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Du broussard au rond-de-cuir : bureaucratie paperassière et « écran colonial »

Requalifier l'autorité en situation coloniale

2. Du broussard au rond-de-cuir : bureaucratie paperassière et « écran colonial »

Les commandants de cercle, agents des travaux publics improvisés, ont souvent été éblouis par ce que l'on pourrait qualifier l'« illusion de la ligne droite ». La ligne droite apparaît à première vue comme le plus court chemin entre un point A et un point B. Dès lors, les administrateurs se sont évertués à tracer au cordeau des centaines de kilomètres de routes sans prendre en compte la

739 ANS, 13G13, Journal du poste de ? (localisation manquante mais en Casamance), 1931.

740 Nous avons vérifié le rapport politique suivant : ANS, 2G31/74, Rapport politique annuel du cercle de la Casamance, 1931.

topographie des lieux, les obstacles divers (marigots, souches d'arbres, etc.). En conséquence, le tracé de ces routes a souvent allongé les distances et les durées qu'il était pourtant censé raccourcir741. Ce phénomène peut s'appliquer de manière métaphorique au processus de bureaucratisation de l'administration coloniale qui eut lieu au tournant des années 1930.

La théorie sociologique de la bureaucratisation de l'État voit dans ce phénomène une rationalisation et une modernisation des pratiques. Dans le cadre colonial, bien que la bureaucratisation de l'administration coloniale ait transformé le travail des officiels coloniaux, plutôt que de rationaliser l'organisation du pouvoir, elle en a perverti le fonctionnement quotidien en noyant les autorités dans un déluge de paperasse. Ce phénomène a participé à une transformation du métier d'administrateur, du mythique broussard, l'aventurier, le personnage romantique incarnant les premiers officiels coloniaux en Afrique de l'Ouest, à une génération montante de technocrates confinés dans leur bureau sous des montagnes de papier742.

L'exemple de la tournée incarne cette transformation des pratiques. Symbole du métier d'administrateur, la tournée était centrale comme méthode d'accumulation des connaissances pour les autorités, en même temps qu'elle participait à la représentation du pouvoir. Cependant, au fil des ans, avec l'augmentation du travail administratif, la tournée se fit de plus en plus rare. La perte de contact avec les populations et le terrain entraîna alors un affaiblissement des savoirs, et au final, du pouvoir colonial.

2.1 Voir et être vu : le mythe de la tournée

L'un des signes les plus évidents de l'importance de la construction du réseau routier dans les colonies françaises était le rôle qui était donné par l'administration coloniale à la tournée du commandant dans sa circonscription. Ces visites administratives étaient un marqueur central de l'activité du commandant de cercle et de son autorité. Qu'elle soit de recensement, d'enquête ou même sans but précis, la tournée apparaissait pour les autorités comme « un art efficace et délicat » du pouvoir743.

La littérature coloniale se fit souvent écho de ces longues tournées – plusieurs jours – loin de la résidence du cercle, où l'administrateur allait à la rencontre, à pied ou à cheval, de ses

741 Cette illusion est utilisé par Maurice Delafosse dans son ouvrage sur le Broussard : « supposez que vous ayez à vous rendre de l'École militaire au palais du Trocadéro : qu'est ce qui sera le plus long et le plus fatiguant à faire, le trajet en ligne droite en montant au sommet de la tour Eiffel pour en redescendre ensuite, ou bien de faire un détour en terrain plat en passant par le pont de l'Alma ? ». Il prend cet exemple pour montrer que les pistes et sentiers qui préexistaient à la colonisation étaient sinueux, tortueux et rarement droits, afin d'éviter les obstacles et ainsi gagner du temps. Delafosse Maurice, Broussard..., op. cit., p. 162.

742 Le terme de broussard est devenu un terme à consonance péjorative de nos jours en Afrique de l'Ouest, décrivant l'habitant des campagnes, de la brousse. Voir la définition du terme dans Stora Benjamin, Dulucq Sophie, Klein Jean-François (dir.), Les mots de la colonisation, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2007, pp. 19-20.

