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Les camps pénaux mobiles sénégalais : travail pénal et enfermement productif

Encadrement de l'espace et contrôle des populations sur les chantiers routiers du Sénégal

3. Les camps pénaux mobiles sénégalais : travail pénal et enfermement productif

Les études sur l'enfermement colonial en Afrique marquent un retard certain dans les publications francophones568, malgré le dynamisme des études lancées par des chercheurs issus de l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar569. La dimension économique de l'enfermement colonial, à savoir le travail pénal, est à ce titre, partiellement délaissée, car souvent jugée marginale ou non spécifique à la situation coloniale570. Cependant, la mise en place, le fonctionnement et l'évolution du travail pénal dans les colonies apparaissent comme un pertinent cadre d'analyse des réalités d'un système colonial avant tout basé sur la contrainte et la mise au travail. Dans le cadre sénégalais, la mise en place des camps pénaux571, sans pour autant constituer de vastes goulags, a activement contribué à la construction et la rénovation du réseau routier sénégalais.

3.1 Contraindre dans l'économie : enfermement colonial et main-d'œuvre pénale

Le carcéral colonial s'est établi dans des sociétés qui ignoraient, pour la plupart,

568 Pour un article récent qui résume bien les travaux en cours, historiques ou non : Le Marcis Frédéric, Morelle Marie, « L'Afrique et les études carcérales », Afrique Contemporaine, à paraître. Les deux chercheurs viennent par ailleurs de recevoir un financement leur permettant de lancer un projet de recherche pluri-annuel sur la prison en Afrique (« Economie de la Peine et de la Punition en Afrique » Ecopaff). Pour les études francophones, nous en citerons tout au long de cette partie. Les études anglophones sont quant à elle plus avancées. Voir à ce titre, entre autres, Ademola Ogunleye, The Nigerian prison system, Lagos, Specific Computers Publishers, 2007, 335 p. ; Williams David, « The role of prisons in Tanzania : an historical perspective » , Crime and Social Justice, n° 13, 1980, pp. 27-38.

569 En particulier le Groupe d’Étude et de Recherche sur la Marginalité au Sénégal (GERMES) du département d'Histoire de l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar. De nombreuses études sur le quotidien des prisons ont été réalisées. Voir à ce titre les travaux, entre autres, de Bâ Babacar, « La prison coloniale au Sénégal, 1790-1960 : carcéral de conquête et défiances locales », French Colonial History, vol. 8, n° 1, 2007, pp. 81-96 ; Konaté Dior, « Enfermement et genre : le vécu quotidien des femmes dans les prisons du Sénégal », in Mbow Penda (dir.),

Hommes et femmes entre sphères publique et privée, Dakar, CODESRIA, 2005, p. 117-150 ; Thioub Ibrahima,

« Sénégal : la prison à l’époque coloniale. Significations, évitement et évasions », in Bernault Florence (dir.),

Enfermement, prison..., op. cit., pp. 285-303.

570 Frémigacci Jean, « L'État colonial et le travail pénal à Madagascar (fin XIXe siècle- année 1930) », in D'Almeida-Topor Hélène, Lakroum Monique, Spittler Gird (dir.), Le travail en Afrique noire..., op. cit., p. 173. Pour le Sénégal, seul l'article d'Ibra Sene, dont l'analyse est parfois trop descriptive mais cependant instructive, s'intéresse aux camps pénaux sénégalais. Sene Ibra, « Colonisation française et main-d'œuvre carcérale... », op. cit.

571 Le modèle des camps pénaux n'est pas une spécificité de la colonie sénégalaise ni de l'empire français. Pour la Guinée voir Diallo Mamadou Dian Chérif, Répression et enfermement en Guinée : le pénitencier de Fotoba et la

prison centrale de Conakry de 1900 à 1958, Paris, L'Harmattan, 2005, 673 p. Au Dahomey (Bénin actuel), un camp

pénal fut installé en 1937 dans la région de Pobé pour construire les routes de la régions. ANOM, Affpol, Carton 539, Rapport politique 1937 n°376 AP/2-1 (merci à Bénédicte Brunet-Laruche pour ces précisions). En AEF, Florence Bernault évoque un arrêté du 18 août 1955 qui institua la construction de camps pénaux en vue de l'exécution des travaux publics pour les prisonniers de plus d'un an de prison. Bernault Florence, « De l'Afrique ouverte à l'Afrique fermée : comprendre l'histoire des réclusions continentales », in Bernault Florence (dir.),

Enfermement, prison..., op. cit., p. 45. Pour l'Afrique de l'Est, voir le cas kenyan des « prison camps » analysé par

