• Aucun résultat trouvé

État colonial ou états de pouvoir ? Requalifier l'autorité en situation coloniale

Requalifier l'autorité en situation coloniale

3. État colonial ou états de pouvoir ? Requalifier l'autorité en situation coloniale

David Graeber, un peu plus loin dans son livre, pose la question suivante :

« Si les nombreuses entités politiques que nous qualifions d'État, au moins au sens wébérien du terme, ne le sont pas, que sont-elles alors ? Qu'est ce que cela implique en terme de possibilités

782 Gerd Spittler, dans son analyse sur l'Afrique de l'Ouest en situation coloniale, rejoint cette idée en indiquant que l'administration coloniale n'était pas consciente de son ignorance : « dies impliziert, dass sie sich ihrer Ignoranz gar nicht bewusst ist » [Cela implique que [l'administration] n'était pas consciente de sa propre ignorance] (traduction personnelle). Spittler Gerd, Verwaltung in einem afrikanischen Bauernstaat : das koloniale Französisch-Westafrika

1919-1939, Wiesbaden, Steiner, 1981, p. 91.

783 Graeber commence son propos en critiquant l'analyse de Foucault sur la relation entre pouvoir et savoir sans pour autant rendre compte du caractère non monolithique de l'analyse de pouvoir chez le philosophe. Voir en particulier le chapitre 4 qui traite de cette question.

784 « If you have the power to hit people over the head whenever you want, you don’t have to trouble yourself too much figuring out what they think is going on, and therefore, generally speaking, you don’t ». [Si vous avez le pouvoir de frapper les gens quand vous le souhaitez, vous n'avez pas vraiment à vous préoccuper de ce qu'ils pensent, et pour ainsi dire, vous n'y pensez pas] (traduction personnelle). Graeber David, Fragments of an anarchist anthropology, Chicago, Prickly Paradigm Press, 2004, p. 72.

785 Traduction personnelle. « This is why violence has always been the favored recourse of the stupid: it is the one form of stupidity to which it is almost impossible to come up with an intelligent response. It is also of course the basis of the state ». Graeber David, Fragments..., op. cit., p. 73.

politiques ? »786

Cette question rhétorique permet à l'auteur de montrer à quel point il nous est difficile de penser le pouvoir en dehors de ce qu'il qualifie de « statist framework », c'est-à-dire d'une approche « étatocentrée », pour user d'un néologisme787.

Dans le cadre colonial, user du terme d'État colonial relève d'une évidence. Les chercheurs ne se sont pas tant focalisés sur l'État en tant que tel – comme modèle politique – mais plutôt sur la faiblesse et la fragilité du pouvoir en situation coloniale, à travers des métaphores nombreuses. Frederick Cooper considère le pouvoir dans le contexte colonial comme « artériel » en référence à la capillarité du pouvoir de Foucault. Artériel dans le sens où il était « fort aux points nodaux de l'autorité coloniale » mais « n'était pas toujours en mesure d'imposer son cadre discursif ailleurs »788. Richard Roberts file lui aussi la métaphore en parlant du pouvoir comme d'un brouillard épais à certains endroits de la colonie (ville, centres économiques) mais clairsemé dans d'autres zones du territoire (terroirs, zones rurales enclavées, etc.), témoignant alors d'une pénétration relative et limitée de l'autorité dans les colonies789.

Pour autant, rares sont les analyses qui ont lancé des pistes de réflexions pour penser le système politique colonial en dehors même de la notion d'État790. Les travaux récents de Marie Muschalek proposent cependant une approche originale. En effet, elle appelle à provincialiser l'État moderne européen791, c'est-à-dire à sortir d'une analyse strictement centrée sur l'emprunt des structures institutionnelles et légales de l'État métropolitain aux colonies. Elle propose de recentrer l'analyse sur l'activité quotidienne des administrateurs de terrain, dotés d'un fort pouvoir arbitraire et dérogatoire, et qui révèle que le système colonial n’était pas un État rationnel au sens wébérien du terme mais plutôt une entité politique déterminée avant tout par une informalité des pratiques.

Dans la continuité de cette approche, nous proposons dans un premier temps de remettre au

786 Traduction personnelle. « If many political entities we are used to seeing as states, at least in any Weberian sense, are not, then what are they? And what does that imply about political possibilities ? ». Graeber David, Fragments...,

op. cit., p. 68.

