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3 1 1 Carluc, Estoublon et Varages : à la recherche de la protection romaine

Les origines de Carluc et ses liens avec Montmajour sont difficiles à préciser. Selon Gui Barruol, Carluc aurait été un monastère indépendant jusqu'au début du XIIe siècle, époque où il aurait été rattaché à Montmajour par Gélase II (entre 1114 et 1118)162. L'auteur fait sans doute référence à une confirmation des biens de Montmajour octroyée par ce pape163. Il est vrai

que cette bulle est le premier document à mentionner explicitement le lien entre Montmajour et Carluc, mais elle est aussi la première à énumérer beaucoup d'autres dépendances qui n'étaient jamais apparues dans les listes de biens de Montmajour fournies par les confirmations pontificales, très incomplètes, du XIe siècle. Il n'en reste pas moins que la liste établie dans la bulle de Gélase II reflétait l'effort de l'abbaye pour ordonner son temporel, pendant une phase d'expansion. Il était question aussi d'institutionnaliser les rapports avec ses dépendances jusqu'alors restés assez vagues.

En effet, les liens assez flous qui existaient entre Carluc et Montmajour au début du XIe siècle peuvent laisser à penser que le petit monastère était, à sa manière, indépendant. Dans les donations faites à Carluc au XIe siècle, nous ne trouvons aucune mention de l'abbaye de Montmajour, mais le nombre très réduit de ces actes, quatre, ne permet pas de tirer des conclusions définitives164. L'omission de Montmajour dans ces documents

indique cependant que la communauté monastique de Carluc avait sa propre identité et la revendiquait en entier. Cela n'était pas seulement le cas à Carluc. A la même époque, dans plusieurs donations faites au prieuré de

161 ABDR 2H319 (copie remaniée au XIIIe s., connue par un vidimus de 1489) édité dans DU ROURE p. 106. Pour le nécrologe voir BN, lat. 12762 p. 297-299 (éd. J.M. BESSE, «Quelques antiquités bénédictines», (1914), p. 61-63), lat. 12686 f° 254-255, lat. 13915 f° 327-329.

162 G.BARRUOL,J.-P.PEYRON,«Carluc. Un prieuré roman». Sur les aspects archéologiques de Carluc voir G.BARRUOL, «Le prieuré et la nécropole rupestre» et Provence Romane 2, p. 187-195 et 231-232.

163 B. Méj. ms. 329 (554-R125) p. 152 édité dans DU ROURE p. 244.

164 ABDR 2H318, ABDR 2H10, ABDR 2H13 n° 17 édités dans DU ROURE p. 152, 214 et 155.

Correns, l'abbaye de Montmajour n'était pas non plus évoquée165, alors que dès sa fondation, le rattachement de ce prieuré à Montmajour avait été décidé.

La première mention du monastère de Carluc apparaît dans une donation datée d'octobre 1011. Celle-ci concerne le lieu de Saint-Pierre d'Estoublon avec son église, que les frères Gui et Aldebert «de Riez» et leurs épouses respectives Galdrade et Stéphanie, destinent à l'abbé Archinric et à ses successeurs, afin qu'y soit construit un monastère. Les destinataires de la donation étaient l'abbé, ses moines et le lieu de Saint-Pierre de Carluc166. En

réalité, la donation s'adressait avant tout à l'abbé Archinric. Les donateurs s'étaient présentés à lui (venientes in presentiam domini abbatis Archinrici), pour avoir, vivant sur leurs terres, une communauté de moines dont les prières devaient servir à la rémission de leurs pêchés. C'était peut-être avec quelques uns des religieux de Carluc que l'on comptait constituer la communauté d'Estoublon. Dans les années 1020 Estoublon était déjà un monastère à la tête duquel se trouvait l'abbé Josmar167, successeur

d'Archinric à Montmajour. Josmar était également abbé du monastère de Varages, en 1022168. Or, quelques années auparavant, l'église Saint-Pierre et

Saint-Jean Baptiste et l'église Saint-Saturnin toutes deux à Varages, avaient été confiées à l'abbé Archinric par Boniface, membre probable de la famille de Pontevès-Salernes, pour qu'il y construise un monastère169.

