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bouleversements cinématographiques : vers un autre cinéma ?

Le troisième chapitre est exclusivement consacré à une mise en parallèle des bouleversements démocratiques et des bouleversements cinématographiques induits. Nous considérons que la démocratie trouble la société sud-africaine à la fois de façon théorique et légale, mais aussi dans l’émergence de nouveaux défis inédits pour le pays. Le cinéma est donc encore une fois assujetti au fait politique et notamment à la Constitution et aux lois. Il est subordonné à différents degrés à certains droits constitutionnels. Le cinéma peut donc servir de prisme pour évaluer l’impact de la démocratie sur la société. Nous observons par exemple que l’union dans la diversité, qui est la devise de l’État, se révèle complexe à mettre en place dans le secteur et que la protection constitutionnelle des communautés trouve une illustration dans une production cinématographique segmentée. La défense des langues se concrétise elle aussi dans la création des dialogues de nombreux films depuis 2000 et la volonté de rééquilibrage des injustices passées peut trouver un écho dans une recherche de représentativité démographique dans le cinéma ; toutefois, remarquons que la discrimination positive est extrêmement complexe à mettre en place. Enfin, l’État prend soin de marquer son interventionnisme, son intérêt pour le secteur et son empreinte démocratique en légiférant précisément sur la protection des œuvres, sur le rôle de la SABC ou encore sur la nécessité de diversité sur les écrans sud-africains.

Au-delà de l’aspect légal, la société moderne sud-africaine est secouée par de nombreux défis et obstacles qui parasitent son évolution démocratique. De nouveau, le cinéma est le véhicule des expressions des traumatismes, des réflexions, des injustices, des contestations ou des reconnaissances des échecs et des enjeux de l’Afrique du Sud. La pandémie du sida, la pauvreté et les conditions de vie actuelles, la violence endémique, la discrimination positive, le racisme, le communautarisme, ou les angoisses et les désillusions démocratiques habitent les films et s’affichent dans les salles de cinéma et à la télévision. Le cinéma marque son temps, car il est un miroir déformant de ce que la

société dit d’elle-même, pense d’elle-même et surtout ne raconte pas d’elle-même. Chacun des défis soulevés dans cette partie trouve une résonance cinématographique. Le changement politique semble donc pouvoir révolutionner les contenus des œuvres du septième art.

Chapitre 4 : Histoire, démocratie, idéologie et le secteur cinématographique en Afrique du Sud

Notre quatrième et dernier chapitre est, à notre sens, le plus important puisqu’il expose les systèmes d’organisation du secteur. Nous abordons et évaluons minutieusement, le rôle, la place et les politiques de l’État dans le secteur ainsi que ses relations avec les autres acteurs − sociétés, partis politiques, professionnels et organisations. Ainsi, nous proposons notre lecture des positions politiques, économiques et artistiques de toutes les parties prenantes du secteur cinématographique sud-africain.

Nous nous attachons à évoquer dans un premier temps le lien entre l’idéologie et l’outil cinématographique. Autrement dit, nous présentons les cas de prise en main (ou de tentative de prise en main) du médium par un État en vue d’y introduire ses conceptions du monde afin de soutenir sa légitimité et son pouvoir. Si nous pensons immédiatement aux régimes autoritaires et aux systèmes totalitaires, les régimes démocratiques s’appuient eux aussi sur le cinéma. Cela nous permet de replacer le cas sud-africain dans une perspective historique et géopolitique actuelle. L’Afrique du Sud s’inspire largement de modèles étrangers, ainsi elle peut se conformer ou non à ceux-ci dans ses rapports entre idéologie et cinéma, dans le but de créer une nouvelle image de la collectivité locale.

Dans un second temps, nous présentons des héritages de l’apartheid qui parasitent l’évolution cinématographique, le racisme et le communautarisme. En nous appuyant sur les travaux de la South African Human Rights Commission (SAHRC), nous observons que les professionnels du cinéma miment à une échelle réduite et dans un domaine spécifique les relations que peuvent entretenir actuellement les citoyens

sud-africains. La segmentation communautaire, les stéréotypes, l’ignorance et une ligne de séparation de couleur sont encore présents et se rejouent au sein du secteur. Les répercussions se remarquent dans la création de films autant que dans les ressources humaines.

Forts de ces constats, dans une troisième partie, nous exposons une cartographie des lieux décisionnels d’État dont la mission est la gestion et la supervision du secteur ainsi que les forces en présence dans le secteur.

