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B Les critiques des politiques de compacification

Dans le document Forme Urbaine et Mobilité Quotidienne (Page 82-88)

La question de la faisabilité des politiques de compacification renvoie à celle de leur efficacité économique. Ce faisant, on est ramené à une controverse beaucoup plus large concernant le mode de régulation optimal des actions économiques. Enfin, nous verrons que l’effet de la compacification sur les prix fonciers peut se révéler pervers en termes d’équité.

1 - L’efficacité économique des politiques de compacification en question

Un premier questionnement concerne l’objectif des politiques de compacification : la minimisation de la consommation énergétique pour les transports est-elle un objectif efficient ? L’objectif traditionnel des politiques économiques est plutôt la maximisation du bien-être social, ce qui requiert un système de prix reflétant la valeur exacte de tous les biens, notamment le prix du carburant qui doit intégrer les atteintes à l’environnement que sa combustion produit (e.g. Gordon & Richardson, 1997a). Au-delà de critiques théoriques à adresser au corpus de l’économie du bien-être (Wolfelsperger, 1995), cet argument du « atteignons juste le bon prix » (just get the price right) peut être écarté sur une triple base : la difficulté technique de monétariser les atteintes à l’environnement (C.G.P., 2001) ; la difficulté politique d’intégrer ces atteintes dans les prix, notamment celui du carburant, sujet politiquement sensible (Dessus, 2001) ; enfin les problèmes d’équité que pose une action sur les prix.

Dans le même d’ordre d’idées, les politiques de revitalisation des centres peuvent être vues comme un gaspillage avéré. Selon plusieurs auteurs, le montant des sommes investies ne justifie pas toujours un mouvement de retour au centre des populations parfois sporadique, les quelques cas de succès de downtown revival ne pouvant masquer l’immense majorité des échecs (Gordon & Richardson, 1997a,b). La regentrification serait un épiphénomène, plutôt de nature qualitative, mais qui ne révèle en aucun cas un mouvement de fond du type réurbanisation.

Les politiques de revitalisation des centres risquent de conduire à une muséification des centres. Les politiques de renouveau urbain se traduisent généralement par une mise en valeur du patrimoine historique de la ville, dans le but de profiter des opportunités du tourisme urbain mais aussi d’amplifier la regentrification. La muséification, on le verra, pose des

problèmes en termes d’équité86.

La notion de déclin du centre sous-tend le postulat d’une opposition entre le centre et la périphérie : c’est l’hypothèse de substituabilité entre centre et périphérie, justifiée par

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82 l’apparition dans la ville monocentrique de rendements décroissants (Anas et alii, 1998). Une autre approche consiste à voir dans l’aire métropolitaine une entité globale, et de considérer que le centre et la périphérie ne sont pas substituts mais compléments. La périurbanisation n’est pas à proprement parler un « déversement » du centre vers la banlieue, si l’on constate une croissance parallèle du centre et des zones périphériques. Les terrains laissés vacants ne sont qu’une externalité négative de la périurbanisation, qu’il appartient aux autorités planificatrices de corriger (Ewing, 1997).

Ce débat sur l’efficacité économique des mesures de compacification est élargi à la question de l’efficacité des interventions planificatrices sur l’espace urbain. La controverse porte alors sur le mode de régulation optimal des actions économiques

2 - La controverse sur le mode optimal de régulation des actions économiques

Les mesures de compacification impliquent un degré élevé d’interventionnisme sur l’espace de la ville, comme le montrent les politiques de renouveau urbain et surtout de rétention urbaine. Cet interventionnisme se fait parfois à l’encontre des préférences individuelles, et la plupart du temps à l’encontre des forces de marché. Il fait donc resurgir le

débat déjà ancien sur l’efficacité comparée de la planification et du recours au marché87.

Il n’est heureusement pas question de retracer ici les éléments du débat. Nous nous contenterons de caractériser les deux logiques qui s’affrontent, et qui semblent irréductibles l’une à l’autre : le positionnement d’un côté de la controverse ou de l’autre semble être affaire de conviction personnelle plutôt que de démonstration logique.