787 Ibid.

788 Cooper Frederick, « Grandeur, décadence... », op. cit., p. 38.

789 Roberts Richard L., Two worlds of cotton: colonialism and the regional economy in the French Soudan, 1800-1946, Stanford Calif, Stanford University Press, 1996, p. 16.

790 Certains auteurs ont tout de même lancé quelques pistes intéressantes de recherche. John Lonsdale a par exemple parlé de « statelessness of the colonial state » [Manque d'État de l'État colonial] (traduction personnelle). Lonsdale John, « State and peasantry in colonial Africa », in Samuel Raphael (dir.), People’s history and socialist theory, London, Routledge & Kegan Paul, 1981, p. 113. Voir aussi les travaux de George Steinmetz qui a publié de nombreux articles proposant une analyse critique de « l’État colonial ». Par exemple Steinmetz George, « Le champ de l’État colonial. Le cas des colonies allemandes (Afrique du Sud-Ouest, Qingdao, Samoa) », Actes de la recherche

en sciences sociales, n° 171-172, 2008, pp. 122-143. Voir aussi Berman Bruce, « The perils of Bula Matari:

constraint and power in the colonial state », Canadian Journal of African Studies, vol. 31, n° 3, 1997, p. 556-570.

791 Muschalek Marie, « Violence as usual: everyday police work and the colonial state in German Southwest Africa », Conférence « Practices of order: colonial and imperial projects », Copenhagen, 28-30 Janvier 2015, non publié, p. 4. Il est à penser qu'elle s'inspire directement de l'ouvrage célèbre de Chakrabarty Dipesh, Provincializing Europe :

cœur de l'analyse du projet colonial la question de la violence. En effet, l'aspiration hégémonique du pouvoir colonial – à travers un discours de la persuasion – a eu pour effet de camoufler les pratiques coercitives quotidiennes et d'euphémiser le caractère éminemment violent du système. Le même constat peut être fait à travers l'analyse de la mise en place de catégories juridiques et légales dans les colonies qui, loin d'être le fondement du régime, en constituent plutôt un alibi pour en justifier les aspects oppressifs. En dernier lieu, une analyse verticale et horizontale du système colonial permettra de rendre compte d'un enchevêtrement d'autorités autonomes et parfois concurrentielles, qui rappelle que le régime colonial ne constituait pas un État en tant que tel mais était avant tout constitué d'états de pouvoirs multiples.

3.1 Recherche hégémonique et euphémisation de la violence : entre persuasion et coercition

À rebours d'une analyse qui voit dans l'utilisation ponctuelle d'une violence directe par les autorités coloniales une tendance hégémonique de ce même pouvoir, nous pensons que c'est plutôt l'analyse de la recherche792 hégémonique des autorités qui reflète le mieux la réalité et la nature du pouvoir. Par là même, en analysant la rhétorique coloniale qui utilise un discours sur la persuasion et le consentement comme outil de légitimation de la colonisation, on peut rendre compte d'un processus d'euphémisation de la violence par les autorités alors même que la coercition et l’oppression étaient consubstantielles au pouvoir colonial.

Les analyses sont nombreuses à nuancer, à juste titre, l'utilisation du terme gramscien d'hégémonie dans le contexte colonial. On pourrait entendre la notion d'hégémonie comme un moyen de domination politique, économique et culturelle qui s'est établi non pas uniquement par l'usage immodéré de la force mais aussi par la persuasion, par l'acceptation par les sujets d'un pouvoir supérieur. C'est la grande distinction entre coercition et consentement que l'on retrouve dans de multiples analyses de sciences sociales traitant de près ou de loin de la question du pouvoir793.