« administrés », alimentant le mythe romantique du broussard :

« […] C'est aujourd’hui seulement [par la tournée] qu'il goûte pleinement, sans arrière pensée, le charme mystérieux de la vraie vie coloniale, d'une vie au grand air dont nos snobs amateurs de camping n'ont et n'auront jamais que l'illusion plus qu'imparfaite. Ah ! Qu'il avait raison le « vieux colonial » qui lui a dit : « lorsque vous sentirez venir la neurasthénie ou le spleen, partez en tournée ». »744

L'administrateur colonial était en effet tenu de passer une grande partie de son temps à voyager à travers sa circonscription pour voir et être vu tel un suzerain d'Ancien Régime. Premièrement, la tournée consistait avant tout en un voyage du commandant dans sa circonscription. La tournée devait être le moment pour l'administrateur de découvrir son cercle et de collecter les informations essentielles sur la région. Le gouverneur général de l'AOF Léon Ceyla, dans son rapport annuel de 1940, analysa dans le détail l'importance que devait revêtir la tournée, considérée comme « la méthode administrative la plus efficace » :

« L'administrateur doit, au cours de ses opérations, vivre la vie du village à son rythme habituel ; faire intimement sa connaissance, voir défiler devant lui tous les membres de la collectivité ; entendre parler les chefs de famille, les femmes, les enfants, écouter les généalogies, constater les liens coutumiers de race à race, de canton à canton, de villas à villages, découvrir les vieilles traditions ; pénétrer dans les intérieurs et vérifier les réserves de vivres ; assister à la préparation des repas ; se faire une idée de l'état sanitaire de la collectivité ; se documenter sur les richesses agricoles et l'importance des troupeaux. Récolter, en un mot, une magnifique moisson de renseignements humains, politiques, ethnographiques, économiques et sanitaires. »745

Il proposa ainsi un canevas général pour rationaliser au mieux les informations collectées pendant les tournées des administrateurs, afin que les rapports aient la forme la plus concise possible, tout en fournissant les informations essentielles : grade et emploi du fonctionnaire, dates de départ et d'arrivée, itinéraires suivis, détails des villages visités et observations personnelles746.

Deuxièmement, à la manière du Grand tour du roi de France, la tournée de l'administrateur était à la fois un lieu d'enquête et d'accumulation des connaissances, mais aussi un moyen d'imposition et d'affirmation du pouvoir. La tournée constituait le meilleur outil de représentation et de mise en scène de l'autorité coloniale. Se montrer, être vu, était un geste d'appropriation, par le commandant, de son territoire747.

La tournée constituait un moment d’interaction, de contact entre le commandant et la

744 Delafosse Maurice, Broussard..., op. cit., p. 36.

745 ANS, 2G40/26, AOF Rapport politique annuel, 1940. Merci à Thaïs Gendry de m'avoir communiqué l'ensemble du document que j'avais malheureusement égaré.

746 Ibid.

747 Dans la même veine, voir la sociologie historique de Nicolas Mariot sur les voyages présidentiels en France. Mariot Nicolas, Bains de foule. Les voyages présidentiels en province, 1888-2002, Paris, Belin, 2006, 351 p.

population qu'il avait à administrer. Comme l'énonçait le gouverneur général Van Vollenhoven de façon directe et lapidaire : « seuls la présence, le contact personnel prévaut. La circulaire ne vaut rien »748. Ironiquement, c'est dans une circulaire sur l'administration des cercles de 1917 que Van Vollenhoven insista sur l'importance de la tournée comme moyen de contact et de mise en confiance des populations :

« Il faut se déplacer pour se déplacer, pour voir, et pour être vu, pour se familiariser avec l'aspect de son commandement […]. Si l'administrateur se déplace sans but précis, sans avoir rien à demander, la confiance s'établira rapidement. »749

Le maintien du contact entre les populations et l'administration était une obsession des autorités qui y voyaient un moyen d'affirmer et de garantir leur pouvoir. En témoignent les propos du commandant de cercle dans le journal de poste de Ziguinchor :

« La population est particulièrement dure à mener ; il n'est cependant pas impossible d'en tirer quelque chose ; il faut pour cela que le chef de subdivision garde un contact très étroit avec ses administrés, qu'il se rende à pied ou à bicyclette dans les plus petits villages inaccessibles aux autos. Mais pour cela il faut un chef de subdivision d'abord [...] animé du désir de travailler. »750