La prise de position sur le mode optimal de régulation des actions économiques implique un jugement de valeur sur l’étalement. R. Camagni et alii (2002) distinguent l’approche « néo-libériste », caractérisée par « une opinion positive et un jugement optimiste sur les phénomènes de dispersion urbaine », de l’approche « néo-réformiste » qui considère « indésirables [les] coûts actuels [de la ville diffuse] et, surtout, ses coûts futurs destinés à croître de manière exponentielle en l’absence d’interventions correctrices » (p. 109).

Chaque approche implique une conséquence logique en termes d’intervention publique. L’approche « néo-libériste » prône le libre jeu du marché, au nom de son optimalité sociale et de la possibilité de corriger les externalités négatives par le mécanisme des prix. Cette approche est notamment représentée par P. Gordon et H. W. Richardson. Ils en appellent à la dérégulation des marchés fonciers, au nom « des traditions américaines d’individualisme et de

liberté de choix »88, et insistent sur l’inefficacité prévisible des politiques de compacification

87 Débat bien connu des économistes, sur le mode de coordination des actions économiques. Les contributions de

E. Barone, L. Von Mises, O. Lange, C. Bettelheim, et surtout de F. von Hayek ont été essentielles. Cette controverse, née dans les années 1930, devait resurgir dans les années 1970 mais être abandonnée peu après : la fin du système soviétique a consacré aux yeux de beaucoup la supériorité de la coordination marchande (Sapir, 2000, chap. 2).

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(Gordon & Richardson, 1997a)89. Leur conclusion est que la densification n’est une option

acceptable que si les forces du marché (c’est-à-dire les individus) le commandent.

Dans les termes du débat sur la Ville Compacte, les représentants de cette approche mettent systématiquement l’accent sur les échecs de la planification causés par un manque d’information ou une information biaisée en raison de l’absence de prix servant de signal aux agents, et la nécessité afférente de « laisser faire » le marché sans imposer de contrainte à son fonctionnement. M. Pennington (1999) fournit un cadre théorique à cette approche du free

market environmentalism, constitué des apports de l’Ecole Autrichienne (Hayékienne), de la

théorie des Choix Publics et de R. H. Coase sur les droits de propriété.

L’approche « néo-réformiste » met au contraire l’accent sur les échecs de marché, que seule la planification du développement urbain par des autorités conscientes de l’intérêt collectif peut corriger. L’argumentation est simple : face aux conséquences écologiques de l’utilisation généralisée de l’automobile dans les déplacements, et face au constat que cette évolution est précisément due au libre jeu du marché, la planification s’impose comme une solution pour corriger cette tendance. Il appartient à la recherche de trouver les outils les plus adéquats pour cela. Toute argumentation visant à défendre les mécanismes auto-correctifs du marché s’apparente alors à du « cynisme » (Newman et alii, 1995).

La distinction entre les deux approches donnée par R. Camagni et alii (2002) rejoint la

distinction opérée par M. Breheny (1996) entre centrists et decentrists90. Celui-ci rajoute une

troisième catégorie, intermédiaire entre ces deux pôles : les compromisers (adeptes du compromis). Il s’agit non pas de prendre position dogmatiquement mais de se demander de manière pragmatique si la densification est souhaitée ou non. Cette approche est illustrée par l’apport de R. Cervero (1998). Il part du constat que la planification urbaine a toujours existé. Le débat sur les avantages comparés de la planification et du marché est donc un faux débat. Ce qui a changé n’est pas tant le degré d’intervention de la puissance publique que les

principes qui président à cette intervention. On serait passé selon lui de principes

« d’automobilité »91 à des principes « d’accessibilité » (voir aussi Handy, 2002b). Il oppose

point par point la nouvelle logique à l’ancienne : la première suppose la construction d’autoroutes et l’expansion de la capacité viaire tandis que la seconde défend une planification raisonnée de l’usage du sol, orientée vers un développement compact, afin d’encourager la marche et les transports en commun.

