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Section 1. Le silence des chartes canadienne et québécoise en matière de droit à la santé

B. La Charte québécoise des droits et libertés de la personne

La Charte des droits et libertés de la personne est le premier document nord américain à reconnaître formellement les DESC en tant que droits de la personne629. Dès 1958, les penseurs québécois ont revendiqué une intervention législative en faveur d’une reconnaissance des DESC. Les propositions respectives d’Émile Colas630 et de Jacque-Yvan Morin étaient à cet effet. Le projet de Charte soumis par Paul-André Crépeau et Frank Scott au gouvernement

626 Et dans l’éventualité où nous pouvons démontrer que le droit à la santé existe au Canada, nous pourrions

réfléchir à la potentielle portée de l’article 26 de la Charte canadienne, relatif au droit innomé, à titre de vecteur de reconnaissance contitutionnelle du droit. Voir sur la question, Karim Benyekhlef, « L’article 26 de la Charte canadienne: une négation constitutionnelle du positivisme juridique », (1989) 34 R.D. McGill 983.

627 Supra à la p. 134.

628 Christine Fauré, supra note 57 à la p 14.

629 Pierre Bosset, « Étude no 5 : Les droits économiques et sociaux, parents pauvres de la Charte ? » dans Pierre

Bosset, dir, Après 25 ans : La Charte québécoise des droits et libertés, vol 1 : Bilans et recommandations, Montréal, CDPDJ, 2003, 229 à la p 238 [« Les DES, parents pauvres de la Charte ? »].

du Québec en 1971 contenait toute une section réservée aux droits culturels et sociaux, dont les droits à l’éducation, au travail et à des mesures de sécurité sociale631. Le projet de loi 50, déposé par le gouvernement du Québec en 1974, en reprenait le plan, l’économie générale, le contenu et les formulations632 et c’est ainsi que certains DESC furent finalement intégrés au chapitre IV de la Charte québécoise en 1975.

L’intégration de certains DESC à la Charte, bien que s’inscrivant dans une démarche de mise en œuvre – la reconnaissance des DESC en droit interne fait partie des mesures requises aux fins de leur mise en oeuvre633– n’est pas sans critiques. Premièrement, elle témoigne d’une certaine confusion par rapport aux catégories généralement admises en droit international et, plus particulièrement, au PIDESC. Plutôt que de reprendre la catégorie des DESC pour introduire le chapitre IV, l’intitulé se limite à englober les droits économiques et sociaux alors que paradoxalement, les droits économiques sont absents des articles 39 à 48 et que les articles 40 à 43 portent précisément sur les droits culturels634, pourtant exclus de l’intitulé. De plus, certains droits inclus au chapitre IV s’insèreraient plus logiquement, selon Samson et Brunelle635, dans d’autres parties de la Charte. Tel est le cas, selon ces auteurs, du droit à l’information garanti à l’article 44 qui devrait plutôt être rattaché aux libertés fondamentales, « voire comme un droit civil »636 et du droit à l’égalité des conjoints dans le mariage, reconnu à l’article 47 de la Charte, qui s’intègrerait plus naturellement aux garanties d’égalité prévues au chapitre premier637. Toujours selon Samson et Brunelle :

Sans dénigrer le travail des rédacteurs de la Charte québécoise ni des parlementairs qui ont discuté son texte avant de l’adopter, force est de constater

630 Émile Colas, « Les droits de l’Homme et la constitution canadienne » (1958) 18 R du B 317 à la p 332;

Jacques-Yvan Morin, « Une Charte des droits de l’homme pour le Québec » (1963) 9 McGill LJ 273 à la p 305.

631 Alain-Robert Nadeau, « Annexe II - projet Crépeau-Scott (25 juillet 1971) » dans Me Alain-Robert Nadeau et

Comité de la Revue du Barreau, La Charte québécoise : Origines, enjeux et perspectives, Montréal, Yvon Blais, 2006, 571 à la p 582, cité par Mélanie Samson et Christian Brunelle, « Nature et portée des droits économiques, sociaux et culturels dans la Charte québécoise : ceinture législative et bretelle judiciaires » dans Pierre Bosset et Lucie Lamarche, dir, Droit de cité pour les droits économiques sociaux et culturels : La Charte québécoise en chantier, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 19, n 12.

632 Ibid en référant à André Morel, supra note 612 à la p 9.

633 PIDESC, supra note 148 à l’art 2 (1); Observation générale no 3, supra note 198 au para 3. 634 Mélanie Samson et Christian Brunelle, supra note 631 aux pp 24, 27.