Dans son célèbre ouvrage Colonialism and culture, Nicholas Dirks note que la notion d'hégémonie n'apparait pas comme le terme le plus judicieux à employer dans le cadre colonial car « il n'implique pas seulement le consentement mais aussi la capacité politique à créer du consentement à travers l'existence d'une société civile par exemple, notoirement absente dans le contexte colonial »794. En effet, le pouvoir colonial peut être caractérisé par ses échecs multiples à

792 Au sens d'un objectif à atteindre.

793 À ce titre voir l'article intéressant de Timothy Mitchell qui dresse une analyse critique et nuance la dichotomie coercition et consentement. Mitchell Timothy, « Everyday metaphors of power », Theory and Society, vol. 19, n° 5, 1990, pp. 545-577. Voir pour l'Afrique subsaharienne l'article devenu célèbre de Bayart Jean-François, « Hégémonie et coercition en Afrique subsaharienne : la « politique de la chicotte » », Politique africaine, n° 110, 2008, pp. 123-152.

794 Traduction personnelle. « It implies not only consent but the political capacity to generate consent through the institutional spaces of civil society, notably absent in the colonial context ». Dirks Nicholas, Colonialism and

créer les conditions de sa domination politique, économique et culturelle sur les populations795. D'autre part, l'utilisation du terme d'hégémonie appliqué au contexte colonial fournit une approche élitiste et une appréciation plus que limitée des rapports de pouvoir multiples en situation coloniale, niant par là même la capacité des populations sous domination à contester, résister, contourner ou négocier avec le système mis en place796. Nombreuses ont été les études qui ont souligné que si hégémonie il y a eu dans les colonies, elle n'était que relative, « incomplète et aléatoire »797, contestée dès la conquête, dépendant des situations et des espaces, modelée par les rapports de force quotidiens entre colonisateurs et colonisés. David Robinson a par exemple souligné que la consolidation de l'administration coloniale au Sénégal et en Mauritanie n'avait pu se faire qu'à travers des « parcours d'accommodations »798 c'est-à-dire une adaptation continuelle des autorités coloniales à la pluralité des pouvoirs en présence (pouvoir religieux, pouvoir traditionnel, etc.).

Enfin, Shula Marks et Dagmar Engels, dans leur introduction à l'ouvrage Contesting colonial hegemony799, ont été les premiers à dresser une critique de la lecture hégémonique du pouvoir colonial – que ce soit en Afrique, en Inde ou en Asie – en soulignant le fossé qu'il y avait entre le discours colonial qui aspirait à une certaine hégémonie et la réalité des pratiques coloniales qui ont entravé cette même recherche hégémonique. En effet, il faut bien distinguer les aspirations hégémoniques du pouvoir colonial d'une part et la réalité du terrain d'autre part.

Il est à cet égard intéressant de noter une certaine rhétorique coloniale, que l'on retrouve ici ou là dans les archives, insistant sur l'importance de la persuasion pour faire parvenir le projet colonial à ces fins. Alors gouverneur du Sénégal en 1907, Joost Van Vollenhoven écrit, dans un rapport sur la nécessité du déplacement des administrateurs dans les cercles, la chose suivante :

« Si le commandant se déplace sans but précis, sans avoir rien à demander, la confiance s'établira rapidement et les indigènes s’apercevront que l'intérêt qu'on leur porte ne se mesure pas uniquement aux sacrifices que l'on exige d'eux. »800

Ce propos, qui rappelle ce qui a été vu précédemment sur l'importance du maintien des relations entre administrateurs et populations, souligne bien la distinction entre la persuasion, qui passe par le contact, par la confiance, et la coercition, la contrainte qui se traduit par l'imposition de charges, de « sacrifices », sans explications préalables des objectifs voulus.

culture, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1992, p. 7.

795 On l'a vu avec le réseau routier en chapitre 2, on le verra aussi dans les chapitres suivants.

796 Ce sera l'objet de la seconde partie du présent travail.

797 Bernault Florence, Enfermement..., op. cit., p. 62.

798 Robinson David, Sociétés musulmanes et pouvoir colonial français au Sénégal et en Mauritanie, 1880-1920 :

parcours d'accommodation, Paris, Karthala, 2004, p. 22.

799 Engels Dagmar, Marks Shula, Contesting colonial hegemony: state and society in Africa and India, New York, British Academic Press, 1994, 349 p.

