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En circoncisant l'analyse à un espace particulier, les chantiers routiers de prestataires et de la main-d’œuvre pénale, il convient d’interroger les réactions diverses et multiformes des populations soumises au travail forcé sur le territoire Sénégalais. La route fut tout autant un axe de communication et un espace où s'exerçait le pouvoir, qu'un lieu d'expression et de réactions d'opposition des populations à l'autorité coloniale. Bien que les attitudes au travail forcé constituent un point d'entrée, il est évident que ces contestations doivent s'inscrire dans une dimension plus globale de réactions à une coercition qui s'exprimait au quotidien à travers les impôts, les cultures obligatoires ou encore le recrutement militaire.

Notre volonté de départ est de produire une étude qui rompt avec l'historiographie « dakarocentrée » que l'on retrouve dans beaucoup d'études sur l'histoire du Sénégal : analyse des grandes mobilisations sociales, du développement des syndicats, de la formation des élites politiques, etc. Le but recherché est de nous déprendre de nos habitudes mentales et de déplacer notre focale d'observation sur des formes, moins évidentes, plus discrètes, plus silencieuses, de réactions, d’insubordination, d'everyday resistance847 : désertions des chantiers et évasions des camps pénaux, refus de travailler et paresse feinte, migrations vers d'autres colonies, sabotage, plaintes, etc.

Ces formes multiples de contestation étaient bien plus que de simples réactions d'opposition. Elles constituaient autant de ruses, de tactiques, de bricolages, à la force créative et transformatrice, et qui à terme déstabilisèrent le pouvoir colonial, le forçant à réagir, à constamment s'adapter et se reformuler. En effet, les politiques coloniales apparaissent comme autant de réponses et d'adaptations aux attitudes multiformes des populations africaines, que les milles ruses et/ou

846 ANS, 11D1/149, Lettre de Guibril Sarr envoyé à Monsieur Angrand mandataire du député Senghor, « Étude sur les agitations dans les Djougouttes (Casamance) avec, en matière d'exode, le souvenir ineffaçable de Secou Dianko », non daté.

847 Pour reprendre une expression chère à James C. Scott. Scott James C., Weapons of the weak: everyday forms of

adaptations africaines furent des réponses aux contraintes quotidiennes imposées par le régime colonial.

Plus largement, en se focalisant sur la diversité de ces attitudes, l'objectif est de repenser la relation entre l'administration coloniale et sa domination, imposée quotidiennement aux populations. Ce chapitre propose une réflexion plus large sur les rapports de pouvoir en situation coloniale, qui ne doivent pas seulement être envisagés au prisme des dichotomies usuelles – et simplistes – de pouvoir versus résistance, colonisateur versus colonisé ou dominant versus dominé.

Les études sur la notion de résistance, ont, depuis de nombreuses années, produit un ensemble dense et inégal d'analyses. Au vu de la littérature sur le sujet, écrire sur la notion de résistance – dans une acceptation très large et rarement précisément définie – se résume parfois à un simple exercice de style, garantie évidente pour les chercheurs de faire une histoire sociale par le bas, à l'inverse d'une analyse strictement institutionnelle. Le but de ce chapitre n'est pas de fournir un état des lieux bibliographique sur le sujet848, mais de confronter le concept de « résistance » aux attitudes multiformes des populations réagissant au recrutement et aux conditions de travail sur les chantiers routiers Sénégalais.

Par ailleurs, la question paraît somme toute évidente, mais une interrogation sur les sources demeure centrale : comment analyser des réactions d'opposition à l'autorité coloniale quand la source principale à disposition est l'archive administrative, justement produite par cette même autorité ? Les archives sont beaucoup moins silencieuses qu'il n'y paraît et les administrateurs coloniaux étaient parfois bien conscients des formes de réactions utilisées par les populations, en témoignent certaines longues enquêtes administratives diligentées par les autorités. Cependant, pour contrebalancer le regard à sens unique que procure l'archive coloniale, un travail avec des documents rarement exploités, en particulier des lettres de prisonniers des camps pénaux, permet d'offrir un regard alternatif sur le vécu des populations soumises au travail forcé.

