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C Les aménités urbaines et leur perception socio-culturelle

Dans le document Forme Urbaine et Mobilité Quotidienne (Page 44-46)

Lorsque J.-K. Brueckner, J.-F. Thisse et Y. Zénou se demandent « pourquoi le centre de Paris est-il riche et celui de Détroit pauvre ? » (1999), leur réponse fait appel aux différences d’aménités centrales et périphériques.

Les aménités naturelles (rivières, collines, présence de nature, etc.) et les aménités historiques (bâtiments, parcs, monuments, etc.) sont principalement exogènes, tandis que les aménités modernes (équipements culturels, sportifs, etc.) dépendent du niveau de revenu de la population. Les aménités exogènes peuvent être considérées comme un déterminant de la localisation des différentes classes de revenu de la ville, mais le raisonnement inverse prévaut pour les aménités endogènes : c’est la répartition intra-urbaine des classes de revenu qui détermine leur localisation. En se focalisant sur les aménités exogènes, on est en mesure d’expliquer la différence de peuplement des centre-ville de Paris et Détroit. Dans les deux villes, le niveau d’aménités naturelles augmente avec la distance au centre. Si à Détroit rien ne vient contrebalancer cette attirance vers les aménités périphériques, la beauté architecturale et la richesse historique du centre de Paris forment une force centripète pour la population. Le phénomène est renforcé par la présence d’aménités modernes, telles que les grands restaurants

ou une riche activité culturelle44.

J. Cavailhès et alii (2002) vont plus loin en endogénéisant les aménités naturelles, produit selon eux de l’interaction entre les ménages et les agriculteurs dans la « ville périurbaine » (qui entoure la « ville spécialisée [dans la fonction résidentielle] » où seuls les ménages résident). Le modèle permet de relier explicitement l’étalement à l’attirance des ménages pour les aménités naturelles. En effet, une de leurs conclusions est que « le périurbain s’étend plus loin que la ville spécialisée (…) puisqu’il contient à la fois des ménages et des agriculteurs » (p. 17).

Au-delà de la seule présence d’aménités, l’explication des différences structurelles d’urbanisation fait appel principalement à la perception socio-culturelle des aménités.

La perception des aménités peut tout d’abord être sociale. Elle dépend du milieu social d’appartenance et de la position dans le cycle de vie. T. Le Jeannic (1997) évoque l’attraction des communes périurbaines pour les familles avec enfants (voir aussi Levine, 1997). M. Wiel (2002, p. 7) confirme cette idée en montrant l’incidence du couple et du nombre d’enfants sur la périurbanisation, ainsi que celle de l’âge de la personne de référence du ménage.

Le milieu socio-culturel d’appartenance peut être associé à la préférence ou l’aversion pour une localisation centrale. Ainsi le centre-ville et sa vie culturelle et relationnelle intense seraient surtout recherchés par les professions intellectuelles (yuppies, professions libérales,

44

La mesure des aménités n’est pas chose facile. Les études sur la mesure de la qualité de la vie portent généralement sur les agglomérations dans leur ensemble : il s’agit tout simplement de déterminer un indice synthétique agrégeant l’ensemble des aménités d’une aire urbaine déterminée, en général par la critériologie positive (Blomquist et al., 1988 ; Boyer et Savageau, 1985 ; Burnell & Glaster, 1992). Sans une application à l’échelle intra-urbaine, elles ne permettent pas d’expliquer les différentiels de structuration urbaine.

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44 artistes, etc.), tandis que les classes à faible niveau de scolarité ou aux fortes attaches rurales (exode rural récent, jeunes venant faire leurs études « à la ville ») déterminent plutôt un style de vie périurbain (Camagni, 1996, resp. p. 61 et p. 165). L’augmentation du revenu n’implique donc pas mécaniquement l’étalement.

La perception des aménités peut également être culturelle. Nous l’illustrerons par les différences dans le processus d’étalement des villes européennes et nord-américaines.

Aux Etats-Unis, le mouvement de déconcentration des ménages a surtout été le fait d’une population eux revenus élevés, justifiant l’emploi de l’expression bourgeois utopia par l’historien R. Fishman pour qualifier la suburbanisation des villes américaines.

Un premier élément d’explication réside dans la forte valorisation de l’habitat isolé et de la propriété privée : « l’idéal de la résidence unifamiliale » (Von Hoffman & Felkner, 2002) fait partie intégrante du « rêve américain » (Carlisle, 1999). C. Ghorra-Gobain (1997) relie cet ensembles de valeurs typiquement américaines à la « philosophie de la prairie » : les terres en abondance du Nouveau Continent devaient être colonisées, repoussant toujours vers l’ouest l’intangible frontier.