Branch Daniel, « Imprisonment and colonialisme in Kenya, c.1930-1952: escaping the carceral archipelago »,

International Journal of African Historical Studies, vol. 38, n° 2, 2005, p. 239-265. Bérengère Piret, dans sa

monographie sur la prison de Stanleyville au Congo Belge, évoque aussi un camp pénal. Piret Bérengère, La prison et les détenus de Stanleyville, Lille, Centre d'histoire judiciaire, 2014, p. 45.

l'enfermement572. La compensation ou l'amende étaient couramment utilisées pour réparer les délits mineurs573 alors que l'exil loin de la communauté, la mise en captivité et parfois la peine de mort, étaient, quant à eux, instaurés comme punition pour des crimes d'une gravité plus importante574. L'enfermement spatial était rarement utilisé pour réprimer les comportements criminels contrairement au contexte européen où le pénitencier s'inscrivait dans une histoire longue de réformes et de débats sur la prison575. En AOF, et plus particulièrement au Sénégal, les premiers lieux d'enfermement (prison, cachot, chambre de sûreté) apparurent au moment de l'installation des comptoirs à la fin du XVIIIème siècle, et se développèrent en connexion directe avec la traite576. L’enfermement était perçu pour beaucoup d'africains comme les vestiges de la période esclavagiste. À ce titre, les cas de suicides dans certaines prisons sénégalaises montrent bien le rapport des populations à la prison, symbole d'entrave à la liberté, de perte de dignité et de réification des hommes577. La mise en place de l'enfermement a participé à justifier la « mission civilisatrice » du colonisateur, installant la prison comme mode de sanction pénale au détriment de formes antérieures de punition, souvent physiques, et considérées comme barbares par les officiels coloniaux.

La prison coloniale ne doit cependant pas être réduite à la simple importation du modèle métropolitain dans les territoires colonisés. L'enfermement en situation coloniale, bien qu'issu de réflexions, d'idéologies et de pratiques ayant circulé à l'échelle globale, n'a cessé d'être (re)formulé, réinventé et recomposé au gré des situations locales, produisant une multiplicité de modèles hybrides de prisons aux fonctions diversifiées.

Plusieurs travaux ont soulevé, à raison, les limites – nombreuses – de l'emprunt des analyses eurocentriques de Foucault sur la prison578. Ces critiques du célèbre ouvrage Surveiller et punir sont d'ailleurs à l'image de ce qu'avaient entrepris certains historiens français à l'époque, remettant en cause, entre autres, les bornes chronologiques de son analyse et le fait d'avoir en quelque sorte

572 Voir à ce titre les travaux en cours de Lionel Nkadji Njeukam qui travaille sur le système carcéral au Nigéria. Lors des troisièmes Rencontres des Études Africaines organisées à Bordeaux en juin 2014, il a présenté une communication intitulée « Les prisons nigérianes et leur double héritage, colonial et africain » où il a montré que des formes d'enfermement existaient déjà avant l'arrivée du colonisateur. Voir aussi Bah Thierno, « Captivité et enfermement traditionnels en Afrique occidentale », in Bernault Florence (dir.), Enfermement, prison..., op. cit., pp. 71-82.

573 Bernault Florence, « The shadow of rule: colonial power and modern punishment in Africa », in Dikötter Franck, Brown Ian (dir.), Cultures of confinement: a history of the prison in Africa, Asia and Latin America, Ithaca, Cornell University Press, 2007, p. 56.

574 Thioub Ibrahima, « Sénégal : la prison à l’époque coloniale. Significations, évitement et évasions », in Bernault Florence (dir.), Enfermement, prison..., op. cit., p. 292.

575 Pour un classique de l'étude de la prison en France voir Perrot Michèle (dir.), L'impossible prison : recherches sur le

système pénitentiaire au 19e siècle, Paris, Seuil, 1980, 317 p.

576 Bâ Babacar, « La prison coloniale au Sénégal... », op. cit., p. 83.

577 Thioub Ibrahima, « Sénégal : la prison à l’époque coloniale. Significations, évitement et évasions », in Bernault Florence (dir.), Enfermement, prison..., op. cit., pp. 292-293.

578 Les ouvrages notamment de Franck Dïkotter et Ian Brown, et celui de Florence Bernault qui seront analysés plus bas. Citons aussi l'article de Sherman Taylor C., « Tensions of colonial punishment: perspectives on recent developments in the study of coercive networks in Asia, Africa and the Caribbean », History Compass, vol. 7, n° 3, 2009, pp. 659-677.