Cependant, la tournée, plus qu'un moyen de contact, constituait avant tout une technique de contrôle et d'inspection. Il est en effet intéressant de noter que bien que le commandement indigène (chefs de canton et chefs de villages) soit censé être le dernier maillon de l'administration coloniale, les autorités se méfiaient de la chefferie et la tournée permettait de contrôler les informations collectées par le commandement indigène dans les cantons :

« Craignant que leur affirmation ne traduise pas toujours l'exacte vérité ; que leur présence, leur entremise, ne nous masquent la physionomie réelle du pays et que leur prestige ne couvre, le cas échéant certaines carences et, peut-être, certaines irrégularités, j'ai recommandé aux administrateurs de prendre contact directement avec l'élément paysan et les chefs de famille. »751

Dans certains cas, la tournée permettait aussi d'inspecter directement le commandement indigène. Ainsi, dans un rapport d'inspection du cercle de Sédhiou en 1939, le gouverneur du Sénégal suggéra au commandant de cercle de substituer la tournée classique, qui par manque de temps, ne pouvait être faite, par des tournées de « sondage » à des endroits clés du cercle afin de « contrôler de très près et inopinément le fonctionnement du pouvoir local ». Ce procédé avait pour

748 Traduction personnelle. « Only one's presence, personal contact, counts. The circular is zero ». Cité par Cohen William B., Rulers of Empire: the French colonial service in Africa, Stanford, Hoover Institution Press, 1971. Disponible à l'adresse suivantehttp://www.webafriqa.net/library/rulers_empire/chap04.html (consulté le 16 août 2015).

749 Cité par Clauzel Jean, La France d'outre-mer : 1930-1960 : témoignages d'administrateurs et de magistrats, Paris, Khartala, 2003, p. 109.

750 ANS, 11D1/352, Journal du poste de Ziguinchor, 1936-1941.

but « de conserver le contact avec le commandement indigène et de suppléer par la fréquence à l'absence qu'implique la tournée des cantons »752.

La tournée n'était d'ailleurs pas l'apanage des seuls commandants de cercle et était réalisée à tous les échelons de l'administration coloniale. Dans le cadre du régime du travail et de la main-d'œuvre, elle constituait un outil essentiel d'inspection des chantiers. En novembre 1939, une missive du commandant de détachement de gendarmerie de l'AOF, le chef d'escadron Merlhe, fut adressée au régisseur du camp pénal à propos d'une portion de route réalisée par les travailleurs pénaux. Le gendarme se plaignait de la qualité de la route « faite de traçons ajustés par des coudes brusques », et d'un « tracé vague, approximatif » réalisé par les prisonniers eux-mêmes, « sans qu'ils aient été dirigés dans leur travail »753. Il reprocha alors au régisseur son manque de présence sur les chantiers :

« […] En vous rendant sur les chantiers, vous vous seriez aperçu du manque de balisage initial, de la défectuosité du tracé et de la mauvaise construction de la route ; vous en auriez averti à temps l'autorité administrative intéressée et nous ne nous trouverions pas devant le fait accompli d'une route mal construite […]. »754

Il termina son rapport en suggérant avec fermeté au régisseur de monter à cheval et de se rendre sur place, « à une heure quelconque du jour, voir ce qui s'y passe »755. Dans cet exemple, on voit que le manque de contact, et donc le manque de contrôle, a eu des conséquences négatives sur les travaux engagés.

Ainsi, la tournée était donc censée participer à l'affirmation de l'autorité du commandant de cercle sur les populations. Pour reprendre les termes de Robert Delavignette dans son Service Africain, « la tournée, méthode de connaissance des pays et de collaboration avec les pays, est par là même une méthode d'administration ; comme elle est l'acte essentiel du commandement »756. Cependant, du fait des effectifs réduits et des lourdeurs administratives, la tournée ne fut, dans bien des cas, qu'un vœu pieu. Le broussard en mission au quatre coins de son cercle se transforma au fil des années en mythe, et laissa place à l'administrateur rond-de-cuir affairé à son bureau, noyé sous le poids de la paperasse.