Le point de départ de ce chapitre est d'interroger la notion de « résistance » au prisme du travail obligatoire, pour mieux en dresser les limites conceptuelles et analytiques. Nous analyserons par la suite, en prenant le cadre précis des réactions des travailleurs soumis aux prestations et de la main-d’œuvre pénale, la multiplicité des attitudes quotidiennes d'opposition, mais aussi d'adaptation, avec les autorités. Ce chapitre se positionne à l'inverse d'une analyse qui verrait le système du travail forcé, et le système colonial plus généralement, comme tellement violent et exploiteur qu'il n'y aurait rien à gagner à accepter de faire ce qui est demandé, et rien à perdre de se rebeller contre. La ligne de fracture est beaucoup plus floue et ambigüe qu'il n'y parait et ce chapitre tente de rendre compte d'un ensemble de stratégies de subversions, d'adaptation, de détournement,

de bricolages qui ont permis, non pas de s'opposer uniquement frontalement avec les autorités, mais aussi de négocier et reformuler les rapports de pouvoir en situation coloniale.

1. Le concept de résistance à l'épreuve du travail forcé

Le but de cette première partie n’est pas de faire une compilation simpliste de la littérature disponible sur les resistance studies mais plutôt d’interroger l’apport de ce cadre théorique et d’en tester la validité face à la question du travail forcé. Cette réflexion nous permettra, par la suite, d’interroger les rapports de pouvoir inhérents à la société coloniale, au travers des réactions quotidiennes des populations.

1.1 Resistance studies et études africaines

Jean Suret-Canale, dans sa participation à l’ouvrage hommage à Henri Brunschwig, dressait une analyse critique de l’usage des termes de « résistance et de « collaboration » pour qualifier les tactiques et attitudes des populations sous domination coloniale. Il suggérait que l’utilisation de ces termes pouvait apparaître anachronique dans le contexte colonial puisque ces notions furent progressivement développées pendant la Seconde Guerre mondiale849. Pour prolonger sa critique, on peut suggérer que l'utilisation figée de cette dichotomie résistance/collaboration mène le chercheur à une impasse analytique, simplifiant à l'extrême une situation bien plus complexe et ambigüe que ce que laisse penser les cadres structurels de ces deux termes.

Bien que la littérature scientifique sur les résistances se soit emparée de ces notions à ses débuts, l'historiographie a progressivement reformulé et élargi l'appréhension de ces termes, afin de les inclure dans un ensemble multiforme de réactions et d’attitudes alternatives proposées par les populations africaines pour défendre leurs intérêts face au joug colonial. C'est en partie l'objectif que s'est fixé l'imposant ouvrage collectif Rethinking resistance, publié au début des années 2000. Dans une introduction riche, les auteurs dressent un bilan critique de la littérature disponible sur les resistance studies en Afrique, et propose une définition plus nuancée et pragmatique de la notion :

« [La résistance signifie] l'ensemble des intentions et des actions concrètes entreprises pour s'opposer à d'autres, refuser d'accepter leurs idées, leurs positions ou leurs tentatives de domination jugées injustes, illégitimes ou encore intolérables. »850

849 Suret-Canale Jean, « Résistance » et « Collaboration » en Afrique noire coloniale, Paris, EHESS, 1982, 13 p.

850 Traduction personnelle. « [resistance signifies] intentions and concrete actions taken to oppose others and refuse to accept their ideas, actions or positions for a variety of reasons, the most common being the perception of the position, claims or actions taken by others as unjust, illegitimate or intolerable attempts at domination ». Abbink Jan, Bruijn Mirjam De, Walraven Klaas Van (dir.), Rethinking resistance: revolt and riolence in African history, Leiden, Brill, 2003, p. 8.

En d’autres termes, la notion de résistance est entendue dans un sens large, englobant toute action ou déclaration d’intention contre une pratique de domination considérée comme illégitime.

Plutôt que de repenser la catégorie en elle-même, il convient dans un premier temps de donner un bref aperçu des évolutions de l’utilisation de ce terme dans l’historiographie africaniste et d’en pointer les limites afin de proposer des pistes de réflexion visant à dépasser ce cadre conceptuel. L’utilisation du concept de résistance a suivi les mouvements historiographiques classiques des études africaines.

Dans les années 1960, une historiographie dite « nationaliste » se développa au lendemain des indépendances, mettant l'accent sur les populations plus que sur les structures, en s'intéressant plus particulièrement à la période précoloniale. Pour les chercheurs de l'époque, il fallait renverser les rapports de domination afin d’écrire une nouvelle histoire de l’Afrique qui fermerait, une fois pour toute, la parenthèse coloniale851. C’est dans ce contexte que ce développa tout un ensemble d’analyses établissant une connexion entre les mouvements de résistance à la conquête et les mouvements anti-coloniaux qui firent accéder les anciens territoires sous domination européenne à l’indépendance852. L’étude la plus remarquée de l’époque fut celle de Terence O. Ranger qui établit un lien direct entre des résistances qu’il qualifie de « primaires », en particulier les réactions à la conquête européenne, et les résistances dîtes « secondaires » ou « modernes »853 des élites nationalistes revendiquant l’indépendance des territoires colonisés, à travers des mots d’ordre nouveaux – et souvent introduit par la colonisation – comme la liberté, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ou la démocratie. Cette téléologie souffre néanmoins de plusieurs écueils centraux.