635 Ibid aux pp 28-29.

636 Ibid à la p 29, en référant à Marc Bossuyt, « La distinction juridique entre les droits civils et politiques et les

droits économiques, sociaux et culturels » (1975) 8 Revue des droits de l’homme 783 à la p 801.

que le chapitre IV de la Charte revêt une forme plutôt boîteuse (…). Le caractère plutôt hétéroclite des droits qui y sont énoncés et le désordre apparent qui règne entre les dispositions de la Charte qui leur sont consacrées permet de penser que la réflexion des parlementaires à leur égard n’avait peut-être pas atteint sa pleine maturité (…)

Deuxièmement, la Charte fait défaut d’intégrer un droit essentiel à la réalisation des DESC, le droit à la santé prévu à l’article 12 du PIDESC, à l’égard duquel le Canada et le Québec sont pourtant liés en raison de la ratification du PIDESC le 19 mai 1976. Ce silence est dénoncé par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse qui, dans un contexte de vieillissement de la population, d’accroissement des écarts entres les riches et les pauvres et où « des contraintes de tous ordres pèsent sur le système de la santé »638, en réclame l’incorporation depuis 2003639. De notre point de vue, cette lacune textuelle nuit à une incorporation en droit interne du contenu normatif développé par le CDESC et, en particulier, de la définition de son contenu minimal essentiel.

Troisièmement, l’article 52 de la Charte québécoise attribue une valeur supra législative aux articles 1 à 38 exclusivement640. Ce faisant, elle opère une scission formelle entre les droits et libertés, à valeur prépondérante, et les droits « économiques et sociaux » qui en sont privés. Même si, comme le propose Samson et Brunelle, la prépondérance peut être rattachée à la quasi constitutionnalité des droits, qui elle ne dépend pas de critères formels mais bien plutôt des valeurs fondamentales, et ainsi être reconnue aux DESC641, la distinction que formalise la Charte peut donner lieu à des interprétations « indûment littérale(s)» qui restreignent la portée des DESC en laissant le champ libre à la pleine discrétion du législateur en matière de choix économiques sociaux et culturels642. Cette situation conforte ceux qui voient dans les DESC « des principes qui ne peuvent comporter de sanctions d’ordre juridique,

638 Rapport de la CDPDJ, supra note 383 à la p 25.

639 Ibid aux pp 25-28, voir notamment la recommandation no 3 à la p 28.

640 Sur les raisons qui ont mené à une reconnaissance de la valeur supra législative de la Charte, voir Mélanie

Samson et Christian Brunelle, supra note 631 aux pp 31-33.

641 Ibid aux pp 36-41.

642 Cette situation est aussi dénoncée par la CDPDJ, Rapport de la CDPDJ, supra note 383 à la p 16. Voir en

du moins dans une société démocratique »643, des « objectifs pour l’action des gouvernants » et des principes pour « l’éducation des gouvernés »644. Cette marginalisation formelle des droits économiques et sociaux dans la Charte québécoise fait en sorte qu’il est « possible d’inférer (…) une absence de normativité des droits sociaux et culturels »645. C’est d’ailleurs à cette conclusion qu’en sont arrivés les 5 juges majoritaires dans la décision Gosselin c. Québec646, rendue par la Cour suprême en 2002.

Finalement, la portée des « droits économiques et sociaux » est aussi restreinte par les « clauses d’exclusion législatives »647 qui sont présentes dans les articles 40, 42, 44, 45, 46 et 46.1 de la Charte québécoise et qui limitent le champ d’application des droits à ce qui est prévu dans les lois. Bien que ces articles « oblige[nt] le gouvernement à établir des mesures favorisant la concrétisation des droits sociaux et culturels »648, ils confèrent au législateur « (…) un pouvoir discrétionnaire lui permettant de porter atteinte à ces droits, sans avoir à recourir à la disposition dérogatoire prévue à l’article 52 de la Charte »649. Les lois ordinaires se trouvent donc, dans les faits, souveraines dans la délimitation de la portée des DESC650, et ce dans le contexte juridique actuel, dépourvu de contrôle judiciaire des DESC651.