2.2 Administration coloniale et déluge paperassier

Nous avons évoqué le proverbe joola suivant dans le chapitre premier de ce travail, en forme de pied de nez au discours colonial raciste sur la soi-disant paresse des populations africaines : awe

752 ANS, 13G42, Rapport de l’inspection des affaires administratives dans le cercle de Sédhiou, 1939.

753 ANS, 3F108, Chef d’escadron Merlhe au régisseur du Camp pénal C, Travaux routiers, 13 novembre 1939.

754 Ibid.

755 Ibid.

biseño taafirsiisi, aañ abuki eemoo añ ek757. On pourrait traduire l'expression par « tu ne vas pas te marier avec un blanc. Qui de tes parents est paresseux ? ». Les auteurs de l'ouvrage duquel est tiré ce proverbe expliquent que cette expression s'est développée à l'époque coloniale, en référence à la figure de l'administrateur qui restait à la résidence du cercle toute la journée alors que les populations travaillaient au champs. Aux yeux des paysans, l'administrateur ne semblait rien faire. Cette expression prend un sens nouveau dans ce chapitre car il évoque l'image de l'administrateur blanc, coincé dans son bureau pour régler les mille questions administratives de la journée, plutôt que d'aller en tournée à la rencontre des populations qu'il était censé administrer.

Dans une définition classique du phénomène bureaucratique758, le développement de nouvelles procédures administratives est censé améliorer, « moderniser », les pratiques des agents en même temps que la rationalité politique de l'institution en définissant un certain nombre de normes à suivre et à appliquer. Cependant, dans le cadre du système colonial, la multiplication de ces nouvelles normes et procédures bureaucratiques a eu pour effet direct d'augmenter le travail de bureau des officiels coloniaux.

On peut par exemple quantifier ce gonflement des procédures administratives en s'intéressant à certains inventaires d'archives présents au Sénégal. La série 2G, « Rapports périodiques des gouverneurs, administrateurs et chefs de services depuis 1895 » du fonds AOF disponible aux ANS, constitue en cela un très bon indicateur de l'augmentation de l'écriture administrative. Si l'on s'intéresse à l'état numérique des rapports présents dans la série par année, tous territoires de l'AOF confondus, on remarque une progression importante du nombre de rapports au tournant des années 1920.

757 Diatta Nazaire, Thomas Louis-Vincent, Proverbes..., op. cit., p. 376.

758 Pour reprendre le titre de l'ouvrage de Crozier Michel, Le phénomène bureaucratique : essai sur les tendances

bureaucratiques des systèmes d'organisation modernes et sur leurs relations en France avec le système social et culturel, Paris, Éd. du seuil, 1963, 382 p.

Tableau n° 6 : Nombre de dossiers par année série 2G 1895-1901 162 1917 38 1933 156 1949 149 1902 47 1918 45 1934 158 1950 149 1903 64 1919 25 1935 137 1951 161 1904 52 1920 43 1936 143 1952 207 1905 33 1921 52 1937 149 1953 226 1906 34 1922 56 1938 139 1954 184 1907 45 1923 96 1939 161 1955 176 1908 46 1924 80 1940 152 1956 166 1909 49 1925 72 1941 147 1957 159 1910 45 1926 95 1942 115 1958 93 1911 73 1927 127 1943 133 1959 64 1912 68 1928 122 1944 168 1960 46 1913 58 1929 160 1945 158 1914 57 1930 198 1946 139 1915 45 1931 180 1947 150 1916 40 1932 211 1948 147

Source : inventaire de la série 2G, ANS

Dans ce tableau, on remarque que l'inventaire commence avec les années 1895 à 1901, rassemblant 162 dossiers d'archives sur cette période de 7 ans. L'AOF ayant été crée en 1895, il est fort à penser que l'administration de la fédération était encore en phase de développement et il est donc logique que le nombre de rapports périodiques par territoire soit réduit. Même s'il ne s'agit que d'une tendance très générale, on peut néanmoins remarquer une augmentation lente mais progressive des rapports à partir de 1902, qui s’accélère au lendemain du premier conflit mondial. Le nombre de rapports par territoire dépasse la centaine par année à partir de 1927 et oscille constamment entre 115 (1942) et 226 (1953) jusqu'en 1958. La chute du nombre de dossiers et de rapports à partir de 1958 s'explique facilement avec le contexte politique de l'époque. 1958 marque le début de la Communauté française en AOF et s'en suit un certain nombre de transmissions de pouvoir et donc de délégations de tâches administratives aux anciens territoires de l'AOF devenus États membres de la Communauté759.