On retrouve cette idée dans plusieurs rapports coloniaux. En 1931, le commandant de cercle de Bakel s'exprime ainsi :

« Les indigènes ont compris que les administrateurs et les agents placés sous leurs ordres agissent seulement et toujours dans l'intérêt général ; c'est ce qui explique que nous rencontrons relativement peu de difficultés et que les indigènes dans l'ensemble se plient très facilement à nos méthodes de colonisation. »801

Il en allait de même pour l'administrateur de Kolda en 1938 qui souligna :

« Le contact plus étroit entre la population et les représentants de l’administration a facilité l'exécution rapide des opérations ci-dessus [recrutement de manœuvres, recensement, recrutement militaire, etc.] et démontré une fois de plus que la masse se soumet aisément sur ordres de l'autorité quand elle est exactement fixée sur ses intentions. »802

Dans ces deux passages, les administrateurs suggèrent que la persuasion des populations n'est réalisable qu'en leur faisant comprendre le bien fondé du projet colonial. Cette rhétorique est classique d'un discours type de l'époque tendant à valoriser la recherche du consentement des populations pour légitimer le processus colonial.

Cependant, dans un rapport destiné au commandant de cercle de Sédhiou, le gouverneur du Sénégal nuance quelque peu la réalité de l'acceptation par les populations des objectifs coloniaux. Reprenant une remarque du commandant de cercle faisant le constat que « si ces populations n'étaient pas instruites de nos buts de colonisation, elles n'exécuteraient pas ce qui leur est demandé »803, le gouverneur du Sénégal répondit la chose suivante : « […] pour obéir aux ordres, auraient-elles [encore] besoin d'en comprendre les motifs et la portée pratique »804. Et de continuer en suggérant qu'il était vain de chercher le consentement de populations « attardées » qui ne comprennaient pas pourquoi elles étaient sollicitées, vue la « passivité aux directives reçues »805. Ces propos sont importants car ils suggèrent que les autorités étaient elles-mêmes conscientes que le discours sur la persuasion n'avait que très peu d'effectivité dans les faits.

En réalité, comme le soulève un propos du commandant de cercle de Bakel en 1942, derrière le discours sur la persuasion, c'est souvent la contrainte qui demeurait la méthode la plus efficace de pouvoir pour les administrateurs coloniaux : « les habitants de Bakel se sont mis enfin résolument au travail. La manière forte a obtenu ce que la persuasion n'avait pas réalisé »806. De manière cynique, le Broussard de Delafosse résume bien cette tension entre persuasion et coercition :

801 ANS, 2G31/67, Rapport politique annuel du cercle de Bakel, 1931.

802 ANS, 2G38/80, Rapport politique du cercle de Kolda, 1938.

803 ANS, 13G42, Lettre au commandant de cercle de Sédhiou, A/S administration et politique indigènes cercle Sédhiou, 22 avril 1939.

804 Ibid.

805 Ibid.

« La persuasion ! on la connaît celle-là ! [...] Dans un an, jeune homme, vous m'en direz des nouvelles ! Et vous saurez alors, comme moi, qu'il n'y a que la force pour tirer quelque chose de ces brutes, la force, vous m'entendez ! »807

Cette rhétorique du consentement traduisait plus au final une certaine volonté hégémonique des autorités coloniales qu'une réalité de fait. Elle produisit par là même un phénomène d'euphémisation des aspects coercitifs du moment colonial.

Dans une analyse devenue classique, Hannah Arendt a suggéré dans son essai sur la violence comment son usage immodéré reflétait, plus que l'hyper-puissance d'un État, avant tout sa faiblesse808. Dans les études sur le fait colonial, plusieurs auteurs ont montré que les analyses envisageant l'utilisation d'une violence répressive et ponctuelle par le pouvoir colonial, comme un indicateur de son incapacité à maintenir un ordre légal, étaient réductrices et reprenaient une vision de l'État trop formel et schématique. Emmanuel Blanchard et Joël Glasman notent par exemple que le pouvoir colonial ne prétendait pas forcément s'accaparer le monopole de la violence légitime mais plutôt « orienter la coercition, d’où qu’elle vienne, dans un sens qui ne remette pas en cause le gouvernement colonial »809.

De plus, ce type d'analyses entend la notion de violence dans une acceptation trop limitée et instrumentale et oublie que la contrainte, la coercition, n'étaient pas que des outils de l'administration coloniale mais étaient avant tout constitutifs de son pouvoir. C'est en effet sur une violence quotidienne, structurelle, symbolique et diffuse que les Empires coloniaux ont fondé leur domination.