Organes de l’État et du pouvoir, nous développons les rôles des institutions nationales, telles que le Department of Arts and Culture (DAC) et plus largement la National Film and Video Foundation (NFVF), mais aussi le Film and Publication Board (FPB), le Department of Trade and Industry (DTI), l’Industrial Development Corporation (IDC) et le Media Development and Diversity Agency (MDDA). Nous prolongeons par les institutions provinciales, la Gauteng Film Commission (GFC) et la Cape Film Commission (CFC).

Puis, nous nous intéressons aux organisations professionnelles qui jouent un rôle prépondérant dans la défense des intérêts de leurs membres, mais aussi dans la structuration du secteur.

Enfin, il nous semble pertinent de donner un éclairage différent à ce secteur, en étudiant les considérations politiques des partis locaux concernant le cinéma, la création et la culture. Cela nous permet d’obtenir un panel large, détaillé et composite de ceux qui se sentent concernés par le devenir du secteur.

Ainsi, nous pouvons définir les deux grandes stratégies actuelles de l’État sud-africain dans une quatrième et une cinquième partie.

La première stratégie est une politique industrielle volontariste. Le cinéma est entendu avant tout comme un secteur économique, relais de croissance potentiel, pouvant participer à la normalisation et à l’harmonisation économique du pays − emplois, formations, investissements locaux et étrangers, etc. Dans cette logique, les Studios du Cap sont, selon nous, l’illustration parfaite d’une modélisation hollywoodienne du secteur qui se formalise dans la création d’un studio dont l’objectif est l’accueil

principalement de productions étrangères à gros budgets et de films de genre, c’est-à-dire le servicing : une production standardisée délocalisée pour une réduction des coûts. La seconde stratégie est une politique artistique et esthétique dynamique. Plutôt, ou en complément, d’une industrie nationale, la création d’un cinéma national dans le sens du style employé dans la création filmique est une voie également poursuivie par l’État et le secteur. Cependant, la formation d’un tel cinéma n’est pas évidente. La situation actuelle présente un cinéma qui apparaît de prime abord comme fortement segmenté et dont les divisions reprennent quelque peu les anciennes fractures de la société. Pourtant, ce sont peut-être de ces mêmes divisions que proviennent les idées originales de nouvelles formes cinématographiques locales. Donner la parole à ceux qui ne l’ont jamais eu afin d’exposer des voix sud-africaines authentiques. L’État n’est pas en reste : protectionniste, il tente de définir une identité cinématographique sud-africaine objective afin de pouvoir qualifier ce qu’est un film local dans le but de pouvoir le soutenir. Ce bouillonnement, cette recherche et ces tentatives de création d’un cinéma propre à l’Afrique du Sud s’opposent à des obstacles et des défis de taille : les compétences des professionnels (formations et connaissances), l’authenticité des films produits, la normalisation du secteur (changement d’image et de réputation), et les biais (influences d’Hollywood, influences des sources de financement, égocentrisme).

Enfin, dans une ultime partie, nous évoquons brièvement la distribution des films et les publics. Si une industrie nationale cinématographique peut ne pas reposer sur un public local, un cinéma national en est en revanche tributaire. Le développement de l’offre de contenus locaux est consubstantiel au développement de spectateurs sud-africains. En ce sens, l’objectif est d’élargir la base des connaisseurs, ceux qui apprécient le cinéma et souhaitent une production qui leur soit destinée afin de pérenniser la création de films. Nous observons pourtant que la société sud-africaine actuelle, par certains aspects, rend difficile cette évolution : pauvreté, violence, localisation des cinémas, méconnaissance du cinéma… Afin de lutter contre ces obstacles ou de les contourner, le secteur se mobilise et l’on peut voir naître des alternatives et des initiatives en vue de solliciter l’intérêt des citoyens et les fidéliser à l’expérience cinématographique locale.

Il peut paraître futile ou encore fort secondaire de parler de démocratisation par le truchement d’une industrie culturelle. En effet, l’accès à l’eau, à un toit, à un emploi, mais aussi le droit de vote comme celui d’accéder à des soins vitaux sont les priorités incontestables de tout pays. Pourtant, la culture, socle fondateur, qui se vit et s’articule par les arts et les industries culturelles, peut être signe d’une bonne santé démocratique, et cela pour plusieurs raisons. Par exemple, si un État prend le temps de s’investir politiquement dans ce champ de la vie sociale, c’est qu’il en reconnaît la valeur. Est-ce pour le manipuler ? Est-ce un travail d’image dans un monde globalisé et dans une société de communication ? Ou est-ce une volonté de concrétiser le droit à la liberté d’expression en réinventant les représentations et les signifiants communs pour plus d’égalité, de reconnaissance, de fraternité, etc. ?