Parallèlement, la vie urbaine est dévalorisée, comme symbole de séparation de l’homme et de la nature et de sa conséquente perversion. L’influence du transcendantalisme,

porté par les œuvres d’écrivains comme R. W. Emerson ou H. D. Thoreau45, a été forte dans

le fonds culturel américain. Selon ce courant philosophique, la Nature représente une richesse spirituelle pour l’homme, sa présence le transcende (Ghorra-Gobain, 1997). Par la suite, les réalisations d’architectes tels que F. L. Olmsted ou C. Vaux, qui tentent d’intégrer parfaitement les résidences dans le paysage naturel et de réconcilier ainsi la ville et la nature, contribuèrent à muer cet idéal rural en idéal suburbain.

L’impulsion donnée par les classes riches à la déconcentration peut cependant être mise en doute. J. L. Wunsch (1995) s’oppose au suburban cliche qui porte à croire qu’une élite, imprégnée d’une culture hostile à la ville, aurait impulsé la suburbanisation en s’appropriant

des localisations périphériques46. Il montre que ce ne sont pas les classes riches qui ont

émigré les premières, mais les classes pauvres, exclues du centre par les prix fonciers. Ensuite, par l’augmentation séculaire des revenus, elles auraient façonné une culture et un idéal suburbains qui se seraient par la suite répandus dans le reste de la population. Finalement, l’erreur provient de « la confusion entre l’antériorité de l’idéal et la réalité de l’établissement ».

En Europe, les classes riches restent attachées à la localisation centrale. En France, la suburbanisation est relativement tardive (à partir des années 1970), et surtout le fait des

45 R. W. Emerson, Nature, 1836 ; H. D. Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, 1854. 46

Un cliché véhiculé par les références de l’histoire de la suburbanisation américaine que sont J. R. Stilgoe (Borderland. Origins of the American Suburb, 1820-1939, New Haven, Yale University Press, 1988), R. Fischman (Bourgeois Utopia. The rise and fall of Suburbia, New York, Basic Books, 1987) et Kenneth T. Jackson (Crabgrass Frontier. The suburbanization of the United States, New York, Oxford University Press, 1985).

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classes moyennes et hautes (Dézert et alii, 1991). Comme aux Etats-Unis, le milieu suburbain est porteur des valeurs de proximité à la nature, d’éloignement des nuisances centrales, d’accès à un mode de vie individualisé porté par une « idéologie du pavillonnaire »

(Haumont, 1975) 47. La différence réside dans le fait que le centre-ville reste une localisation

prestigieuse : siège traditionnel des centres de pouvoir, le centre de la ville est l'avatar de « l’axe du monde » qui donne un sens à la destinée humaine (Eliade, 1965).

Pourtant, les études disponibles pour la France, déjà citées plus haut (Gaschet, 2001 ; Peguy, 2000), montrent que l’étalement est significativement corrélé au revenu moyen des ménages. Il n’y aurait donc pas une différence de nature mais une différence de degré dans les processus d’étalement américain et français : la préférence pour le centre a pu freiner le mouvement de déconcentration des ménages, mais ne l’a pas empêché.

L’hypothèse d’une préférence pour l’habitat périphérique dans l’explication de l’étalement résidentiel peut sembler une explication ad hoc (Boiteux & Huriot, 2002). Elle est de plus battue en brèche par des études qualitatives qui aboutissent à « démonter le rêve américain » (taking apart the american dream) : la préférence des ménages pour la possession d’une maison individuelle ne serait pas un but en soi, mais plutôt le moyen d’accéder à un quartier socio-économiquement valorisant, composé si possible de ménages blancs et riches (Schlay, 1986). Les processus de ségrégation de l’espace urbain peuvent aider en effet à comprendre l’étalement résidentiel, à travers des phénomènes de « fuite » d’un centre-ville dont la paupérisation est cumulative.

Expliquer l’étalement par la perception socio-culturelle des aménités revient à associer la déconcentration des ménages à une attirance pour certains lieux, résultats d’une structure de préférences particulière et des différentiels d’aménités présentes sur les différents territoires urbains. De manière relativement symétrique, on peut supposer que ce mouvement de déconcentration est dû à la présence d’aménités négatives qui constituent une force de répulsion envers le centre-ville. L’hypothèse de « fuite face à la rouille » permet d’analyser l’étalement comme le résultat d’un processus de fuite des zones centrales dégradées.

II - D’une localisation choisie à une localisation subie : l’hypothèse de

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