Dès lors, plutôt que d'envisager l'utilisation ponctuelle d'une violence immodérée comme indicateur de la faiblesse du pouvoir colonial, il faut avant tout replacer la notion de violence comme l'essence même de la domination coloniale. Les aspects oppressifs du pouvoir étaient consubstantiels à l'autorité du colonisateur et n'ont jamais cessé tout au long de la période coloniale. La contrainte et l'arbitraire ne se sont jamais interrompus, ils ont juste été progressivement justifiés, normalisés, rationalisés par un ensemble de discours et de réglementations qui ont rendu au final une certaine violence acceptable.

Dans le cadre du travail forcé, en encadrant légalement les différentes formes de contraintes au travail, en délimitant le cadre de leur application et en y instituant un certain nombre de limites à ne pas dépasser, les autorités coloniales ont détourné l'attention sur les abus potentiels qui pouvaient survenir en rapport aux limites fixées par la législation, et non sur le cœur du système, coercitif par

807 Delafosse Maurice, Broussard..., op. cit., p. 9.

808 Arendt Hannah, On violence, New York, Harcourt, 1970, 106 p.

809 Blanchard Emmanuel, Glasman Joël, « Introduction générale: Le maintien de l'ordre dans l'Empire français: une historiographie émergente », in Bat Jean-Pierre, Courtin Nicolas (dir.), Maintenir l'ordre colonial..., op. cit., p. 13. Voir aussi pour le même constat l'ouvrage de Denis Vincent, Denys Catherine (dir.), Polices d'Empires,

essence. Les autorités ont ainsi rendu acceptables et normales des mesures violentes et arbitraires grâce à un ensemble fragmenté de règlementations.

3.2 « L'Empire de la loi » ? Régime dérogatoire et politique du performatif

On a souvent qualifié le régime colonial de « régime des décrets ». En effet, l'article 18 du sénatus-consulte du 3 mai 1854, publié sous le Second Empire Napoléonien, disposait que les colonies françaises (hors Algérie) étaient « régies par décret de l'Empereur, jusqu'à ce qu'il ait été statué à leur égard par un sénatus-consulte »810. Ce sénatus-consulte n'intervint jamais et la Troisième République, qui succéda au Second Empire en 1870, garda cette disposition. Cette mesure était pourtant contraire à l'esprit de la jeune République puisque ce n'était pas l'Assemblée nationale élue qui exerçait la souveraineté aux colonies mais le ministère des Colonies811 et ses délégués, les gouverneurs. Le régime des décrets faisait en effet échapper les territoires coloniaux au régime juridique métropolitain. Le droit colonial y était alors purement administratif et attribuait un fort pouvoir aux gouverneurs dans les domaines législatif et exécutif812.

Les territoires coloniaux étaient dotés de ce qu'on pourrait qualifier d'une double autorité administrative à travers la loi et le décret. Les gouverneurs de chaque colonie avaient en effet la charge de publier les lois métropolitaines mais avait aussi la possibilité de prendre un ensemble vaste de décisions par décret, en vertu de leur pouvoir réglementaire propre. Ce fonctionnement rendait l'expansion coloniale quelque peu suspecte aux yeux des républicains, et ce pour deux raisons : l'inspiration monarchiste et le caractère dérogatoire du régime instauré dans les colonies.

Premièrement, nombreux sont les auteurs à avoir soulevé l'influence de l'Ancien Régime dans l'instauration du système colonial. L'entité politique qui se dessinait progressivement dans les colonies au tournant du XXème siècle, et qui perdura jusqu'aux indépendances, apparaissait bien différente de la Troisième République, et de ses élans démocratiques, qui s'affirmait au même moment en métropole. Laurent Manière compare par exemple la liberté d'action des gouverneurs généraux et les fonctions élargies des administrateurs coloniaux à celles des intendants de police de justice et de finance d'avant la Révolution française. Les décrets constituaient en quelque sorte la continuité des édits royaux813. L'expansion coloniale a été l'occasion de perpétuer dans les colonies une certaine idée de la France quelque peu ancienne que l'avènement de la Troisième République empêchait de s'exprimer en métropole814. Comme le souligne Jean Frémigacci, « les républicains