peu connus, on comprend aisément les objectifs prioritaires de diffusion et de démocratisation pour faire de cette librairie un standard. D’autre part, le contrôle des firmes concurrentes semble avoir été, lors de cette phase n 1, une autre des préoccupations principales de Troll Tech. En effet, la clause d’interdiction de modification renvoie directement à S2, étant donné qu’elle supprime toute possibilité pour quelque autre individu ou entreprise que ce soit de cloner la librairie. Si on se replace dans la situation de Troll Tech cette décision est compréhensible : étant une petite entreprise proposant un produit peu connu, elle ne pouvait courir le risque de voir une entreprise plus puissante cloner son produit et l’imposer comme standard grâce à des moyens financiers et une notoriété plus importants. Enfin, la dernière composante favorisée par Troll Tech est S1, la valorisation patrimoniale des droits de propriété intellectuelle sur Qt. La présence de la licence propriétaire destinée aux utilisateurs désirant produire des logiciels non libres dérivés de Qt lui permet en effet de bénéficier de retombées financières à travers les redevances versées. Il est important de noter l’absence de la composante stratégique S3, c’est-à-dire la création de coopérations, qui n’est représentée par aucune des clauses de la Troll Tech FSL. On peut l’expliquer par la priorité accordée notamment aux stratégies d’établissement de standard (S4) et de contrôle des concurrents (S2), nécessaires dans une phase de démarrage, parfois au détriment de la composante «coopération» (S3). La clause relative à l’interdiction de modification en est d’ailleurs la preuve, puisqu’elle permet de contrôler les concurrents, mais au prix de la privation des enrichissements susceptibles d’être effectués par les utilisateurs (S3).

Phase n 2.

KDE censé promouvoir le libre, la communauté du libre s’insurgea rapidement contre le fait que la librairie Qt soit un produit non libre. Très rapidement, cette communauté exerça des pressions sur Troll Tech pour que celle-ci remplace sa licence Troll Tech FSL par la GPL, en mettant en avant l’argument que l’interdiction de modification de la bibliothèque était un handicap sérieux pour le développement de logiciels performants. L’une de ces pressions fut notamment le lancement du projet GNOME, destiné à mettre au point un desktop environment totalement libre basé sur une librairie nommée GTK, équivalente à Qt, mais sous licence GPL. Troll Tech ne céda pas et modifia la licence protégeant Qt non pas en GPL, mais en QPL (Qt Public License), une licence toujours non libre, mais autorisant les modifications sous forme de «patches».

D’autre part, elle rajouta une clause stipulant que ces modifications pouvaient être réutilisées par Troll Tech dans ce même produit ou d’autres produits, sous des licences différentes.

Voici, pour la nouvelle combinaison de licences, la représentation de chaque clause spécifique associée à la (aux) composante(s) stratégiques(s) servie(s) :

➢ Libre utilisation ➜ S4

➢ Modifications autorisées si «patches» ➜ S2 + S3 + S4

➢ Disponibilité du code source ➜ S4

➢ Distribution autorisée ➜ S4

➢ Modifications utilisables par Troll Tech ➜ S3 +

➢ Licence propriétaire ➜ S1 + S4

Avec cette nouvelle combinaison de licences, la composante S4 reste privilégiée grâce à la conservation des clauses de libre utilisation, de disponibilité du code source, de distribution autorisée et la licence proprié-taire. Elle est encore renforcée par l’autorisation de modifications sous forme de «patches», dans la mesure où cette clause constitue une incitation à l’adoption de Qt par des utilisateurs qui auraient, dans la phase

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précédente, été rebutés par l’impossibilité totale de modifier la librairie. La composante S2 reste également présente à travers cette clause, puisque cette solution apportée à la volonté des utilisateurs de pouvoir modifier la librairie n’entame pour autant pas le contrôle que peut exercer Troll Tech sur ses concurrents : le clonage reste toujours impossible. La composante S1 est conservée grâce à la licence propriétaire. Enfin, l’autorisation de modification est aussi l’apparition, dans la licence, de composantes S3 : la coopération d’utilisateurs enri-chissant Qt ainsi que d’autres produits éventuels de Troll Tech est un aspect stratégique cette fois non négligé par la firme.

Phase n 3.

En 2001, Troll Tech décide finalement de placer Qt sous GPL, tout en gardant le principe de couplage avec une licence propriétaire. Voici les conséquences de ce changement de licence en termes stratégiques :

➢ Libre utilisation ➜ S4

➢ Libre modification ➜ S4 + S3

➢ Disponibilité du code source ➜ S4

➢ Distribution autorisée ➜ S4 +

➢ Licence propriétaire ➜ S1

La composante S4 continue à être largement représentée par la libre utilisation, la disponibilité du code source ainsi que la distribution autorisée. De plus, elle prend encore de l’importance de par la liberté de modification conférée par la licence GPL, au contraire de la licence précédente.

S1 reste également présente à travers les redevances versées dans le cadre de la licence propriétaire.

Mais Troll Tech renforce la composante S3 de sa stratégie, car si elle a supprimé la clause l’autorisant à disposer librement des modifications apportées à Qt, elle profite toutefois, à travers la clause de libre modification, des enrichissements effectués par les utilisateurs de Qt. On peut voir dans cette évolution stratégique la volonté de Troll Tech de voir sa bibliothèque enrichie par une communauté de programmeurs devant une concurrence potentielle de GTK de GNOME : Troll Tech peut avoir été effrayée par le desktop environment concurrent de KDE et décidé d’accéder à la demande de la communauté libre pour éviter de subir une perte de parts de marché au profit de GNOME, le desktop, même si, KDE avait conquis un grand nombre d’utilisateurs, qui ne se seraient pas tournés vers GNOME aussi facilement, que Qt ait été licencié sous GPL ou non. En effet, Troll Tech pouvait craindre que sa bibliothèque ne devienne inférieure à celle de son concurrent, constamment améliorée, elle, par une communauté de programmeurs. Inciter la communauté à améliorer Qt en la plaçant sous GPL pouvait être un bon moyen de n’être pas dépassée techniquement.

Enfin, on note la disparition de la composante S2 dans la stratégie de licence de Troll Tech qui, en adoptant la GPL, renonce au contrôle de ses concurrents en abandonnant l’interdiction de modification. En effet, autrefois une petite firme, peu connue et peu solide financièrement, Qt est aujourd’hui un quasi-standard et Troll Tech a acquis une notoriété et une maturité suffisantes pour céder à la communauté du libre et pouvoir faire passer Qt en GPL, sans craindre le risque d’une version concurrente de la part d’une grosse entreprise.

En résumé, dorénavant, pour Troll Tech, la GPL représente plus un avantage qu’un inconvénient, dans la mesure où elle incite à l’utilisation de Qt (notamment auprès d’étudiants réalisant des projets sous Qt et imposant ensuite sa version propriétaire à leurs employeurs) et dynamise par-là même les ventes de la licence commerciale, en asseyant un peu plus le standard et en enrichissant le produit du travail des programmeurs.

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8. LA LICENCE : UN OUTIL STRATÉGIQUE POUR LES ÉDITEURS DE LOGICIELS.