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1.3. Du choix des textes : pour une lecture et une culture littéraire

1.3.4. Le littéraire, au-delà de la textualité : l’exemple de la bande dessinée

1.3.4.2. La bande dessinée : un objet « trans »

La bande dessinée, si elle a été dénigrée pendant longtemps (Maigret, 1994), prend actuellement de l’ampleur en sortant notamment de son aspect rebelle, contestataire de contre-culture pour progressivement s’institutionnaliser si l’on regarde le nombre de festivals et prix consacrés au neuvième art. Ce changement de paradigme fait écho à ce que Y. Citton (2012) disait de la littérature : « entre institution et création rebelle ». C’est cette ambivalence qui lui donne sa légitimité : reconnaissance d’une part et originalité propre à l’œuvre d’art – d’un point de vue esthétique ou symbolique – d’autre part. La bande dessinée, de par sa forme hybride entre textualité et iconographie, représente un support particulièrement fertile pour le contexte qui nous intéresse. Fertile en termes d’accessibilité, de format, de référentialité.

La BD : un support accessible

La bande dessinée en tant que support en partie iconographique apparaît plus accessible au niveau du sens. J-F. Boutin (2008) met en avant la « présence de référents graphiques qui supportent la compréhension ». Dans cette perspective, même si le texte contient des zones de difficultés, on considère que le lecteur peut se raccrocher ou se tenir à la partie image pour ne pas perdre pied et rester à la surface dans le sens d’une lecture superficielle. Cependant, cette facilité de lecture pour une BD ne va peut-être pas de soi :

Tous ces modèles s’appuient sur le postulat suivant : les élèves savent d’emblée lire une BD et, conséquemment, il n’est pas nécessaire de les former en lecture multimodale (complémentarité du texte et de l’image).

Une récente étude que nous avons menée auprès d’élèves québécois du primaire indique que ce postulat est erroné. Loin de maîtriser les compétences nécessaires, les élèves peinent à lire une BD dans une perspective d’apprentissage disciplinaire (Martel et Boutin, 2015).

Notamment, ils s’appuient très peu sur la portée informative du mode visuel, c’est-à-dire des illustrations. (…) Les illustrations d’une BD sont des images médiatiques, puisqu’elles sont liées à la fonction communicative de l’image. Apprécier de telles images, avec l’aide des enseignants en arts, permet aux élèves de consolider leur compréhension (et leur attention) quant à la portée symbolique et/ou informative d’une image. Cette appréciation et l’analyse qu’elle sous-tend sont susceptibles de modifier le contact habituel des élèves avec la BD (souvent lu pour le simple divertissement). (Martel et Boutin, 2015)

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La BD apparaît alors, dans une certaine mesure comme le texte littéraire. Lire des romans pour le plaisir ne signifie pas en faire des lectures littéraires, attentives, interrogatives cherchant à aller plus loin que ce qui nous est donné à voir. Dans ce cas, la BD « lu[e] pour le simple divertissement », se place dans la même perspective de réapprentissage d’une nouvelle modalité de lecture d’un support déjà connu. Cependant, dans la lecture de bandes dessinées certaines postures interprétatives se produisent de façon naturelle et spontanée, et sur un mode qu’il est peut-être plus simple d’expliciter pour favoriser l’apprentissage. E. Maigret (1994, pp. 129) cite, par exemple, U. Eco sur les romans-photos et dessine un parallèle avec la bande dessinée en soulignant que ce média, procédant par ellipses, permet aux lecteurs de « décrire des cases qui en réalité n’existent pas ». Il serait alors possible de mettre en évidence plus facilement certaines lectures déjà existantes de manière plus ou moins inconsciente et d’élargir ces compétences lectorales.

La BD entre intertextualité et intersémiocité

Une des caractéristiques du texte littéraire est son intertextualité (Bakhtine, 1978, pp. 49 ; Barthes, 1968b, pp. 62 ; Eco, 1985, pp. 101). Cependant A. Trouvé (2010) souligne à cet égard, que les travaux littéraires ne puisent pas uniquement dans la textualité mais aussi dans l’iconographie et que le terme d’intertextualité est alors souvent utilisé

« abusivement » et il propose de déplacer l’intertextualité vers l’intersémiocité : S’il ne fait aucun doute que les écrivains nourrissent aussi leurs œuvres de réminiscences de tableaux ou d’images filmiques, par exemple, il paraît plus juste de parler d’intersémioticité pour appréhender le passage d’un médium à un autre. La traduction de l’image en texte, toujours possible, ne peut ignorer le résidu de sens, d’un mode d’expression à l’autre, résidu avec lequel nombre d’auteurs contemporains composent précisément.

