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Entre les comtes et les archevêques 1 Un double patronage : la papauté et la royauté

Le monastère de Montmajour est en Provence le premier représentant du monachisme réformé du Xe siècle, dont l'exemple le plus marquant est sans doute celui de l'abbaye de Cluny. La fondation de l'abbaye arlésienne est contemporaine de l'implantation clunisienne en Provence, ce qui n'est peut- être pas sans conséquence sur les aspirations des premiers moines de Montmajour. La dédicace de Montmajour à saint Pierre est éloquente. Elle trahit l'intention des fondateurs de soustraire la nouvelle communauté à toute puissance ecclésiastique ou séculière, la soumettant aux seuls successeurs de Pierre.

La première étape de cette démarche fut l'échange effectué entre Teucinde et l'archevêque d'Arles, Manassès, en 954. Cet acte garantissait l'indépendance matérielle de la nouvelle fondation vis-à-vis de l'Eglise d'Arles et de son archevêque. Par cet échange celui-ci donnait son accord à la création d'un nouveau type de monastère sur son diocèse. Jusqu'alors les anciennes abbayes de l'évêché, comme Saint-Geniès des Alyscamps, Saint- Césaire d'Arles, Saint-André de la Cappe et Saint-Romain d'Aiguille, faisaient partie de la mense archiépiscopale ou étaient rattachées à certaines dignités47, situation qui résultait de la tradition de responsabilité épiscopale sur les monastères du diocèse.

Moins de dix ans plus tard, en 963, l'abbé Moring obtient du pape Léon VIII un diplôme qui confirme les biens du monastère et le lie au Saint-Siège, lui accordant l'exemption et la libre élection de l'abbé48. Bien que

l'authenticité de cette bulle ne soit pas complètement établie, il est certain que Montmajour s'était très tôt rattaché directement à Rome. Dans la lettre envoyée en 998 au pape Grégoire V les moines rappellent que l'abbé Moring et Teucinde avaient confié leur monastère au Saint-Siège et que le pape Léon (VIII) leur avait accordé un privilège49.

47 J.-P.P

OLY, La Provence, p. 67-68.

48 ABDR 2H1 (trois copies Xe, XIe et XIIIe siècles). Voir l'édition de H.Z

IMMERMANN,

Papsturkunden, t. I, n° 159, p. 294-296, qui considère cette bulle suspecte.

49 … a quibus sub apostolice secis defensione commendatum, a domno Leone memoriae

venerabilis privilegium accepimus… (B. Méj. ms. 329 (554-R125) p. 33 (996/997).

Montmajour est aperçu très vite comme un représentant privilégié de la papauté et cela dans son expression la plus concrète, celle de dépositaire des dons destinés à Saint-Pierre de Rome. C'est ainsi qu'Ismion, dans la deuxième moitié du Xe siècle, offre à Rome le castrum de Bédoin, avec les églises, les dîmes, les prémices et les oblations, de même que l'église Saint- Pierre de Monastrol. Ces biens sont confiés aux moines de Montmajour contre le versement d'un cens quinquennal au Saint-Siège50. A ce titre, plutôt qu'une interpolation, la mention de Bédoin dans la confirmation de Grégoire V en 998 —seul bien énuméré dans cette bulle— est un rappel significatif des droits romains sur la possession et, par là, de l'importance des liens unissant le monastère à Rome51.

Dans son privilège à Montmajour, le pape Léon VIII agi à la demande de l'empereur Otton et de l'impératrice Adélaïde. En effet, selon J.-F. Lemarignier, à cette époque, les ottoniens, protecteurs d'une papauté très affaiblie, favorisent l'expansion de l'exemption monastique en Germanie, afin de contrecarrer l'épiscopat opposé à la nouvelle organisation ecclésiastique qui portait atteinte aux anciens diocèses52. Otton cherche à gagner l'appui des moines. Ainsi est confirmé en 943 par le pape Marinus II et par Otton lui-même, le privilège du pape Zacharie à l'abbaye de Fulda, qui avait été rattachée à Rome en 751. En 968 l'empereur demande à Jean XIII

