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Évaluer la durabilité de l'aménagement

2.1 L'évaluation : un principe essentiel

2.1.1 Concept et historique

Arrêtons nous d'abord sur l'origine de ce concept et sur la place qu'il a peu à peu occupée auprès des décideurs de l'action publique.

2.1.1.1 Evaluer pour décider

La dénition la plus basique de l'évaluation, que l'on peut trouver dans les dic- tionnaires, stipule généralement qu'évaluer consiste en l'appréciation de la valeur de quelque chose. Il s'agit donc de porter un jugement de valeur, en fonction d'objectifs et de critères xés, à l'aide le plus souvent d'outils de mesure. Souvent associé au monde de l'enseignement, par le recours à l'évaluation des connaissances et des com- pétences des élèves, ce concept s'envisage dans une acception plus générale comme un outil permettant d'aider à prendre des décisions (Stuebeam et al., 1980). Cela nous amène directement à l'un des enjeux centraux de ce travail : sur quelles bases prendre la meilleure décision possible ? Pour répondre à cette question, le recours au concept d'évaluation est en réalité fort récent dans l'histoire de l'humanité. Les so- ciétés antiques s'en remettaient à la méthodologie de la  boule de cristal  (Antoni, 2016), en interprétant des présages par le biais de la divination. La légende raconte que le choix de localisation pour la construction de la ville de Rome par Romulus et Remus fut décidée par consultation d'un augure et que le choix du roi (lequel des deux jumeaux ?) fut décidé suite au présage analysé dans un vol de vautours... A notre époque, les progrès de la connaissance et de la rationalité conduisent les décideurs à s'en remettre à des conceptions plus scientiques et plus cartésiennes pour décider de l'avenir. Toujours est-il que le décideur a besoin de disposer d'outils permettant l'interprétation de données et d'éléments pour en déduire quelle est la meilleure décision à prendre au regard des enjeux et des objectifs qu'il a pu dénir. Il faut ainsi être capable d'évaluer pour interpréter et décider. Pour cela, on suppose

souvent qu'il existe un critère objectif d'optimalité (Henriet, 2000), c'est à dire qu'il est possible d'aboutir à la meilleure décision possible en optimisant un critère par quelque méthode ou procédure que ce soit. En réalité, il est dicile d'aboutir à une vérité absolue, et les travaux relatifs à la notion d'aide à la décision (Roy, 1985) (sur lesquels nous reviendrons plus en détails à la n de ce chapitre) montrent que l'ob- jectif est plutôt d'accompagner le preneur de décision en lui apportant un éclairage sur des données objectives et en mettant en évidence les conclusions que l'on peut en tirer. Le décideur va pour cela s'appuyer sur ce que Roy appelle l' homme d'étude  . Décider suppose donc une collaboration entre les preneurs de décisions et des ac- teurs de terrain, des scientiques, en vue d'une expertise objective et pertinente du domaine concerné (ici, un territoire). L'évaluation, au regard du contexte, des besoins et des opportunités doit donc permettre d'identier les solutions adéquates à mettre en oeuvre pour améliorer autant qu'il est possible l'espace aménagé. Elle est un outil qui s'appuie tant sur des éléments objectifs (données, études d'impact, modèles, etc.) que subjectifs (exigences du contexte, choix politiques, personnalités (etc.).

Le recours à l'évaluation apparaît ainsi comme fondamental dans un processus de décision. La nécessité d'analyser le contexte et d'en déduire les options à prendre pour tendre vers l'amélioration ou la correction d'une tendance observée requiert des outils aptes à éclairer et orienter la prise de décision. Il faut d'ailleurs souligner que dans ce domaine, les enjeux relatifs à l'évaluation sont d'autant plus importants que les conséquences d'un choix d'aménagement s'inscrivent sur une longue durée et ont souvent un caractère irréversible, contrairement à d'autres domaines de l'action publique. La construction d'une autoroute, d'une ligne TGV ou d'un lotissement, une fois réalisée, ne peut disparaître suite à un changement d'orientation politique comme peuvent l'être des programmes sociaux, économiques ou scaux... Ainsi, en aménagement, le rôle de l'évaluation ne se limite pas à la production d'information et de connaissances objectives. Elle peut également être un outil de communication, d'implication des acteurs, des parties prenantes d'un projet d'aménagement sur le terrain. Cela peut d'ailleurs conduire à une méance à son endroit. De fait, l'éva- luation est à double tranchant, pouvant servir la démocratie comme la technocratie, devenant un fort enjeu d'inuence et de lutte de pouvoirs entre diérents acteurs (Vivien et al, 2013). Son utilisation dans le cadre de l'action publique n'est ainsi pas toujours évidente, selon les lieux et selon les époques.

