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Le cas particulier du Groupe des compagnies auxiliaires « A »

Cependant, en acceptant d’envoyer des troupes en France, les autorités ita-liennes cherchèrent à profiter de l’occasion pour nouer des relations privilégiées avec l’allié américain. Cette participation italienne aux côtés des Américains, qui prit aussi la forme de troupes auxiliaires, ne fut donc que symbolique et répondit essentiellement à des objectifs politiques et diplomatiques.

. Le rêveaméricain

Depuis que les États-Unis étaient entrés en guerre, les Italiens ne recevaient en effet aucun renfort américain alors que les Franco-britanniques accueilleraient plus de deux millions de soldats de l’Oncle Sam dont les unités entreraient en opération progressivement.

Déjà, à Saint-Jean-de-Maurienne, le  juin , Cadorna avait été séduit par l’offre de Foch d’affecter la main-d’œuvre italienne qu’il voudrait bien lui céder, aux travaux nécessaires à l’hébergement des troupes américaines qui devaient arriver à brève échéance. Cadorna y avait vu immédiatement les avantages qu’il pourrait tirer de cette aide en écrivant au président du Conseil italien : « Les ouvriers ita-liens étant affectés à des travaux destinés aux troupes américaines, leur travail serait apprécié par le gouvernement des États-Unis, dont nous pourrions tirés de notables avantages d’un autre ordre¹», comme par exemple l’envoi de troupes en Italie. Mais, contrairement aux promesses de Foch, car tout avait été déjà décidé entre les gouvernements français et américains pour envoyer en France les troupes améri-caines, cette main-d’œuvre ne travailla jamais pour les Américains, et fut employée en France à la construction d’une voie ferrée au service des armées françaises. Aussi, dans la convention du  janvier  qui évoqua l’envoi en France de   à   travailleurs, les Italiens envisagèrent de nouveau d’affectés   hommes « dans les ateliers que l’Amérique avait l’intention d’installer à Bordeaux en vue de la fabrication des appareilsCaproni²». Mais le projet fut abandonné et les Italiens profitèrent de l’occasion pour surseoir à l’envoi de ces personnels dont ils avaient à leur tour besoin.

Ce ne fut donc pas un hasard si une mission militaire italienne fut consti-tuée auprès du commandement américain en France en juillet , de manière à

. Ministero della Difesa,L’esercito italiano nella Grande Guerra (-), vol. IV, « Le opera-zioni del  », t.  bis, « Gli avvenimenti dal giugno al settembre (documenti) », Roma, Istituto Poligrafico dello Stato, , annexe , p. - : Compte rendu n  de prot. du général Cadorna au ministre des Affaires étrangères, au président du Conseil et au ministre de la Guerre, concernant la rencontre de Saint-Jean-de-Maurienne,  juin .

. SHD/GR,  N  : traduction de la lettre n  du ministre de l’Armement italien Dallolio au colonel Olivari, attaché militaire adjoint, Rome le  février .

L’      négocier avec les Américains directement sans passer par les Franco-britanniques¹. Aussi, dans l’esprit des Italiens, leur main-d’œuvre pouvait servir de monnaie d’échange en incitant les Américains à envoyer en Italie des troupes. Bien maigre consolation en définitive, car les Américains se contentèrent de respecter un strict principe de réciprocité. La participation américaine à l’effort de guerre italien se limita en effet à l’envoi d’une force équivalente à celle du Groupe des compagnies auxiliaires « A ». Alors que ce dernier rejoignait la région de Bordeaux puis celle du centre de la France, un accord fut en effet signé avec les autorités militaires amé-ricaines en juillet , stipulant que le  régiment d’infanterie devait partir en Italie fin juillet-début août dans la région de Villafranca-Vérone. Son effectif s’éle-vait à cent six officiers et   hommes, avec en plus le  hôpital de campagne et des sections d’ambulance. Il s’agissait de soldats de l’Ohio dans lesquels toutefois  à   étaient d’origine italienne². Ils retrouvaient ainsi de jeunes volontaires idéa-listes qui avaient rejoint le front italien pour servir dans les services de santé de la Croix rouge dès . Parmi ces derniers, Ernest Hemingway (à Schio dans les Dolo-mites) et John Dos Passos (à Bassano) devinrent célèbres par la suite. Hemingway, blessé le  juillet  par l’explosion d’un obus, devint un héros et romança son aventure dans son fameux romanL’adieu aux armes, publié en ³.