50 ABDR 2H9 n° 5 (Copie XIe s.) édité dans DU ROURE p. 64 : …ego Exmido dono de res

mea proprias ad ecclesiam beati Petri apostoli ad Romam, donoque ibi castrum que nuncupant Biduino, cum territorio ibidem pertinente, cum ecclesiis, cum decimis et primiciis et cum omni oblatione vivorum et mortuorum et ecclesia sancti Petri que nominant Monastrol et cum omnibus agecenciis vel pertinenciis suis et ipsum castrum et ipsa terra teneant ipsi monachi de monasterio qui nuncupant Monte majore cum sint ali censura ut a quinque annos ad altare beati Petri in Romam tres libras incensi persolvant… Ismion réserve cependant

l'usufruit de la moitié de Bédoin à ses trois fils, Bermond, Feraud et Laugier, leur vie durant. Laugier est probablement le défunt mari d'Ermengarde qui à la fin du siècle, avec ses quatre fils, restitue le sixième de la paroisse de la villa de Monteux, qu'ils possédaient indûment [ABDR 2H12 n°10 édité dans DU ROURE p. 224]. Ils seraient apparentés à Richaud, fondateur, en 988, du prieuré clunisien de Saint-André de Rosans. Sur la famille d'Ismion, voir Chapitre I, 1. 2. 3. Selon J.-P.POLY (La Provence, p. 116 n. 251), Bédoin est un domaine voisin et complémentaire de la villa Tunneto («Tumnetum, peut-être Dimone (Dominetum?) auj. Domian et Notre-Dame du Moustiers au territoire de Bédoin (Vaucl.), arr. Carpentras, ca. Mormoiron») mentionnée dans la bulle du pape Léon VIII en 963 ainsi que dans la confirmation d'Urbain II, en 1096. Dans ce dernier document, cependant, le castrum de Bédoin et la villa Tunneto ne sont pas liés.

51 ABDR 2H1 n° 3 (copie Xe ou XIe siècle). H.Z

IMMERMANN, Papsturkunden, t. II, n° 356, p. 695-696, considère cette bulle fausse.

52 J.-F.L

EMARIGNIER, «L'exemption monastique», p. 299-301 ; G.SCHREIBER, Kurie und

d'exempter le monastère épiscopal de Hersfeld53. La papauté, qui avait «développé l'exemption en Germanie et aussi en Italie à l'instigation du souverain, s'est comme prise à son propre jeu et l'a accordée à des monastères situés hors des pays soumis à la domination des Ottons»54. En

effet, Montmajour se trouvait à cette époque, hors de l'empire, dans le royaume de Bourgogne mais Otton I y exerçait une grande influence55. Peu

de temps après, Conrad I confirme aux moines le privilège accordé par

domnus Leo apostolicus atque Otto imperator augustus ac soror nostra Adelheas imperatrix.

L'exemption à cette époque56, grâce à la soumission directe au pape,

affranchissait les monastères du pouvoir coercitif de l'évêque diocésain. Ce dernier conservait cependant le pouvoir d'ordre. Cluny a été le premier monastère à obtenir, le 22 avril 998, un privilège pontifical autorisant le choix de n'importe quel prélat pour les ordinations et consécrations57.

Quelques jours plus tard, à la fin du mois, Grégoire V insère, dans un diplôme confirmant les privilèges et les biens de Montmajour, les mêmes dispositions de liberté dans le choix de l'évêque, que celles qu'il avait octroyées à Cluny58. Les deux monastères jouissent alors d'une exemption

élargie59.

53 J.-F.L

EMARIGNIER,«L'exemption monastique», p. 294.

54 J.-F.L

EMARIGNIER,«L'exemption monastique», p. 301. D'autres monastères comme Gerri (diocèse d'Urgell) en 966, et Saint-Valéry-sur-Somme en 981, reçoivent la protection apostolique.

55 En 937, après la mort du roi Rodolphe II, face aux prétentions de Hugues d'Arles, Otton avait pris l'héritier encore enfant, Conrad I, sous sa tutelle en lui assurant le trône. Puis, en 951, il épouse la soeur de Conrad, Adélaïde. Le Royaume de Bourgogne est incorporé à l'empire germanique en 1032, après la mort du roi Rodolphe III. Voir Chapitre VI, 1. 1. 56 Le premier véritable privilège d'exemption a été accordé au monastère de Bobbio, par Honorius I, en 628. Le texte de cette bulle devient, à la fin du VIIe siècle, la formule 77 du

Liber diurnus, qui est reproduite dans le privilège accordé à Montmajour en 963. J.-F.

