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2 1 1 Compositions clunisiennes autour de Lérins

C'est ainsi que, pour ouvrir la Vita sancti Maioli, composée entre 999 et 1010, les Clunisiens exhument le récit du martyre de l'abbé de Lérins, Porcaire, et de ses cinq cents moines95 par les Sarrasins, façon allégorique de

rappeler la capture de Maieul par les pirates sarrasins, mais surtout occasion d'établir un parallèle entre deux formes de combat monastique : le martyre dans le sang et le sacrifice virginal.

93 N.COULET, «Saint Maieul, les Sarrasins et la Provence». 94 D.I

OGNA-PRAT, Agni immaculati.

95 Passage traduit dans Saint Maïeul, Cluny et la Provence, p. 36-37, par D.I

OGNA-PRAT, d'après Vita sancti Maioli, par SYRUS,p. 178-182.

Le choix d'un martyr lérinien du VIIIe siècle comme premier volet de la Vie de saint Maieul n'a rien de fortuit. Lérins est une abbaye au passé prestigieux, d'où sont sortis plusieurs saints et prélats importants. Il n'est pas impossible que l'abbé Maieul lui-même ait essayé de participer à sa restauration dans le dernier quart du Xe siècle. Son père, Fouquier, avait eu des biens situés pas très loin de l'abbaye, à Draguignan et aux Arcs, dans le diocèse de Fréjus, comme le montre la notice copiée par les Clunisiens, que l'on a déjà eu l'occasion d'évoquer.

C'est peut-être le souvenir de cet intérêt supposé de Maieul pour Lérins qui est à l'origine de la confection d'un faux diplôme pontifical dont l'historiographie moderne s'est servie pour attester l'attachement de Lérins à Cluny. Il s'agit d'une bulle du pape Benoît VII adressée à l'abbé Maieul96.

Selon ce document97, Maieul aurait demandé et reçu du pape, l'île de Lérins avec le monastère d'Arluc98 qui, d'après les décrets du pape saint Grégoire,

se trouvaient sous la dépendance directe du Saint-Siège99.

Cette bulle papale mise à part, il n'existe aucun autre témoignage relatif à une possible action de Maieul à Lérins. Mais, même si ce document est un faux, il est certain que les Clunisiens se sont impliqués dans la restauration de Lérins, peut-être déjà à l'époque de l'abbé Maieul, mais plus certainement sous l'abbatiat d'Odilon. Cette bulle aurait pu être forgée par des Clunisiens à Lérins dans les années 1020, dans le but de perpétuer le souvenir de Maieul et de justifier la présence des moines de Cluny à Lérins.

En effet, deux documents attestent la présence de l'abbé Odilon dans la direction de Lérins ; l'un est daté du 18 octobre 1022, l'autre n'est pas daté100.

96 H.Z

IMMERMANN,Papsturkunden, t. I, n° 248 (édition et critique de l'acte).

97 Cette fausse bulle a suggéré aux historiens l'hypothèse selon laquelle, cherchant un site plus sûr, les religieux avaient abandonné l'île de Lérins —citée comme telle dans le document— et s'étaient installés à Arluc —mentionné comme monastère dans la même bulle. Cela reste une hypothèse discutable, car Arluc, aujourd'hui Saint-Cassien, faisait partie des biens de la famille de Grasse au début du XIe siècle.

98 …insulam Lirinensem cum Arluco monasterio, et omnibus pertinentibus eadem loca… 99 Une fausse bulle du pape Grégoire I semble avoir été forgée au XIe siècle à Lérins et copiée à la fin du XIIe siècle dans le cartulaire de l'abbaye, dans le but de conforter le faux de 978. Voir L.H.LABANDE, «Bullaire de l'abbaye de Lérins», n° 92 (p. 191-192).