2.1.1.2 La lente intégration de l'évaluation dans les politiques publiques Nous pouvons ainsi nous arrêter sur l'appropriation de ce concept d'évaluation dans le domaine de la prise de décision, c'est à dire au niveau de politiques publiques. Nous noterons toutefois que la notion même de  politique publique  est assez oue, désignant généralement une politique menée par les pouvoirs publics en faveur de la collectivité. Nous envisagerons ici la notion de politique publique comme un terme générique pour l'ensemble des décisions et des programmes émanant d'une instance publique (Sauter, 2011), tout en gardant à l'esprit les particularités relatives au do- maine de l'aménagement du territoire mises en évidence plus haut.

Ce principe d'évaluation des politiques publiques est essentiellement issu des pays anglo-saxons, et notamment des Etats-Unis où, dès la n du XIXème siècle, de nom-

breux rapports sont commandés et eectués dans le but de contrôler les activités administratives et en particulier la gestion du budget. Sur fond d'arontements et de blocages institutionnels entre Présidence et Congrès américains, la création d'or- ganismes indépendants contrôlant l'ecacité des politiques menées apparaît comme un compromis et débouche en 1921 sur la création du General Accounting Oce chargé d'évaluer et d'expertiser les politiques publiques, institutionnalisant ainsi peu à peu l'évaluation dans la pratique américaine (Sauter, 2011). En France, cette implémentation de l'évaluation des politiques menées a été nettement moins évi- dente, pour diverses raisons. Le rapport au rôle et à l'action de l'Etat, beaucoup mieux perçu et valorisé en France que dans les pays anglo-saxons, la centralisation à la française ont contribué à éloigner l'idée d'évaluation, perçue comme un jugement de l'action à la fois des élus et de l'administration, provoquant ainsi de nombreuses craintes et résistances de la part de ceux-ci (Boutaud, 2005). C'est à partir des an- nées 1970 que l'évaluation des politiques publiques apparaît dans les préoccupations des décideurs français. Divers facteurs vont conduire à faire émerger cet impératif, tels que le besoin d'une meilleure gestion des deniers publics (Rationalité des Choix budgétaires), la remise en cause de la centralisation et la pression des politiques communautaires européennes promouvant cette évaluation dans le cadre de la mise en place de programmes pluri-annuels et de fonds structurels visant à harmoniser et optimiser les politiques de la CEE1 et nécessitant de fait l'évaluation systématique

des actions mises en oeuvre. Ce principe d'évaluation va donc s'imposer peu à peu en France, non sans susciter méance et résistance comme nous l'avons souligné plus

haut, beaucoup de fonctionnaires craignant  d'être désignés comme responsables des mauvais résultats et de voir stigmatiser leur trop lente adaptation aux nouvelles contraintes  (Ruprich-Robert et Bencivenga, 2002).