Pour résumer, la Charte québécoise stigmatise les « droits économiques et sociaux » par rapport aux droits et libertés fondamentales en leur attribuant un régime juridique sans

643 Même si Jacques-Yvan Morin a défendu l’idée d’une intégration des DESC dans la Charte québécoise, il les

percevait alors comme des principes et objectifs et non comme de véritables droits subjectifs. Jacques-Yvan Morin, supra note 630 à la p 308, n 165. Les avancées juridiques sur cette question depuis 1963 sont considérables et ne permettent plus d’entretenir ce paradigme.

644 Ibid.

645 Mélanie Samson et Christian Brunelle, supra note 631 à la p 33. Les auteurs réfèrent sur cette question à

Pierre Bosset, « Les droits économiques et sociaux : parents pauvres de la Charte québécoise ? » (1966) 75 R du B can 583 aux pp 593-594 et à David Robitaille, « Les droits économiques et sociaux dans les relations États- particuliers après trente ans d’interprétation : normes juridiques ou énoncés juridiques symboliques ? » dans Me

Alain-Robert Nadeau et Comité de la Revue du Barreau, La Charte québécoise : Origines, enjeux et perspectives, Montréal, Yvon Blais, 2006, 455 aux pp 465-466. Voir aussi Jane Matthews Glenn, « Enforceability of Economic and Social Rights in the Wake of Gosselin: Room for Cautious Optimism » (2004) 83 Can Bar Rev 929.

646 Gosselin c Québec (Procureur général), [2002] 4 RCS 429 [Gosselin].

647 Daniel Turp, « De l’enrichissement et de l’approfondissement de la Charte des droits et libertés de la personne

du Québec » (2007) 2 BQDC 8 à la p 10.

648 Mélanie Samson et Christian Brunelle, supra note 631 à la p 42, en citant Gosselin, supra note 646 au para 88. 649 Ibid à la p 43.

650 Pierre Bosset, « La Charte des droits et libertés de la personne dans l’ordre constitutionnel québécois :

primauté et en préservant en cette matière la souveraineté du parlement. Elle marque de plus clairement ses réserves face au droit à la santé en le privant de toute reconnaissance formelle. Comme le formule Samson et Brunelle :

Le statut précaire des droits sociaux et culturels – garantis dans la Charte québécoise sous le titre « doits économiques et sociaux »- étant en grande partie attribuable à la formulation de la Charte, la façon la plus sûre de leur assurer un meilleur sort consisterait très certainement à revoir leur formulation pour lever les obstacles que leurs interprètes persistent à y voir.652

Tout comme nous l’avons vu avec les articles 7 et 15 de la Charte canadienne, les lacunes de la Charte québécoise en matière de DESC peuvent être mitigées par la présence des articles 1 et 10 de la Charte québécoise, qui portent respectivement sur le droit à la vie, à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de sa personne et le droit à l’égalité. Ces droits sont suffisamment larges pour permettre aux tribunaux d’y intégrer certaines dimensions du droit à la santé. De plus, dans la mesure où les motifs de discrimination prohibés incluent, sous le motif du handicap, le statut sérologique653 et la condition sociale654, le champ d’application du droit à l’égalité couvre un spectre large pouvant potentiellement embrasser plusieurs dimensions de la problématique des obstacles aux soins, traitements, programmes de prévention et de soutien et aux déterminants de la santé. Cela, bien évidemment, sous réserve de l’interprétation que font les tribunaux de la notion d’égalité.

651 Gosselin, supra note 646 aux para 90-93.

652 Mélanie Samson et Christian Brunelle, supra note 631 à la p 46.

653 Hamel c Malaxos, supra note 624. Pour un sommaire, voir David Patterson, « Un tribunal québécois juge que

l’infection asymptomatique par le VIH est un “handicap” au sens de la Charte » (1994) 1:1 Bull can VIH-SIDA & D 4. Pour une revue des régimes juridiques en matière de discrimination fondée sur le VIH/sida en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne et des lois de protection des droits de la personne de chaque province, Richard Elliott et Jennifer Gold, « Protection contre la discrimination au motif de l’infection au VIH ou du sida : le cadre juridique au Canada » (2005) 10:1 Revue VIH/sida droit et politiques 22.

654 La condition sociale n’est pas un motif de discrimination prohibé reconnu dans la Charte canadienne mais

peut être intégré par la jurisprudence à titre de motif analogue de discrimination. Voir David Robitaille, « La conception judiciaire de la pauvreté au Canada : condition sociale immubale ou simple question de volonté ? » dans Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, dir, Pauvreté, dignité et droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2008, 96[« Conception judiciaire de la pauvreté »].

Section 2. Le sous développement jurisprudentiel du droit à la santé au

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