étudié la prison sans les prisonniers, évinçant la réalité de l'enfermement au bénéfice de la notion de discipline579. Les contributions publiées par Franck Dikötter et Ian Brown suggèrent ainsi l'échec de la prison, pointant du doigt les limites du pouvoir, en opposition claire avec la vision foucaldienne d'une prison qui serait la réalisation parfaite de l'État moderne580. À travers des études de cas tirées des contextes africains, asiatiques et latino-américains, les différentes contributions élaborent les raisons de l'échec des missions dévolues à la prison dite « moderne », à savoir, la punition, la mise hors d'état de nuire (incapacitation), la dissuasion, et dans certains cas la réforme morale de l'individu (rehabilitation). L'ouvrage démontre comment l'enfermement à échoué à réformer moralement l'individu mais a aussi et surtout reproduit et renforcé les hiérarchies et inégalités sociales à travers un environnement carcéral violent et ségrégatif581.

L'ouvrage collectif dirigé par Florence Bernault Enfermement, prison et châtiments en Afrique du 19e siècle à nos jours582 s'est quant à lui focalisé sur la dimension historique de l'institution carcérale, dépassant le cadre simple de la prison, en proposant une vision extensive de l'enfermement et la façon dont il fut articulé avec les systèmes coloniaux de contrôle de personnes, et l'apparition de logiques spatiales enfermantes. L'ouvrage s’inscrit dans un contexte plus large d'analyse des stratégies coloniales de mise en place d'un contrôle social, façonnant les identités et l’espace des sociétés africaines. Ainsi, pour reprendre une expression chère à Florence Bernault, l'enfermement en situation coloniale s'est inscrit avant tout dans un « carcéral de conquête »583

plutôt que dans une vision foucaldienne du pénitencier, censé punir et réformer moralement. À l'inverse de la prison établie en métropole, qui définissait les individus comme citoyens et sujets légaux, la prison coloniale a quant à elle participé à la construction des populations « indigènes » comme objet de pouvoir584.

En effet, les exigences administratives (impôts, cultures obligatoires, prestations, etc.) constituaient en quelque sorte un filet aux mailles très serrées duquel il était difficile de s'échapper. Si par hasard les individus arrivaient à passer entre les mailles de ce système de contrainte

579 Léonard Jacques, « L’historien et le philosophe. À propos de : Surveiller et punir; naissance de la prison », Annales

historiques de la Révolution française, n° 228, 1977, pp. 163-181 ; Petit Jacques-Guy, « Les historiens de la prison

et Michel Foucault », Sociétés et représentations, n° 3, 1996, pp. 157-172. Franche Dominique, Prokhoris Sabine, Roussel Yves, Au risque de Foucault, Paris, Éd. du Centre Georges Pompidou, 1997, 255 p. Voir aussi, pour une analyse critique, un article sur l'utilisation de la théorie de Foucault dans les bagnes de Guyane française, Redfield Peter, « Foucault in the tropics: displacing the panopticon », in Xavier Inda Jonathan (dir.), Anthropologies of

modernity: Foucault, governmentality, and life politics, Oxford, Blackwell Publishing, 2005, pp. 50-79.

580 Voir en particulier l'introduction de l'ouvrage, Dikötter Franck, « Introduction », in Dikötter Franck, Brown Ian (dir.), Cultures of Confinement..., op. cit., p. 1-13.

581 Dans la même approche comparative, voir Martin Tomas Max, Jefferson Andrew M, Bandyopadhyay Mahuya (dir.), Special issue: sensing prison climates : governance, survival, and transition, Focaal, n° 68, 2014.

582 L'ouvrage a été actualisé et traduit en anglais en 2003. Bernault Florence (dir.), An history of prison and

confinement in Africa, Portsmouth, Heinemann, 2003, 287 p.

583 Bernault Florence, « De l'Afrique ouverte à l'Afrique fermée : comprendre l'histoire des réclusions continentales », in Bernault Florence (dir.), Enfermement, prison..., op. cit., p. 39.