La controverse sur les avantages comparés de la planification et du recours au marché montre que le débat sur la Ville Compacte s’est cristallisé sur des positions relevant pour partie de la conviction. Ces arguments n’apportent que peu d’éléments nouveaux au débat sur

89 On retrouve dans les écrits de H. W. Richardson (1978), à propos de la théorie de la taille optimale, les mêmes

convictions : il regrette que « elle [soit] devenue un enjeu concret de planification », car « les politiques de restriction de la taille urbaine ne sont pas basées sur un examen scientifique des preuves, mais sur des jugements de valeur » (p. 325).

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Littéralement, centralisateurs et décentralisateurs. On peut traduire par densificateurs et dédensificateurs.

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84 la compacité. En revanche, l’effet mécanique de la compacification sur les prix fonciers pourrait avoir des effets pervers en termes d’exclusion de certaines parties de la population urbaine.

3 - Compacification et prix du sol

Un problème central des politiques de compacification est celui de l’exclusion due à l’augmentation des prix fonciers. La regentrification en est d’ailleurs un signe pour les politiques de renouveau urbain ; celles de rétention urbaine ont comme conséquence logique, si l’on maintient le périmètre urbanisé constant alors que la population augmente, d’accroître les prix fonciers. Une étude internationale sur ce type de politiques conclut ainsi à l’inflation des prix du logement, quelle que soit la manière dont elles sont menées (Dawkins & Nelson, 2002). Formellement, si l’offre est contrainte en quantité, la hausse du prix des logements dépend :

• Du degré de segmentation du marché, et de l’élasticité de la demande de

logements par rapport aux prix sur chaque segment ;

• Des conditions de production de logements neufs et anciens ;

• Des modalités de propriété des sols.

Ainsi la compacification, par le jeu de l’évolution des prix fonciers, pourrait exclure du territoire urbanisé les populations les moins favorisées. Elle aboutit de facto à la définition, notamment pour les politiques de rétention urbaine, d’un « dedans » et d’un « dehors » : ceux qui sont dans le périmètre urbanisé font partie de la communauté urbaine, ceux qui sont dehors en sont exclus. L’inclusion dans la communauté se fait non seulement au nom d’une idéologie environnementaliste, le développement urbain durable, mais aussi sur le critère du revenu, laissant craindre la formation à terme d’une « ville compacte frangée de pourriture »

(a compact city within a doughnut of decay - Smyth, 1996)92.

Les politiques de rétention urbaine ont pour effet d’enfermer la ville dans son périmètre bâti. Ainsi la Ville Compacte « évoque une ville médiévale intense, dont les limites sont clairement visibles, et où l’agitation (hubbub) de la vie quotidienne est confinée à l’intérieur des murs de la ville » (Thomas & Cousin, 1996, p. 54). La rétention urbaine est centrale dans les politiques de compacification, car elle est la seule garantie que l’étalement ne s’aggravera pas : le fait d’utiliser la contrainte la rend complémentaire à l’incitation (des politiques de renouveau urbain) pour contrer la tendance spontanée des ménages et des firmes à se localiser en périphérie.

Pourtant, même dans les villes médiévales, le développement urbain débordait les remparts : c’est l’origine des faubourgs (Merlin, 1998). On peut donc craindre que les politiques de rétention urbaine n’arrivent pas à confiner le développement futur dans les

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De nombreux romans d’anticipation s’inspirent de cette évolution en l’amplifiant et en la caricaturant. Voir par exemple J.-C. Rufin, Globalia, Paris, Gallimard, paru en 2004.