165 ABDR 2H347 p. 36, 37, 73, 107, 113, 124, 126, entre autres. 166 L.-H.L

ABANDE, Chartes de Montmajour, p. 169-170, n° 1 : …locum Sancti Petri apostoli

que nominant ad Stoblone, ecclesiam videlicet ipsius loci predicti… et tradimus domno abbati Archinrico et ejus successoribus jure potestati omnia predicta ad construendum videlicet locum monasterii et monachis in eo manentibus… et omnibus superius dictis concedimus abbati predicto vel ejus monachis et loco Sancto Petro apostolo Cariloco qui est consecratus in honore ipsius sancti, videlicet Petri apostoli…

Le chevet de l'église Saint-Pierre d'Estoublon actuelle est une construction du milieu ou de la seconde moitié du XIe siècle (J.THIRION,Alpes Romanes, p. 52-53).

167 L.-H.L

ABANDE, Chartes de Montmajour, p. 170-171, n° II : …donamus Domino Deo et

sancti Petri et monasterii Stoblone situm, et Josmari abbati et monachi ibidem comanantibus… Ita nos…jamdicti donatores donamus Deo et Sancto Petro et abbati Josmaro…

168 ABDR 2H347 p. 79 édité dans DU ROURE p. 129 : …donamos Deo sanctissime genitrici

ejus Marie, sanctoque Petro apostolo Rome, et abbati Josmari vel monachis in monasterio Varaginis ibidem Deo servientibus…

169 ABDR 2H347 p. 69 édité dans DU ROURE p. 100 : Sacro sancte Dei ecclesie que

constructa esse videtur in honore sancti Petri apostoli, et sancti Joannis Baptiste, et ecclesiam sancti Saturnini martyris, in loco vocatur Voraginis in comitatu Aquense (sic)… Ego, in Dei nomine, Bonefatius… dono jam dictum locum ad dompnum abbatem Archinricum

L'action d'Archinric à l'égard de ces fondations était celle d'un de ces abbés réformateurs, si nombreux aux Xe et XIe siècles, qui dirigeaient à la fois plusieurs monastères indépendants. Sans doute avait-il acquis une assez grande réputation au sein du monde monastique provençal pour que certains personnages de l'aristocratie lui confient la tâche de constituer et de diriger des communautés monastiques auprès des sanctuaires situés sur leurs domaines. Archinric fut donc l'abbé des monastères qu'il avait été appelé à fonder. Après sa disparition, son successeur à Montmajour, Josmar, fut aussi l'abbé de ces communautés, ce qui indique que ces monastères étaient restés liés à Montmajour, ou du moins à son abbé. En fait, ils étaient gouvernés par un prévôt (prepositus) ou un prieur (prior)170. A Correns nous connaissons

vel ad monachos ibidem Deo servientibus, ad monasterium construendum, ut nulli alicui loco subjaceat, nisi soli sancti Petri Rome, et successoris tuis in perpetuum, ut teneant et possideant ipse abbas predictus videlicet et monachi ejus his nominibus scripti, Ymbertus, Filibertus, Rodulfus, Petrus, Durannus, Stephanus, Josmarus, Ricolfus sine aliqua contradictione…

D'après une autre donation de Boniface ad monasterium qui est edificatus in honore sancti

Petri apostoli vel sancti Johannis Baptista adque sancti Saturnini martiris, datée de la VIIe