Mais les Italiens pouvaient désormais affirmer que leurs troupes combattaient aux côtés des Américains aussi bien en France que dans la péninsule, peu importait les effectifs. La valeur symbolique suffisait à nourrir une propagande conforme au renforcement de l’alliance et au besoin italien de reconnaissance par leurs alliés.

. Soldats d’un régiment spécial d’instruction

C’est dans cet état d’esprit que le colonel devenu général italien Vacchelli et le général américain F. W. Cutcheon signèrent le  mai  une convention relative à l’envoi en France de travailleurs militaires à disposition de l’armée américaine. La circulaire que le ministre de la Guerre Zupelli signa le  juin, fixa la marche à

. AUSSME, E -/ : dépêche n  du ministère de la Guerre auComando Supremo, Rome le  juin .

. AUSSME, F - : dépêche du brigadier général Perelli, chef de la Mission militaire italienne auprès du GQG américain en France, auComando Supremo, le  juillet . Une base logistique avait été prévue à Cantalupo, près d’Alexandrie et une base navale au port de Savone.

. France-Marie F, « Ernest Hemingway (-) », Dictionnaire de la Grande Guerre...,op. cit., p. -. Ernest H, [Farewell to Arms]L’Adieu aux armes, Paris, Gal-limard, coll. « La Pleiade », [], , p. -. Frédéric R,La guerre censurée, Une histoire des combattants européens de -, Paris, Seuil, coll. «  siècle », , p. -. Giovanni C,Con Hemingway e Dos Passos sui campi di battaglia italiani della Grande Guerra, Milano, Mursia, ,  p. ;id.,La Grande Guerra. Cronache particolari, Bassano, Collezione Princeton, ,  p.

 L   ...

suivre¹. Ce détachement, qui dépendit du ministère de la Guerre, devait prendre le nom de « Groupe des compagnies auxiliaires A », et comprendrait   hommes organisés en douze compagnies de deux cent cinquante hommes et cinq officiers chacune réparties en deux noyaux sous le commandement du colonel Nevalli². Les Italiens ne s’embarrassèrent pas.

Confrontés au manque d’hommes, ils affectèrent en priorité des troupes dont ils pouvaient se débarrasser à bon compte, notamment celles qui faisaient partie du  régiment spécial d’instruction, formé en avril , sur trois bataillons et   soldats environ. Il s’était agi, en effet, de soumettre à un régime disciplinaire particu-lièrement rigide les hommes qui avaient de mauvais antécédents militaires et poli-tiques³. Orlando alla même jusqu’à télégraphier, début août, au général di Robi-lant, représentant militaire italien au Conseil supérieur de la guerre, qu’il « s’agis-sait de déserteurs récidivistes au sujet desquels leComando Supremopensait qu’il était “inopportun” de les utiliser sur le front⁴». Les huit premières compagnies furent ainsi composées des rescapés de ce  régiment spécial d’instruction qui, alors qu’il se trouvait à bord d’un navire à destination de la Libye dans le détroit de Mes-sine, avait été coulé par un sous-marin⁵. Ce premier détachement, qui se réduisit à   hommes environ (cinquante-six officiers,   hommes), après avoir ren-voyé les plus touchés par les séquelles du naufrage, fut encadré par soixante et onze carabiniers dont deux officiers. Il partit début juin pour rejoindre La Teste sur le bassin d’Arcachon, et se mettre au service des Américains qui le prirent en charge pour le ravitaillement, la ration (qui fut celle des Sammies) et le versement anticipé de la solde, assuré par l’intendance américaine. Le reste de l’équipement devait être fourni par les magasins italiens installés en France, à Dijon et à Lyon⁶.