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« limites de la croissance urbaine » (Urban Growth boundaries) : celles-ci ne constitueraient, à long terme, que des barrières temporaires. Les possibilités offertes par l’automobile autorisent des localisations extrêmement lointaines. Un des effets pervers des politiques de rétention urbaine serait le développement d’une urbanisation « en saut-de-mouton » qui « sauterait » les barrières mises en place. Les distances de déplacement augmenteraient encore plus que dans le cas d’une simple croissance urbaine par contiguïté, ce qui rentrerait en contradiction avec les objectifs de la compacification. De plus, de grosses difficultés de mise en œuvre sont à attendre au niveau politique, en raison de la concurrence des collectivités locales pour attirer une base fiscale (cf. Chapitre I). Finalement, dans une vision à long terme, la planification serait impuissante face au processus d’étalement : « il revient au même d’intervenir sur l’espace urbain en compacifiant sans être vraiment capable d’empêcher la ville de s’étendre, ou de laisser faire le marché qui amplifie l’étalement quitte à remplir les espaces vacants plus tard » (Levine, 1997, p. 282).

Conclusion

A la suite du travail pionnier de P. Newman et J. Kenworthy (1989a, 1989b), de nombreuses études empiriques ont montré que les fortes densités résidentielles sont associées à une moindre consommation énergétique individuelle pour les transports. La robustesse de cette corrélation a été renforcée par des justifications théoriques portant sur le lien entre densité et accessibilité d’une part, et le lien entre densité et compétitivité-temps des différents modes d’autre part.

Le modèle de Ville Compacte est principalement fondé sur ces résultats. Constitué en réaction à l’étalement, il se caractérise par de fortes densités. L’objectif des politiques de compacification qui s’en inspirent est notamment de réduire la place de l’automobile dans les déplacements, ou du moins son impact sur l’environnement.

La Ville Compacte va être à l’origine d’un renouvellement du débat sur les avantages respectifs des fortes et des faibles densités. La controverse sur la Ville Compacte, que nous avons retracée ici, met en évidence que les avantages de la compacité se doublent d’inconvénients. Une approche en termes de densité optimale se justifie : l’action sur la forme urbaine va viser l’atteinte de l’idéal d’une ville « judicieusement compacte ». Cette action est cependant à la source d’une deuxième catégorie de critiques, portant sur la faisabilité des mesures de compacification ; à cet égard, particulièrement significatif de la tournure idéologique du débat est le glissement vers la question de la légitimité économique de l’intervention publique.

Le débat sur la Ville Compacte pourrait difficilement déboucher sur un consensus. Au vu des arguments et des contre-arguments, la réaction naturelle est celle de R. Crane (1997,

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86 p. 279) : « Devrions-nous compacifier les villes ? Je ne sais pas. Et je ne pense pas que quiconque le sache. »

Cette impasse relative justifie donc de se concentrer sur l’argument central fondant le modèle de Ville Compacte : l’économie d’énergie due aux déplacements. C’est un point sur lequel il semble exister un consensus assez général (Ewing, 1997, p. 107). La capacité de la compacité à réduire les atteintes environnementales de l’automobile via son action sur les distances de déplacement et le partage modal, déduite a contrario de l’interaction entre étalement et automobile, étayée par de nombreuses études empiriques, et expliquée par des mécanismes théoriques liant l’intensité de l’usage du sol et les comportements de mobilité, semble bien établie dans la littérature.

Cependant, la problématique de l’interaction densité-mobilité a été peu étudiée dans le cas français. Une seule étude à notre connaissance, celle de V. Fouchier (1997a, 1997b) sur la Région Parisienne, a mis explicitement en relation la densité urbaine et les comportements de mobilité. Cette rareté des études empiriques est paradoxale, car le modèle de Ville Compacte fonde un certain nombre de politiques de lutte contre l’étalement. La recherche appliquée sur les avantages comparatifs de la compacité en termes de mobilité est comporte donc d’importants enjeux. Une analyse empirique de l’interaction entre densité et mobilité dans le cas de grandes villes françaises représenterait un apport intéressant, tant pour la recherche que pour la planification urbaine.

CHAPITRE III

DENSITES URBAINES ET MOBILITE

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