indiction (ABDR 2H347 p. 38 édité dans DU ROURE p. 160), J.-P.POLY (LDP, p. 100) a attribué les deux actes à 1009, c'est-à-dire, l'année de l'abbatiat d'Archinric correspondant à la VIIe indiction. Il faut cependant noter que ce deuxième document ne mentionne pas l'abbé Archinric et qu'il peut donc être postérieur à la disparition de celui-ci († 1021). Sur le Pontevès-Salernes, voir Chapitre III, 2. 2. 1. D'autres documents concernant Varages : ABDR 2H347 p. 79 (1022) édité dans DU ROURE p. 129 (donation à l'abbé Josmar par le frère de Boniface, Pandulf, sa femme et ses fils, des églises de Varages, Sainte-Marie, Saint-Pierre, Saint-Jean, Saint-Saturnin, et Saint-Etienne de Ungula Caballi, avec le quart des dîmes) ; ABDR 2H347 p. 90 (1027-1077) édité dans DU ROURE p. 177 (Geoffroi Blanchère, donne à Correns et à Saint-Saturnin de Varages, un manse) ; ABDR 2H347 p. 82 (1062) édité dans DU ROURE p. 175 (Hugues et Geoffroi Blanchère de Pontevès, dotent et font consacrer l'église Saint-Etienne au lieudit de Ungula Caballi, qui avait été réédifiée par certains fidèles et que l'évêque d'Aix offre à Correns) ; ABDR 2H347 p. 77 (1058-1072) édité dans DU ROURE p. 172 (restitution à Montmajour par les frères Albert Blacaz et Hugues, fils de Geoffroi Blanchère, du quart du castrum de Varages, qui Boniface et ses héritiers avaient donné à Montmajour, ainsi que les églises Sainte-Marie, Saint-Pierre, Saint-Jean, Saint- Saturnin, et Saint-Etienne de Ungula Caballi) ; ABDR 2H347 p. 85 (1077) édité dans DU ROURE p. 216 (Belitrude, fille d'Isnard, donne à Correns la huitième partie du castrum de Varages, qui faisait partie de sa dot. Isnard, père de Belitrude était le frère de Boniface, premier donateur de Varages) ; ABDR 2H347 p. 72 (1085-90) édité dans DU ROURE p. 201 (restitution à Montmajour et à l'abbé Guillaume, du paroir de Varages, par les fils de Sauveur).

170 Il semble que pendant la première moitié du XIe siècle seul le terme praepositus désignait le moine qui dirigeait Correns, mais à partir du milieu du siècle, prior commence à être employé comme un synonyme. En effet, Amalric (1065) est désigné comme praepositus ou comme prior de Correns. Voir A.-M. BAUTIER, «De "prepositus" à "prior"».

un prévôt dès 1008171. A Carluc un prieur, Pierre, est mentionné au milieu du XIe siècle172. Ces communautés avaient cependant gardé leur statut de monasterium, et au début du XIIe siècle elles étaient les seules dépendances de Montmajour à être désignées ainsi dans les confirmations pontificales, à l'exception de Varages dont les églises étaient passées sous la dépendance du prieuré de Correns, au milieu du XIe siècle173.

Tous ces nouveaux monastères, sauf Correns, avaient été, dès le début, dédiés, comme Montmajour, à saint Pierre174. Le désir de rattacher ces

maisons à Rome est clairement exprimé dans l'acte de fondation de Varages :

nulli alicui loco subjaceat, nisi soli sancti Petri Rome. A partir de

Montmajour et à travers les fondations confiées à l'abbé Archinric, nous voyons, au début du XIe siècle la diffusion d'un modèle de communauté exempte. Par le truchement de Montmajour ces monastères entendaient se placer sous la protection pontificale.

171 Les prévôts de Correns connus sont Humbert (1008) [ABDR 2H347 p. 113 et 124, édités dans DU ROURE p. 126 et 95], Bertrand (v. 1050) [ABDR 2H347 p. 60 édité dans DU ROURE p. 186], Amalric (1065) [ABDR 2H347 p. 1, 12, 28, 58, 130 édités dans DU ROURE p. 102, 184, 186, 79, 81 ainsi que p. 151, 176], Atanulf (v. 1085) [ABDR 2H347 p. 101 édité dans DU ROURE p. 86], Foulques (v. 1100) [ABDR 2H347 p. 104 édité dans DU ROURE p. 223], Guillaume (v. 1140) [ABDR 2H347 p. 128 édité dans DU ROURE p. 253].

172 ABDR 2H13 n° 17 édité dans DU ROURE p. 155.

173 ABDR 2H347 p. 90 édité dans DU ROURE p. 177 (1054 ?) : …ego in Dei nomine

Guausfredus Blacheria dono Deo et sancte Marie de Conres et sancti Petri et sancti Johannis vel sancti Saturnini, que sunt in loco qui nominant Varaginis…

174 A Correns, la dédicace à saint Pierre apparaît en 1010 (bulle de Serge IV, H. ZIMMERMANN, Papsturkunden, t. II, n° 448, p. 852-854). Nous avons fait un sondage dans nos documents afin de voir si les églises «Saint-Pierre» étaient offertes davantage à Montmajour qu'aux autres monastères provençaux. Il n'en est rien. Tous les monastères ont reçu un nombre important d'églises consacrées à saint Pierre, ce vocable étant très répandu. Il reste que les nouvelles fondations confiées à Montmajour ont toutes adopté le patronage apostolique.

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