LEMARIGNIER,«L'exemption monastique», p. 293 et 301 n. 3. 57 H. Z

IMMERMANN, Papsturkunden, t. II, n° 351, p. 682-686. Voir J.-F.LEMARIGNIER, «L'exemption monastique», p. 315.

58 H. Z

IMMERMANN, Papsturkunden, t. II, n° 356, p. 695-696 : …decernimus ut nullus

episcopus seu quilibet sacerdotum in eodem venerabili coenobio pro aliqua ordinatione sive consecratione ecclesie, presbiterorum vel diaconorum missarumque celebratione, nisi ab abbate eiusdem loci invitatus fuerit, venire ad agendum presumat. Set liceat monachis ipsius loci cuiuscumque voluerint ordinationis gradum suscipere ubicumque voluerint. Abbates namque, qui consecrandi erunt, de ipsa congregatione cum consilio fratrum comuniter eligantur et ad eum consecrandum quemcumquem voluerint episcopum advocent…

59 L'exemption ne fait pas partie des privilèges accordés au monastère de Saint-André de Villeneuve par Grégoire V, en janvier 999 (H.ZIMMERMANN, Papsturkunden, t. II, n° 363, p.

Les biens attribués à Montmajour par le diplôme de Léon VIII, sont ensuite confirmés par le roi Conrad, qui confère également le droit de libre élection de l'abbé par les moines secundum regulam a sancto Benedicto. Cependant, ce document n'éclaire pas la situation de Montmajour par rapport à l'exercice des droits publics. Le diplôme du roi Conrad n'est pas un privilège d'immunité comme celui que l'abbaye de Cluny avait reçu des rois de France au Xe siècle60. Conrad se limite à interdire à une puissance autre

que la sienne d'imposer quelque sujétion que ce soit aux moines, mais n'indique pas qui exerce les droits régaliens. Par ailleurs, en Provence, les diplômes d'immunité sont presque inexistants : le seul connu a été délivré par Charlemagne en faveur de Saint-Victor en 79061. Jean-Pierre Poly

interprète cette absence comme étant le résultat de la permanence de la loi romaine dans le Midi et «d'une forte tradition d'immunité des domaines de l'Eglise, appuyée sur la conservation des constitutions impériales du Ve siècle, rendant inutile la délivrance d'un diplôme»62. Cette immunité, par

rapport à celle pratiquée dans les provinces du Nord, a un caractère assez limité, car elle libère l'abbaye d'un certain nombre de prestations, mais ne lui octroie pas l'exercice des droits publics. C'est au comte qu'incombe la pratique de ces droits. Cela explique en outre l'absence de l'avouerie dans le Midi : les advocati de nos textes sont de simples représentants en justice des monastères63. Montmajour a certainement joui de ce type d'immunité

restreinte, ce qui a sans doute contribué à l'ingérence des comtes dans les affaires de l'abbaye.

708-710). Le pape confirme les biens du monastère, confère sa protection et les droits de libre élection de l'abbé et de sépulture. La papauté s'était engagée davantage pour Cluny et Montmajour, qui lui appartenaient directement.

60 D.I

OGNA-PRAT, «Cluny à la mort de Maïeul», p. 17. L'immunité est concédée à Cluny en 927 par le roi Raoul (Recueil des actes de Robert Ier et de Raoul, rois de France, éd. J. DUFOUR, Paris, 1978, n° 12) et confirmée par Lothaire III en 955 (Recueil des actes de

Lothaire et Louis V, rois de France, éd. L.HALPHEN,F.LOT, Paris, 1908, n° 7).

61 CSV 8 (édité également dans MGH, DK, éd. M

UHLBACHER, Hanover, 1906, I, n° 163). 62 J.-P.P

OLY, La Provence, p. 114-115.

63 E.MAGNOU-NORTIER, La société, p. 622-26. En région mâconnaise, le comte exerçait les fonctions de l'avoué du Nord (G.DUBY, La société aux XIe et XIIe siècles, p. 104). Voir aussi pour l'Auvergne, C.LAURANSON-ROZAS, L'Auvergne et ses Marges, p. 248-252. L'avouerie était inconnue en Catalogne, où les comtes exerçaient la totalité des droits régaliens. Les évêques, abbés et abbesses avaient cependant leurs juridictions particulières, en vertu de leurs privilèges d'immunité (P.BONNASSIE, La Catalogne, p. 165, 181 et 185).

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