Sur le terrain, ce gonflement des rapports se traduisit par un véritable déluge paperassier qui envahit le travail quotidien de l'administrateur :

« Hélas ! il m'a fallu déchanter bientôt. Les arrêtés annulant les arrêtés antérieurs, les circulaires modifiant l'application des arrêtés et les innombrables décrets venus de Paris à l'improviste et

chambardant à la fois arrêtés et circulaires, tous ces textes se contredisant les uns les autres, émanant visiblement de bureaux différents que séparent des cloisons trop étanches, long à faire pâlir un bénédictin et souvent plus embrouillés qu'un casse-tête chinois, se succèdent en une avalanche tellement impétueuse que je n'ai même pas fini de passer mon buvard sur une correction qu'il me la faut raturer et remplacer par une modification nouvelle. »760

Cette réflexion mi-ironique, mi-agacée du Broussard de Delafosse reflète parfaitement le caractère kafkaiesque d'une administration paperassière : amas de notes, circulaires et autres décrets, parfois isolés les uns des autres, souvent contradictoires, et qui encombraient les bureaux des administrateurs761.

Le chercheur est parfois circonspect face à la consultation de certains dossiers où s'accumulent projet initial, avant-projets, circulaires modifiant les projets, avis et autres notes en relations avec les projets. Cet enchevêtrement de papiers laisse songeur et il est facile d'imaginer le désarroi de l'administrateur colonial, noyé dans ces procédures administratives. Les commandants de cercle étaient ainsi littéralement écrasés par la paperasse et cette situation n'était pas sans conséquence sur leur travail quotidien et plus largement sur l'autorité qu'ils étaient censés incarner. C'est en tout cas le constat que fit la Commission Guernut, lancée par le Front populaire en 1937, dans un de ses rapports sur le fonctionnement de l'administration coloniale.

Dans le rapport ayant trait à l'administration, les enquêteurs de la commission fustigent ce qu'ils dénomment les « abus de la paperasserie »762 en pointant du doigt les effets négatifs que cela pouvait engendrer sur le fonctionnement quotidien de l'administration coloniale. Le rapport souligne en particulier les conséquences de l'abus de paperasserie sur la prise de décisions des administrateurs coloniaux, et ce, à tous les échelons : « le sous-ordre sent au-dessus de lui une autorité inquiète qui le chargera des responsabilités à la moindre initiative. Il prend l'habitude de ne rien décider sans « être couvert » »763. Nous avons analysé ce phénomène précédemment à travers l'analyse du rapport politique. Ce déchargement de la responsabilité, cette loi du silence coloniale, étaient accentués par les lourdeurs administratives qui transformaient le commandant de cercle en simple gratte-papier.

Le caractère très centralisé de l'administration coloniale ne fit rien pour arranger les choses et participa à cette absence de prise de décision puisque le travail du commandant était réduit à appliquer les décisions prises par sa hiérarchie : « Au lieu de donner des directives, le gouvernement général demande des explications. Au lieu de donner des ordres, le gouvernement de

760 Delafosse Maurice, Broussard..., op. cit., p. 110.

761 Voir la troisième partie du présent chapitre pour une analyse plus détaillée des conséquences du « régime des décrets ».

762 ANOM, GUERNUT, Carton 13, Rapport II, L'administration.

chaque colonie demande des rapports et des « états » »764. Dès lors, à l'échelon local le commandant de cercle rédigeait, rendait compte, se justifiait, mais n'administrait pas.

La Commission Guernut poursuivit son réquisitoire en montrant que l'administrateur colonial, ce « grand chef blanc » d'antan, avait fait place à un homme affairé, fatigué, astreint à travailler comme un simple employé de bureau : « il lui est impossible de s'échapper de sa résidence, où il passe ses journées à dépouiller son courrier et à préparer les longues réponses aux questions multiples qui lui sont posées »765. En conséquence, le commandant, surchargé par les tâches administratives, partait de moins en moins en tournée et le contact avec les populations se faisait de plus en plus rare.

Cette situation n'était pas sans conséquence sur les connaissances et le pouvoir effectif de