La bande dessinée est donc elle-même au cœur de cette intersémiocité de par sa forme et son contenu. En effet, la BD allie (la plupart du temps) texte et images mais elle se nourrit, comme tout texte littéraire, de tout un monde textuel et iconographique déjà-existant. Les bandes dessinées puisent dans le milieu de la BD avec des références à d’autres, par exemple M-A. Mathieu (2004) dans « La 2,333ème dimension » ou de façon très claire comme une réflexion sur la BD dans « Les ignorants » d’É. Davodeau (2011).

Mais les bandes dessinées puisent également dans le littéraire, « Dieu en personne » de M-A. Mathieu (2009), par exemple, fait de multiples allusions à d’autres auteurs comme R.

Queneau (p.67), J. Renard (p.67), Voltaire (p.68), J-P. Sartre (p.93) et d’autres. On pense

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bien sûr aussi aux aventures de Corto Maltese qui font référence à la littérature de façon récurrente de différentes manières : en mentionnant des œuvres de façon iconographique en proposant des vignettes sur lesquelles certains livres apparaissent clairement dans le dessin, on voit par exemple Corto Maltese lire Utopia de Sir Thomas More dans Corto en Sibérie (Pratt, 2009, pp. 20), ou de façon plus textuel, par exemple avec l’intégration du poème

« Sensation » de Rimbaud dans les pensées de Corto Maltese dans ce même album (Pratt, 2009, pp. 122‑123), ou encore en croisant écrivains réels et personnages de la BD, par exemple Jack London dans Corto Maltese : Sous le Soleil de Minuit (Diaz Canales et Pellejero, 2015). On voit aussi de plus en plus d’adaptations d’œuvres littéraires en BD qui représentent un terrain particulièrement intéressant dans notre contexte de littérature en L2.

C’est notamment ce que souligne M. Naturel (2010) sur la mise en BD de Proust (Heuet, 2013). Elle souligne que la mise en BD permet de disposer d’une œuvre intégrale de façon plus accessible que le texte de Proust d’une part, et de pouvoir discuter de l’interprétation avec l’ajout du choix de techniques de dessins et de mises en page en plus du texte d’autre part. Elle souligne également que l’intérêt d’un tel support est de pouvoir faire des va-et-vient entre texte original et la bande dessinée. La bande dessinée fait aussi référence à des œuvres d’art hors du milieu littéraire/bande dessinée, soit par le choix de créer une BD en lien avec le milieu de l’art comme dans la biographie de Kiki de Montparnasse (Catel et Bocquet, 2007) ou parce que l’histoire se place dans un espace faisant référence à ce milieu comme dans La Grande Odalisque et Olympia (Ruppert, Mulot et Vives, 2012, 2015) où le musée d’Orsay et le Louvre sont les lieux de l’action.

La bande dessinée apparaît alors comme un véritable exemple de transculture au sens de la définition de J. Semujanga (2004) que nous avons citée plus haut. Il s’agit bien d’un « carrefour de plusieurs cultures », un espace dans lequel se croisent différentes visions et représentations du monde. Ce croisement, s’il est riche et intéressant, n’est pas nécessairement plus simple car, comme l’a montré R. Barthes (1964) dans sa « Rhétorique de l’image »

toute image est polysémique, elle implique, sous-jacente à ses signifiants, une « chaîne flottante » de signifiés, dont le lecteur peut choisir certains et ignorer les autres. La polysémie produit une interrogation sur le sens.

Il distingue également la photo qui montre un « déjà-là » du dessin qui est un « message codé » dans la mesure où il est une reproduction partielle ou sélective d’un élément. Mais c’est cette reproduction, ce codage qui permet de faire le lien avec la lecture littéraire.

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1.3.4.3. De l’acceptation des objets culturels dans une