. Au cœur de la France

Leur séjour à La Teste fut cependant bref. Dès le  juillet , l’ordre fut donné de transférer ces auxiliaires au cœur de la France. Le I noyau dut en effet rejoindre

. AUSSME, M / : circulaire n  -G du ministre de la Guerre Zupelli, Rome le  juin .

. Ministero della Difesa,L’esercito italiano nella Grande Guerra (-), vol. VII : « Le operazioni... »,op. cit., p. -.

. Ibid., p. , note . Les auteurs de cet ouvrage fiable et de qualité ne citent malheureusement pas leurs sources qui ont disparu des archives. Nous ne pouvons que donner cette référence sans pouvoir la vérifier mais elle nous semble solide.

. MAE-ASD, Rap. dipl. it. in F., Parigi, b. , f.  : télégramme n  de V. E. Orlando au géné-ral di Robilant, Rome, début août . L’opinion d’Orlando nous laisse perplexe. Génégéné-ralement, les déserteurs récidivistes étaient fusillés, d’après ce que nous a dit Giorgio Rochat.

. Ministero della Difesa,L’esercito italiano nella Grande Guerra (-), vol. VII : « Le operazioni... »,op. cit., p. -, note .

. Ibid., p. -. AUSSME, M / : circulaire n  -G du ministre de la Guerre Zupelli, Rome le  juin .

L’      la région de Nevers à Sermoise-sur-Loire et le II noyau dut se rendre à Montier-chaume, près de Châteauroux, dans l’Indre, de manière à organiser dans l’urgence les camps destinés à accueillir les troupes américaines. C’est à Montierchaume que les  et  août, le reste des auxiliaires A promis, soit   hommes environ, arriva. Un millier d’entre eux fut fourni par le dépôt spécial d’instruction de Padula, à Salerne, et trois cents autres furent des anciens prisonniers restitués par les Alle-mands et affectés au  régiment d’infanterie de Florence¹. Le commandement des auxiliaires A s’installa à Bourge en novembre, celui du I noyau partit à Étais dans l’Yonne tandis que celui du  resta à Montierchaume dans l’Indre². Au total, la force de   hommes était atteinte, astreinte à des travaux jours et nuits pour accueillir le mieux possible les troupes américaines qui ne cessaient d’arriver.

Ainsi, contrairement à ce que pensaient les autorités françaises, politiques et mili-taires, l’Italie ne fut pas le gisement de main-d’œuvre tant espéré. Au contraire, Rome eut le plus grand mal à honorer ses promesses pour répondre aux exigences des Français. Pourtant, l’effort ne fut pas mince. Au total,   travailleurs mili-taires des Troupes auxiliaires italiennes en France (TAIF), partirent en France de janvier à mars , issus des dépôts de l’ensemble de la péninsule, et incarnant l’armée italienne dans sa diversité et son unité nationale. Ils étaient des hommes jeunes dans l’ensemble, âgés d’une vingtaine d’années et originaires massivement du monde rural, comme d’ailleurs toutes les armées de l’époque. Pour autant le recrutement chercha à satisfaire les exigences françaises. Si les paysans servirent de terrassiers, il y eut aussi une forte proportion de maçons, d’ouvriers du bois et du fer, pour réaliser les ouvrages de défense, et les officiers géomètres, ingénieurs, industriels, chimistes furent sélectionnés dès leur arrivée. Pour autant, si l’état de santé de ces travailleurs créa des soucis dès le début, les TAIF semblèrent consi-tutées d’hommes plus robustes et plus sains. Il est vrai que pour permettre une « remobilisation » dans les unités combattantes, le tiers des TAIF fut composé d’ar-tilleurs privés d’emploi à la suite de la débâcle de Caporetto, tandis que  à   hommes récemment déclarés inaptes au service armé, pourraient à tout moment être de nouveau déclarés aptes à l’issue d’un conseil de révision. Pour autant, le sort des artilleurs dépendait de la réorganisation rapide de leur arme en Italie. En , l’armée italienne eut en effet plus de canons qu’en , et naturellement, le général Diaz fut amené à réclamer leur retour au pays, ce qui créerait une tension franco-italienne. En attendant, si les Troupes auxiliaires italiennes en France furent avant tout constituées de travailleurs, la moitié regroupèrent des soldats potentiellement

. AUSSME, M /, f  : circulaire n   G du ministre de la Guerre Zupelli, Rome le  juillet . AUSSME, M /, f  : circulaire n  G du ministre Zupelli, Rome le  juillet .