100 CL 55. Il s'agit d'une donation faite à Lérins par Truan, son épouse et ses fils, de deux églises dans la villa d'Ampus dans le diocèse de Fréjus, avec l'accord du comte Guillaume [Taillefer de Toulouse], de sa mère Adélaide [comtesse de Provence], de son épouse Emma [fille du comte de Provence, Roubaud] et de ses enfants, du pouvoir desquels relevait la donation (de quorum potestate hec donatio procedit ). Truan apparaît toujours dans des actes non datés (CSV 178, 197) et semble avoir disparu avant 1042 (CSV 375, donation de ses

Dans ces chartes Odilon est mentionné comme abbé de Cluny, siégeant à Lérins101. Il en va de même à Saint-Denis-en-France. A l'inverse de Maieul,

ou de son disciple Guillaume de Volpiano, toujours mentionnés comme abbés des monastères qu'ils réformaient et qui y étaient attachés à titre personnel, Odilon agit en tant qu'abbé de Cluny102. C'est une nouvelle conception de l'Ecclesia cluniacensis, envisagée comme «un ensemble unifié autour de Cluny et de son abbé, avec une intégration définitive (en tous les cas l'essai) de l'établissement réformé»103.

Après Odilon, c'est Garnier qui gouverne l'abbaye de Lérins104. Il est

peut-être moine clunisien, ou quelqu'un de l'entourage monastique de l'abbé Odilon de Cluny. Garnier a peut-être été mis au commandement de Lérins, par Odilon lui-même105. Quoi qu'il en soit, c'est sous l'abbatiat de Garnier à

Lérins, après 1022 et avant 1033, qu'il faut placer le document portant la seule mention faite à «la guerre menée au nom de saint Maieul»106. Il s'agit

de la conversion à la vie monastique de Guillaume Grueta, fils cadet de Rodoard, souche de la famille de Grasse107. La signification de la donation

enfants). La comtesse Adélaide meurt en 1026 (mention de son décès dans les Cahiers du moine Arnulf, Madrid, Bibliothèque Nationale ms. 9605, f° 117v°, cité par C.LAURANSON- ROSAZ, «Autour de la prise du pouvoir par Hugues Capet», p. 109 n. 44). Son fils Guillaume Taillefer est encore vivant en 1037 (HGL, t. V, 428, voir H.DÉBAX, «Les comtesses de Toulouse», n° 182, p. 220-221) et Emma n'apparaît plus après 1024 (BN lat. 13916 f° 9 r°- v°). La donation de Truan est alors antérieure à 1026 et peut-être à 1024.

101 CL 55 : …sacro Dei ecclesie, sancte Marie necnon et sancti Honorati insule Lyrinensis

cenobii, ubi et venerabilis Odilo, abbas Cluniacensis, preesse videtur… ; CL, t. II, n° 28 : …insule Lyrinensis cenobio, ubi preesse videtur domnus abba Odilo, Cluniacensis pater…

102 N.B

ULST, Untersuchungen, p. 215 et «La filiation de Saint-Bénigne de Dijon», p. 36-37.

103 D.I

OGNA-PRAT, Cluny et la société chrétienne.

104 Sur les abbés de Lérins, voir l'Annexe II.

105 Dans les monastères qu'Odilon est amené à réformer, il place des Clunisiens comme abbés. C'est le cas du grand prieur de Cluny, Vivien, abbé de Saint-Denis en 1008 et de Raynaud qui devient abbé de Saint-Jean d'Angély en 1012. En 1020 Odilon désigne encore les nouveaux abbés de Souvigny et de Saint-Jean d'Angély : après le décès des abbés Durand et Raynaud, il choisit Itier (son parent) et Aimery (J.HOULIER, Saint Odilon). On retrouve le même procédé à Saint-Victor de Marseille, où en 1005, l'abbé de Psalmodi, Garnier, laisse à la tête du monastère qu'il venait de réformer un moine de son abbaye, Guifred (P. A. AMARGIER, Un âge d'or, p. 183-184).

106 CL 3 : … Avinionensis castri territorio michi bello adquisivi in nomine sancti Maioli … (Avinionet, aujourd'hui Mandelieu, dans le diocèse de Fréjus, proche des limites du diocèse d'Antibes). Document traduit et commenté dans Les Sociétés Méridionales, p. 395-397. Cette charte avait été datée des alentours de 990 par les éditeurs du cartulaire de Lérins.