584 Bernault Florence, « The shadow of rule: colonial power and modern punishment in Africa », in Dikötter Franck, Brown Ian (dir.), Cultures of confinement..., op. cit., p. 55.

généralisée, les sanctions prévues par le régime de l'indigénat envoyaient la plupart du temps les populations en prison. Un exemple intéressant, développé par Florence Bernault montre comment la peine de prison est devenue en quelque sorte le réflexe des administrateurs coloniaux face aux refus des populations de se soumettre aux obligations. Elle évoque le cas d'un administrateur du Sud du Gabon qui, en 1914, tint ces propos pour justifier l’augmentation du nombre de personnes emprisonnées dans son secteur :

« Bien sûr, j'aurais préféré mettre les populations à l'amende, mais comment auraient-elles pu me payer ? Au final, j'aurais été obligé d'emprisonner les mauvais payeurs. Autant, donc, les emprisonner tout de suite. »585

On assiste alors, dans les colonies, à la généralisation de l'usage de la peine de prison et par conséquence, à sa massification, pour reprendre un terme utilisé par Ibrahima Thioub586. L'enfermement avait d'autant plus d'intérêt qu'il permettait à la fois, de punir les individus contrevenant aux obligations administratives, et de fournir une main-d'œuvre pénale à bas coûts pour les chantiers publics et privés des colonies. Ainsi, la prison coloniale, « institution polymorphe de mise au pas »587, fut avant tout utilisée comme un instrument pluriel de contrôle social qui dépassa largement la seule dimension pénale. La prison remplit un rôle économique important pour les colonies puisqu'elle concentrait les individus dans un espace facilement contrôlable et les utilisait pour répondre à l’impératif économique de production coloniale.

Ainsi, la prison participait à l'éducation au travail chère aux officiels coloniaux, comme en témoigne la mise en place d'écoles professionnelles, sorte de maisons de correction pour mineurs, établies dans les colonies. Dior Konaté indique qu'une maison de correction avait été créée dès 1888 à Thiès et confiée à la mission catholique588. Les mineurs délinquants étaient isolés du reste des détenus et soumis à des menus travaux. Sa fermeture en 1903 obligea à placer les mineurs dans les orphelinats de la colonie589. Il fallut attendre un arrêté local de 1916, pour que soit créé le premier pénitencier agricole de Bambey. Les mineurs de l'établissement étaient soumis à des travaux divers,

585 Traduction personnelle. « I would have preferred, of course, to inflict fines, but how would I have been paid? Ultimately, I would have had to imprison reluctant payers. I decided therefore to confine them right away ». Archives nationales du Gabon, Fonds Présidentiel, Rapport trimestriel du chef de la circonscription de l’Ogooué-Ngounié, signé Gaignon, 1914. Cité par Bernault Florence, « The shadow of rule: colonial power and modern punishment in Africa », in Dikötter Franck, Brown Ian (dir.), Cultures of Confinement..., op. cit., p. 63.

586 Thioub Ibrahima, « Sénégal : la prison à l’époque coloniale. Significations, évitement et évasions », in Bernault Florence (dir.), Enfermement, prison..., op. cit., p. 288. À titre d'exemple, dans la prison civile de Dakar, le rapport de surveillance de la prison indique la main-d'œuvre pénale est passée « de 33.184 journées en 1939 à 44.376 journée en 1940 », soit une augmentation de 10.192 journées. ANS, 2G40/29, Prison civile de Dakar, Rapport annuel, 1940.

587 Allinne Jean-pierre, « Jalons historiographiques pour une histoire des prisons en Afrique francophone », Clio@Thémis, n° 4, Les chantiers de l’histoire du droit colonial. http://www.cliothemis.com/Clio-Themis-numero-4 (consulté le 6 Janvier 2015).

588 Konaté Dior, « Penal architecture: an essay on prison design in colonial Senegal », in Demissie Fassi (dir.), Colonial

architecture and urbanism in Africa, Farnahm, Ashgate, 2012, p. 182.

dont le nettoyage de l'escale de Bambey, au même titre que les détenus de droit commun avec qui ils partageaient leur repas590. Les conditions de vie des mineurs étaient si mauvaises que le gouverneur du Sénégal, considérant que le centre de Bambey ne répondait pas au but proposé initialement, ordonna, en 1927, la fermeture du centre et la création d'une nouvelle maison d'éducation pénitentiaire sur l'île de Carabane en Basse-Casamance. L'École professionnelle de Carabane était ainsi censée prodiguer une formation professionnelle dans le but de participer, par le travail, « au redressement moral des jeunes détenus »591.