Dans un premier temps, il convient de se demander si l’argument qui attribue le développement des mouvements nationalistes aux premières formes de résistance à la conquête ne souffre pas de surinterprétation, voire d'un certain anachronisme. Il est à ce titre intéressant de noter que dans certains cas, c’est la littérature sur les formes « primaires » de résistance qui inspirèrent les mouvements nationalistes des années 1960-1970. Les travaux de Jan-Bart Gewald ont ainsi montré comment des travaux scientifiques des années 1970 ont considérablement influencé la lutte pour l’indépendance de la Namibie854. Il faut cependant garder en tête que cette première littérature s’est développée en réaction aux études eurocentrées sur les révoltes africaines décrites comme des mouvements homogènes, défendant des intérêts communs, dans une sorte de « tradition africaine »

851 Awenengo Dalberto Séverine, Barthélémy Pascale, Tshimanga Charles, « Introduction : écrire l'histoire de l'Afrique autrement », in Awenengo Dalberto Séverine, Barthélémy Pascale, Tshimanga Charles (dir.), Écrire l'histoire de

l'Afrique..., op. cit., p. 13.

852 Pour un aperçu de cette historiographie, voir l'article de Ranger Terence, « The people in African resistance: a review », Journal of Southern African Studies, vol. 4, n° 1, 1977, pp. 125-146.

853 Ranger Terence, « Connexions between 'Primary Resistance' Movements and Modern Mass Nationalism in East and Central Africa (Part I) », Journal of African History, vol. 9, n° 3, 1968, pp. 437-453.

854 Gewald Jan-Bart, « Herero genocide in the twentieth century: politics and memory », in Abbink Jan, Bruijn Mirjam De, Walraven Klaas Van (dir.), Rethinking resistance..., op. cit., pp. 279-304.

contre l’occupation étrangère.

Dans un second temps, ce premier mouvement historiographique a eu tendance à souffrir d'un certain élitisme, négligeant la diversité des catégories inhérentes aux sociétés africaines et la multiplicité des rôles et positions des acteurs dans la société coloniale855.

L’historiographie marxiste s'empare alors de cette critique pour développer une analyse qui se concentre sur les structures de classe comme facteur déterminant de la résistance ou de la collaboration des individus. Ce mouvement historiographique donna une grande place, dans les années 1980, à l’histoire économique, analysant principalement le lien entre la mise en place d’un système d’exploitation coloniale et les racines du sous-développement. Plutôt que de se focaliser sur les structures coloniales comme le cœur même de l’oppression, le paradigme matérialiste s’est avant tout intéressé aux modes de production et aux structures de classe pour redéfinir les mouvements de résistance dans les sociétés africaines. La perspective marxiste a ainsi suggéré comment les divisions sociales, en terme de classe, existaient au sein des populations africaines et furent renforcées par le moment colonial. Ces divisions auraient ainsi modelé les réponses et attitudes diverses face à l'exploitation coloniale capitaliste856.

Alors que la première littérature sur les résistances a éclipsé les attitudes de négociation avec l'autorité coloniale, la littérature matérialiste a en quelque sorte, au travers d'une analyse basée essentiellement sur les rapports de classe, défini les populations non pas comme sujet à part entière mais comme objet historique de l'exploitation capitaliste. Ni l’historiographie nationaliste, ni l’historiographie marxiste, coincées dans la dichotomie usuelle colonisateur/colonisé ne se sont intéressées aux enjeux politiques internes qui ont déterminé les attitudes multiples des populations.

C'est à partir de cette limite que se développe, dans les années 1990, un ensemble d'études se focalisant sur les formes quotidiennes de résistance (everyday resistance)857. Ces travaux s'inscrivent dans une démarche « par le bas », en réaction à une historiographie élitiste et eurocentrée qui se concentraient sur des thèmes plus évidents, plus visibles, plus « familiers »858

pour les chercheurs : mobilisations sociales d'envergure, analyse des oppositions politiques (syndicats, partis), leadership politique (élites) ou idéologie. Ce penchant est encore plus prégnant dans les recherches historiques sur le Sénégal, où l'immense majorité des études liées aux confrontations entre pouvoir colonial et populations se concentre sur les grandes grèves (grèves des

855 Allina-Pisano Eric, « Resistance and the social history of Africa », Journal of Social History, vol. 37, n° 1, 2003, p. 189.