Face à ces dicultés, les années 1980 et 1990 verront la réalisation de plusieurs tra- vaux visant à rassurer, expliquer et promouvoir l'évaluation en France. Vue comme un outil prometteur de modernisation de l'action publique face aux dés de la crise et de la mondialisation, l'évaluation sera dénie en 1986 comme le fait de  recon- naître et mesurer les eets propres d'une politique (Rapport Deleau, 1986). Surtout, quelques années plus tard, sera publié le rapport Viveret, en 1989, à la demande du gouvernement Rocard (dans le cadre des réexions autour de la mise en place du RMI, il est demandé à Patrick Viveret de conduire une réexion plus large sur l'éva- luation de l'ensemble des politiques publiques). Il en donnera la dénition suivante :  évaluer une politique, c'est former un jugement sur sa valeur , accompagnée de quatre exigences : indépendance, rigueur, transparence et pluralisme. Ce rapport apparaît ainsi comme fondateur pour l'insertion de l'évaluation des politiques pu- bliques, en développant une analyse et des recommandations pour une ambitieuse po- litique de rénovation du système français basée sur une évaluation visant à améliorer la qualité du fonctionnement du modèle français de politiques publiques (Boutaud, 2005). Il va en découler la création en 1990, du CSE (Conseil Scientique de l'Eva- luation) dénissant ociellement que l'évaluation des politiques publiques  consiste à mesurer les eets qu'elles engendrent et à chercher si les moyens juridiques, ad- ministratifs et nanciers mis en oeuvre produisent les eets qu'on en attend . Huit ans plus tard, face aux limites administratives, méthodologiques et politiques ayant essoué la dynamique lancée par le rapport Viveret, le CSE est remplacé par le CNE (Conseil National de l'Evaluation, 1998), destiné à rendre plus contraignant et systématique les processus d'évaluation des politiques publiques, estimant cette fois que l'évaluation  a pour objet d'apprécier l'ecacité de cette politique en com- parant ses résultats aux objectifs assignés et aux moyens mis en oeuvre . Ouvert aux représentants des principales associations d'élus locaux, il prend en compte la territorialisation de plus en plus armée des politiques publiques, comme l'arme le Commissariat Général du Plan. Ainsi, l'évaluation est censée être mieux intégrée dans les réexes des décideurs. Elle revêt une triple dimension (Boutaud, 2005) :

 Cognitive, en ce sens qu'elle requiert de mesurer les eets propres d'une poli- tique, à analyser quelle part des résultats obtenus lui est imputable (Rapport

Deleau).Quelles sont les conséquences de mes choix ?

 Normative, où il est davantage question de porter un jugement, qualitatif, sur la valeur d'une politique (rapport Viveret). Ais-je fais le bon choix ?

 Instrumentale, l'évaluation devant se préoccuper de l'utilité, de la mise en oeuvre, de l'ecacité et de l'ecience des mesures prises (Rossi et Freeman, 1982), comme le souligne le CSE. Mes choix sont-ils utiles et ecaces ? Il apparaît de plus en plus évident que l'évaluation se doit, pour être pertinente, de regrouper à la fois ces trois aspects. Le CSE met également en évidence six cri- tères à partir desquels évaluer la qualité d'une politique publique : la pertinence, la cohérence, l'ecience, l'impact, l'ecacité et l'eectivité. Dans ce contexte, va se dé- velopper un processus de contractualisation des politiques publiques où l'évaluation va jouer un rôle majeur. En particulier, dans les Contrats de Plans Etat-Région, de- venus Contrats de Programme Etat-Région (CPER) ou les contrats entre régions et Union Européenne, qui instaurent l'évaluation des programmes et des politiques me- nés (en particulier les contrats pilotés par l'UE). Ainsi, dans ce contexte, le principe d'évaluation des politiques publiques s'est-il peu à peu imposé, particulièrement aux échelons locaux et européens, malgré des réserves persistantes des administrations et des élus, craignant toujours un jugement sévère et une remise en cause de leur action. Nous avons pu ainsi rapidement mettre en évidence l'importance qu'a pris le concept d'évaluation dans les processus de décision. Ancré depuis longtemps dans les moeurs politiques anglo-saxonnes, il aura nettement plus de mal à percer en France mais s'imposera peu à peu devant l'exigence de  modernisation  et d' amélioration  des politiques publiques, sous l'impulsion à la fois du processus de décentralisation et d'harmonisation des politiques communautaires européennes. Nous pourrions ré- sumer les caractéristiques de ce principe d'évaluation comme, d'une part, l'ambition de mesurer ou d'apprécier le plus objectivement possible les eets de la politique évaluée sur une société en comprenant les logiques de son fonctionnement et, d'autre part, comme le souci d'aider le commanditaire politique à porter un jugement sur la valeur de la politique évaluée (Sautter, 2011). En outre, nous avons mis en évidence que l'aménagement du territoire, par l'importance des enjeux à long terme et sa di- mension potentiellement irréversible, est un des domaines ayant permis d'identier la nécessité d'un recours rigoureux et systématique à l'évaluation, et qu'il a ainsi été

le cadre de vastes expérimentations en matière d'évaluation des politiques publiques. Les politiques d'aménagement étant de plus en plus corrélées aux impératifs liés au développement durable, celui-ci occupe évidemment une place de plus en plus importante dans les processus d'évaluation.