107 Il est encore question de sa conversion et de celle de son fils Pierre dans CL 73 (1022- 1033), où ils offrent des biens dans le diocèse d'Antibes. Guillaume Grueta apparaît dans la documentation le 11 mai 1004, en tant que signataire de l'élection de l'abbé de Saint-Pons de

du quart d'Avinionet faite à cette occasion par Guillaume Grueta, doit être comprise, à la suite de l'interprétation de Michel Fixot, dans le contexte de colonisation de la Provence orientale108. Situé sur la rive droite de la Siagne,

le site d'Avinionet se trouvait compris dans les limites du temporel de l'Eglise de Fréjus, octroyé par le comte Guillaume II à l'évêque Riculf en 990109. A la même époque le comte avait récompensé le père de Guillaume

Grueta, Rodoard, avec la moitié du temporel de l'Eglise d'Antibes. L'autre moitié devait ensuite être attribuée au frère aîné de Guillaume Grueta, Gauceran110. Moins nanti que son frère, Guillaume Grueta a probablement

cherché à récupérer le domaine d'Avinionet, dans le diocèse de Fréjus, qui représentait un pendant intéressant à ses possessions à Arluc, sur l'autre rive de la Siagne. La donation qu'il fait d'Avinionet à Lérins est peut-être une façon de mettre fin à des contestations sur un territoire disputé par le prélat de Fréjus, la famille de Vence111 et Guillaume Grueta. Le droit que

Guillaume revendique sur Avinionet est le plus irréfutable : le droit de la guerre, pas n'importe laquelle, mais celle menée au nom de saint Maieul. Le saint est évoqué ici de manière intéressée pour justifier une usurpation. Il n'en reste pas moins qu'on doit ce rappel à un scribe vivant sous l'influence des Clunisiens.

Les relations de Cluny avec Lérins se résument en fait à peu de choses. Si le passé prestigieux de l'abbaye provençale et sa restauration pouvaient intéresser le mouvement réformateur clunisien, ce n'est que le saint abbé Maieul, un provençal, qui légitimait la présence des moines de Cluny à Lérins. On cherche à établir un lien entre lui et un abbé martyr lérinien, on forge une concession pontificale faite à sa demande et on se souvient que c'est en son nom que la guerre a été faite. Tout cela peut être considéré comme du matériel relevant de la propagande. Mais, comme a conclu Dominique Iogna-Prat pour la Vita sancti Maioli, la diffusion de ce matériel reste, malgré tout, limitée aux cercles clunisiens.

Nice (CSP 2 : Vuillelmus, filius Redoardo firmavit ). Il réapparaît en 1007 (CL 50), en 1016 (CL 142), puis entre 1022 et 1033 (CL 73) et entre 1033 et 1038 (CL 139). Si nos hypothèses de datation sont correctes, Guillaume Grueta serait très âgé, presque octogénaire (il a participé aux luttes pour l'expulsion des Sarrasins entre 972-975), lors de sa dernière donation à Lérins et à son abbé Amalric (1033-1038).

108 M.F

IXOT (dir.), Le site de Notre-Dame d'Avinionet, p. 3-5. 109 GCN, Aix, inst. extra ord., c. 535-536, n° II.

110 CL 132 (notice de 1125-1135).

111 Les Vence, les Grasse et l'évêque de Fréjus font ensemble une donation dans ce lieu à Saint-Victor de Marseille en 1030 (CSV 539).

Les seuls témoignages concrets de la présence de Cluny à Lérins sont les deux chartes où l'abbé Odilon de Cluny apparaît au commandement de Lérins. Que son successeur à Lérins, l'abbé Garnier, ait été quelqu'un de son entourage reste une hypothèse. Mais avec Garnier, même si l'esprit clunisien continuait de régner à Lérins, Odilon abandonnait toute prétention de garder ce monastère sous la tutelle directe de Cluny112.

Nous ne saurons probablement jamais si l'abbé Odilon avait eu l'intention de maintenir Lérins sous l'égide de Cluny, ou s'il avait agi simplement en tant que réformateur. Il est cependant intéressant de noter que les prieurés provençaux de l'abbaye de Cluny restent cantonnés au nord de la Durance et que leur origine date des temps de Maieul, ce qui fixe la limite de la pénétration clunisienne en Provence. Dans ce contexte, Lérins aurait pu jouer le rôle d'avant-poste méditerranéen pour Cluny, mais il n'en est rien.

On constate que ce n'est qu'après l'abandon par Odilon du gouvernement de Lérins que les bienfaiteurs de Lérins se manifestent. Craignaient-ils dans leur voisinage la présence des Clunisiens, ces puissants seigneurs monastiques ? Ou au contraire, est-ce le passage de cet homme de grande réputation à Lérins qui a donné l'impulsion nécessaire aux donations ?

2. 1. 2. Un modèle et un idéal pour l'aristocratie : le comte

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