Il se peut que l’État veuille affronter cette critique stéréotypée que l’on entend parfois du continent africain éternellement en retard sur tous les aspects (politique, culturel, économique). Mise au défi par le « miracle sud-africain », l’Afrique du Sud ne veut plus être un État en « devenir démocratique », mais en « état démocratique ». Dans ce cas, l’État vise une modernisation du secteur cinématographique pour ressembler aux démocraties contemporaines.

Nous donnerons deux exemples de cette idée : le projet de la chaîne sud-africaine à

péage M-Net, African Film Library18, création d’un site Internet de « Video on

demand » ayant pour finalité avouée de regrouper la plus grande vidéothèque de films africains de tous les temps, ainsi que les studios du Cap répondant aux standards internationaux et déjà opérationnels pour la production de films en 3D, qui accueillent au moment où sont rédigées ces lignes, le tournage de l’adaptation en 3D du « comic book » Judge Dredd.

Par ailleurs, nous sommes en mesure de prouver que l’État sud-africain a pris conscience (il s’agit d’observer et d’évaluer maintenant le degré de cette prise de conscience) de la force et de l’utilité du cinéma dans le processus de démocratisation, même si l’on pense souvent davantage au rôle de la littérature − Gordimer, Brink, Coetzee, etc. Cet art visuel, dont on sait qu’il a pris part aux grands bouleversements

géopolitiques du XXe siècle, est reconnu internationalement comme l’un des témoins

peut être illustré par la remise d’un Stevie International Business Award 2010 à l’école de cinéma sud-africaine Big Fish (créée et présidée par le Dr Chait, citée plus haut)

« pour sa contribution au changement et à la démocratie grâce au cinéma »19. Ces prix

couronnent des entreprises américaines ou étrangères dans plusieurs catégories. « Les Stevie Awards ont été créés pour honorer et susciter une reconnaissance publique autour des réalisations et des contributions positives d’organisations et de personnes travaillant

dans le monde entier »20. À noter que c’est la deuxième année consécutive que l’école

Big Fish remporte ce type de prix21. Cette récompense n’est pas anodine, car elle plébiscite l’existence même de cette école dont l’objectif est de contribuer à l’éradication de la pauvreté et à la création d’emplois par son implication dans le développement des compétences liées au domaine du cinéma.

Enfin, l’État sud-africain se veut héraut du continent africain. Il existe à ce jour des réflexions, même au plus haut niveau de l’État, sur l’« African renaissance » par exemple − Thabo Mbeki en est l’un des apôtres. D’autres, tout aussi poussées, ont pour objet une nouvelle idée de la nation et de l’identité sud-africaine, répondant aux termes de « vivre-ensemble » ou « nation arc-en-ciel ». Ces notions, parfois en congruence ou en contradiction, s’affichent clairement dans les histoires, les scenarii, les dialogues, le choix des comédiens, les cinéastes, les idéologies chapeaux qui composent et régissent l’industrie cinématographique sud-africaine.

Ce que nous souhaitons relever c’est que les médias « ne se sont pas uniquement imposés en tant que témoin privilégié des transitions, mais […] ont été un acteur à part

entière du processus »22. Si cette citation concerne les médias d’URSS et de Russie,

nous pensons qu’elle peut s’appliquer, évidemment au cinéma sud-africain.

18 African Film Library. Disponible sur : http://www.africanfilmlibrary.com/

19 BIG FISH SCHOOL OF DIGITAL FILMMAKING. Big Fish School of Digital Filmmaking [en ligne]. Our Awards. Disponible sur : http://www.bigfish.org.za/index.php/2011-12-05-11-14-17/awards [consulté le 28 septembre 2010].

20 GALLAGHER Michael P. The stevie awards are the world’s premier business awards. The International Business Awards [en ligne]. Disponible sur : http://www.stevieawards.com/pubs/iba/about/170_686_3005.cfm [consulté le 28 septembre 2010]. 21 Big Fish School of Digital Filmmaking. Disponible sur : http://www.bigfish.org.za/pages/awards.php

22 NIVAT Anne. Médias : acteurs des transitions en Russie. I. Socialisation et démocratisations. Voies et impasses de la