Le travail pénal des détenus fut quant à lui réglementé en AOF, comme nous l'avons déjà vu, par l'arrêté du 22 janvier 1927 :

« Le travail est obligatoire dans les prisons de l'AOF pour tous les condamnés de droit commun, pour les condamnés des conseils de guerre qui purgent leur peine dans les prisons administratives [et] pour les indigènes punis disciplinairement. »592

Outre les corvées réalisées à l'intérieur de la prison (ravitaillement en eau, coupe du bois de chauffe, nettoyage des locaux, etc.), les détenus étaient soumis à divers travaux extérieurs. Le rapport de la prison civile de Ziguinchor en Casamance indique par exemple que les prisonniers étaient employés à l'approvisionnement en eau potable des différents postes de commandement, au désherbage des concessions administratives ou encore au nettoyage des fossés pour l'écoulement de l'eau dans les rues de la ville593. La main-d'œuvre pénale pouvait être aussi « cédée » – les mots sont importants – à des services administratifs ou des entreprises privées. Un rapport de la prison civile de Saint-Louis indique que 18 détenus étaient détachés au jardin du gouvernement, une douzaine au palais de justice ou encore au commissariat général de police594. L'entreprise des Salins installée dans la région du Sine-Saloum, utilisa, elle aussi à maintes reprises, plusieurs centaines de prisonniers des camps pénaux pour la production du sel pendant la Seconde Guerre mondiale595. Bien qu'il soit interdit d'utiliser les condamnés au service particulier des agents de surveillance, dans les faits, de nombreuses dérogations furent instituées à ce principe, les détenus étant utilisés comme domestiques personnels des fonctionnaires de la prison596.

590 Nedelec Serge, « Marginalité juvénile et enfermement », in Bernault Florence (dir.), Enfermement, prison..., op. cit., p. 220.

591 ANS, H284, Administrateur de Dakar et dépendances au gouverneur du Sénégal, École de Carabane, 8 avril 1938. L'école fonctionnera jusqu'en 1953.

592 Arrêté du 22 janvier 1927 relatif au travail dans les prisons de l'AOF. Journal officiel de l'AOF, Mars 1927. Un arrêté antérieur avait été promulgué pour la seule colonie du Sénégal en 1892. ANS, 3F86, Arrêté du 14 mars 1892 réglementant le travail pénal.

593 ANS, 3F136, Rapport sur le fonctionnement de la prison civile de Ziguinchor par le régisseur de la prison, 31 décembre 1945.

594 ANS, 3F72, Chef de la subdivision de Saint-Louis au gouverneur du Sénégal à propos du fonctionnement de la corvée des prisonniers, 4 mars 1953.

595 Voir à ce titre l'article de Fall Babacar, « Manifestations of forced labor in Senegal: as exemplified by the Société des Salins du Sine-Saloum Kaolack 1943–1956 » in Zegeye Abebe, Ishemo Shubi (dir.), Forced labour and

migration..., op. cit., pp. 269-288.

Un dernier point de la réglementation du travail pénal mérite par ailleurs notre attention. Il est en effet indiqué que les condamnés européens ou assimilés ne pouvaient être employés sur les chantiers publics ou privés qu'à leur demande597. La prison coloniale a en effet mis en place une politique ségrégative, distinguant les détenus indigènes – sujets français –, des détenus citoyens français – européens ou citoyens des quatre communes. Cette distinction s'opérait dans le quotidien carcéral puisque les détenus européens ou assimilés avaient des cellules séparées des quartiers « indigènes » et leur ration quotidienne était elle aussi différente598. Il fallait à la fois montrer que la loi s'appliquait à tous, tout en réaffirmant le traitement différencié qu'il y avait entre européens et indigènes.

Enfin, les détenus indigènes au Sénégal devaient être, en vertu de l'arrêté local du 22 février 1929 sur le service des prisons au Sénégal, séparés en fonction de leur genre, de leur âge et du type de peine. La réalité était souvent différente comme le montre un rapport de la prison civile de Dakar qui enfermait à elle seule 47 détenus âgés entre 12 et 17 ans599. Les détenus étaient rarement séparés en fonction de leur peine, comme le fait remarquer l'administrateur de cercle de Thiès : « aucune distinction n'est faite, dans la pratique, entre prévenus et condamnés »600. Un détenu puni disciplinairement au titre de l'indigénat pouvait ainsi se retrouver dans la même cellule qu'un criminel. La prison a dès lors participé à déshumaniser les détenus indigènes en les noyant dans un collectif anonyme responsable de tous les illégalismes601. L'enfermement colonial a conservé et renforcé les hiérarchies raciales mises en place par les autorités pour asseoir leur pouvoir. Il ne fut pas le lieu d'action d'un pouvoir disciplinaire ciblé et individualisé, mais plutôt l'espace d'un cloisonnement racial sans réelle perspective pénitentiaire. La prison constituait en quelque sorte l'ombre portée de la société coloniale. Elle reproduisait au dedans, ce qui se jouait en dehors.

L'installation de camps pénaux mobiles est à ce titre emblématique. Institués dans