. AUSSME, E -/ : dépêche du colonel Nevalli, commandant le Groupe des compagnies auxiliaires A, au ministère de la Guerre, à l’Inspectorat général des TAIF et à l’Ufficio servizi I. F. de Lyon, Nevers le  novembre .

 L   ...

combattants, servant en quelques sorte de réserves en cas de besoin, même si les autorités italiennes refusèrent de les armer. Après tout, à quoi aurait servi d’armer des hommes destinés à des fonctions de travailleurs et non de combattants, il serait toujours temps de décider le moment venu.

Mais lorsque les offensives allemandes éclatèrent au printemps , ces ouvriers militaires furent emportés dans la tourmente, et beaucoup d’entre eux redevinrent des combattants.

Fig. . — Localisation des TAIF (mars ) (carte de l’auteur). Source : AUSSME, F -/ : Inspectorat général des TAIF.

Conclusion

À la fin de l’année  et au début de l’année , l’appel aux Italiens répondit à trois exigences : la fraternité latine, l’urgence et la défense. L’ombre de la défaite planait en effet sur les Alliés affectés par trois ans de guerre, par des saignées pro-fondes, par une pénurie d’hommes, par une grande lassitude, par l’effondrement du front russe et par la débâcle de Caporetto en Italie. Les Français et les Britanniques, marqués par les stéréotypes qui faisaient de l’Italie un pays à la main-d’œuvre inépui-sable, considéraient les Italiens comme d’excellents terrassiers, mécano et maçons, mais comme de bien piètres soldats. Le sentiment d’une fraternité latine, l’habi-tude de collaborer au sein de plusieurs comités de défense et de commissions mili-taires depuis , le fait également de la présence massive de la population italienne immigrée en France, rendirent quasi naturels le recours à l’aide italienne.

En échange de leur soutien de onze divisions en Italie lors de Caporetto, les Franco-britanniques souhaitèrent appliquer un principe de réciprocité, en obte-nant une main-d’œuvre jugée indispensable et de qualité. Les besoins de défense étaient en effet accrus du fait des nouveaux enjeux tactiques et stratégiques, et en raison des directives défensives de Pétain. L’appel aux Italiens s’inscrivit alors dans le cadre d’une défense fondée sur l’organisation des lignes de  position capables d’enrayer les offensives allemandes attendues pour le printemps  sur la Somme et en Champagne. Certains Italiens, organisés en Centuries d’ouvriers militaires ita-liens, (COMI),   environ, ou en Groupe des compagnies auxiliaires « A »,   hommes environ, partirent dans la zone de l’intérieur, travailler dans les usines d’armement ou charger et décharger les trains de munitions. D’autres, les plus nombreux (  hommes des Troupes auxiliaires italiennes en France (TAIF), quatre bataillons F de   travailleurs chacun,  régiment de sapeurs,   des COMI) partirent dans la zone des armées, essentiellement pour y creuser, aux côtés de coloniaux et de prisonniers, les lignes de défense capables d’arrêter les Allemands. Leur arrivée en France se déroula dans des conditions catastrophiques avant des

 L   …

améliorations substantielles qui permirent à ces hommes, jeunes dans l’ensemble et au métier adapté aux exigences françaises (paysans-terrassiers, ouvriers du bois et du fer, maçons, mécanos...) de remplir leur mission.

L’appel aux Italiens avait été entendu et satisfait. L’engagement des troupes ita-liennes en France ne fut donc pas négligeable, mêlant en permanence des considé-rations militaires à des motivations politiques, ce qui rendit si originale l’histoire de ces près de   travailleurs italiens qui, par la force des choses et du fait de leur recrutement, restèrent en définitive des combattants subissant la guerre et le feu comme leurs camarades. Travailleurs, certes ils l’étaient, mais ils restaient aussi des soldats combattants.

Deuxième partie