856 Pour un résumé de ce mouvement historiographique, voir Cooper Frederick, « Peasants, capitalists, and historians: a review article », Journal of Southern African Studies, vol. 7, n° 2, 1981, pp. 284-314.

857 Voir en particulier les travaux de James Scott. Scott James C, « Everyday forms of resistance », The Copenhagen

Journal of Asian Studies, vol. 4, n° 1, 1989, pp. 33-62. Pour les études africaines, voir entre autres Glassman

Jonathan, Feasts and riot: revelry, rebellion, and popular consciousness on the Swahili coast, 1856-1888, Portsmouth, Heinemann, 1995, 293 p. ; Isaacman Allen, Cotton is the mother of poverty: peasants, work, and rural

struggle in colonial Mozambique, 1938-1961, Portsmouth, Heinemann, 1996, 272 p. Pour le Sénégal voir Robinson

David, Paths of accomodation..., op. cit.

cheminots en particulier), l'influence des syndicats dans le dynamisme politique de la colonie et la construction progressive des élites politiques qui deviendront les acteurs principaux de l'indépendance sénégalaise859.

Au contraire des travaux antérieurs, ce dernier mouvement historiographique tente de révéler la richesse et la diversité des luttes et rapports de pourvoir inhérents aux populations colonisées. A l'inverse d'une définition restrictive du terme de résistance vue comme une réaction collective, organisée et ayant une signification politique intentionnelle, les travaux de cette époque nous invite à déplacer notre focale et nous force à changer notre regard et nos catégories de pensée. C'est ce que James C. Scott a qualifié de « weapons of the weak »860, c'est-à-dire une multiplicité d'attitudes et de réactions rendant compte d'une infra-politique plus discrète, obéissant à d’autres règles, mais qui constitue néanmoins une menace pour les autorités. Ainsi, des thèmes comme la criminalité, la danse et les chansons, ou même les rêves861, ont été analysés comme des formes de résistance quotidienne. En d’autres termes, c’est toute la panoplie des réactions des colonisés, ainsi que leur marge d’action, qui devint l’objet d’une analyse historique.

Cette nouvelle approche théorique s’accompagna aussi d’un renouveau méthodologique, donnant la part belle aux entretiens oraux. Dans cette démarche, le recueil de témoignages862 permet d’avoir accès à ce que l’archive ne peut pas rendre compte : l’appréciation diverse des réalités, la multiplicité des catégories de pensée et la complexité des relations sociales au sein des populations. Ce mouvement historiographique a ainsi laissé de côté la « Résistance » – avec un grand r – pour s'intéresser aux multiples formes de résistance quotidienne des africains.

Cependant, cette approche n'est pas dénuée de critiques, et partage, à certains égards, les mêmes biais que la perspective nationaliste et marxiste. Ces travaux ont en effet tendance à analyser les formes de domination et de résistance comme deux entités imperméables oubliant que ces catégories sont avant tout formulées l'une vis-à-vis de l'autre. Enfin, l'autre écueil principal de cette perspective réside dans le risque d'analyser toute forme de réaction comme un acte de résistance consciente. Cette sur-interprétation peut, à terme, rendre le concept de résistance inopérant pour qualifier les rapports de pouvoir en situation coloniale. Cette dernière critique suggère ainsi un point important : la question de l'agency des acteurs et leur degré d’intentionnalité.

859 Par exemple, Thiam Iba Der, L'évolution politique et syndicale..., op. cit. ou Guèye Omar, Sénégal : histoire..., op.

cit.

860 Scott James C., Weapons of the weak..., op. cit.

861 Thioub Ibrahima, « Banditisme social et ordre colonial : Yaadikkoon (1922-1984) » , Annales de la Faculté des

Lettres et Sciences humaines, Université Cheikh Anta Diop de Dakar, n° 22, 1992, pp. 161-173 ; Leroy Vail, Lander

White, « Forms of resistance: songs and perception of power in colonial Mozambique » , American Historical

Review, 1983, vol. 88, n° 4, pp. 883-919 ; Mbembe Achille, « Domaines de la nuit et autorité onirique dans les

maquis du Sud-Cameroun (1955-1958) », Journal of African History, vol. 32, n° 1, 1991, pp. 89-121.