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Selon Bachelard, l'espace donne beaucoup plus d’informations que le temps; de même la mémoire se rapporte beaucoup plus à l'espace qu'au temps «car le temps ne

l’anime plus. »175 On ne peut que penser à un temps déjà passé mais, ce temps ne peut jamais être revécu car il est un temps qui manque de concrétisation. Nos souvenirs sont logés dans les différents espaces ayant la capacité de déclencher notre mémoire, «localisation de souvenirs. »176

Pour Bachelard, les souvenirs aussi bien que les rêves sont gravés dans l'espace et sur les objets. L’espace est un élément déclencheur de souvenirs chez les personnages féminins, surtout dans La Scaléra, leur permettant de vivre une certaine intimité car «plus urgente que la détermination des dates est, pour la connaissance

de l'intimité, la localisation dans les espaces de notre intimité »177 comme l’affirme Bachelard. Pour Mimouna, les différents lieux qu’elle a fréquentés comme Sidi

Lahouari, Sidi Abdelkader, le cinéma Familia, Montagne des Lions, les Bassins, Derb, Lamur, Ville-Nouvelle, Planteurs, Oued Rouina, Douar-El-Belini, sont les

facteurs de la remontée de différentes scènes du passé. Tout comme les lieux, les objets sont à l’origine du déferlement d’un tas de souvenirs et d’objets comme le

175 Op. cit. , p. 28. 176 BACHELARD, op.cit, p. 27. 177 Ibid, p. 28.

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Géranium, le murmure du port, la table en bois blanc, le réchaud à alcool en cuivre jaune, étincelant ! Ces objets sont les témoins de la vie passée et les porteurs de la

mémoire familiale.

Onimus constate que la maison est une «maison qui se souvient. »178. Les voix, les odeurs et les images qui ont animé la vie du passé animent les différents lieux puisqu'une vraie maison garde les souvenirs du passé. Une fois retrouvé, cet espace déclenche en nous tous les de souvenirs du passé :

« Mon père avait loué deux pièces contigües dans une maison mauresque. [... ] Dans un coin, il y avait une petite table en bois blanc, et sur la table, une autre merveille : un réchaud à alcool en cuivre jaune, étincelant ! […] Sur une étagère, au- dessus de la table, étaient disposées des boites en fer de différentes couleurs, pour le café, le sucre, et, sous la table, mon père nous avait réservé une autre surprise : une caisse pleine de vaisselle comme on en avait jamais vue. Des assiettes blanches avec des petites fleurs bleues m’avaient émerveillée. » La Scaléra, p. 25-26.

Car la mémoire hante les vieilles maisons qui résistent à l'épreuve du temps. La maison natale assure la continuité des générations ; en tant qu’espace, elle porte le nom propre de son propriétaire et constitue l'espace où se construit et se déploie l'histoire familiale. La maison symbolise la mémoire de toute une génération qui rejaillit pour permettre la quête de ses origines. La mémoire familiale provient non seulement des espaces et des objets mais aussi des paroles.

Ce lieu chaleureux abrite les noces de mariage des enfants, elle est le théâtre de la cérémonie du henné de Naima :

« Le lendemain, jour du henné, tous les parents, tous les amis, tous les voisins envahirent la maison […] Les invités étaient partout, dans les salons, dans les patios et jusque sur la terrasse. Deux orchestres se relayaient : musique légère et vive pour danser, musique andalouse plus

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profonde que l’on transmettait de génération en génération. » Dounia, p. 115.

A cette cérémonie sont conviés amis et proches. Une occasion pour un grand rassemblement de tous les membres de la famille venus de tous les coins de la ville et du pays voire même de l’étranger. Une occasion pour se remémorer tous les moments passés ensemble dans la maison, où «on se plaira à [...] évoquer les

mêmes souvenirs, à raconter les mêmes anecdotes.»179 En effet, les souvenirs foisonnent dans la mémoire de toutes les femmes des trois romans de notre corpus et leur retour dans cet espace est un renvoi au passé et aux souvenirs vécus dans la maison familiale. Pour Anne Muxel, la maison parentale est un espace «où s'est

établie une histoire faite d'habitudes et de rites, d'un langage propre, de façons de faire et d'être, que l'on reconnaîtrait entre mille.»180 Selon la sociologue, la maison

renferme les us et coutumes ainsi que les rites sacrés car elle représente «la base

d'une mémoire collective, une sorte de vérité collective familiale. »181

Tout en décrivant les traditions qui accompagnent d'habitude une cérémonie de mariage, la narratrice évoque les souvenirs vécus dans la maison familiale, des souvenirs aussi bien visuels tels l’attitude de la mariée émue et la richesse de sa tenue, ou tactiles comme la douceur du velours rouge de son caftan, ou encore olfactifs telles les odeurs que les différents mets préparés à l’intention des convives:

« La mariée était là, les yeux baissés, émue, offerte à tous les regards. On la faisait tourner lentement pour que chacune put admirer sa parure, la richesse de ses bijoux, l’élégance de sa coiffe. Les broderies d’or de son caftan de velours rouge disparaissaient sous une masse impressionnante de perles baroques qui s’étageaient régulièrement du cou jusqu’aux genoux. […] Aux plateaux de méchouis succédèrent les grands plats de viandes douces aux pruneaux, aux abricots et aux

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MUXEL, Anne (citée par GOLDBETER-MERINFELD, Edith. Maisons et liens familiaux, dans

Cahiers de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, n° 37, 2006.

URL< : http://www.cairn.info/accuei1.php (Consulté le 30-10-2014).

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Ibid.

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amandes, les entremets épicés et les poivrons farcis, les fruits rafraîchis et les gâteaux au miel. » Dounia, p. 115-116.

Que ce soit la femme ou la mémoire, toutes les deux sont gardiennes de la mémoire ancestrale. L'imaginaire féminin est marqué par l’oralité dont les contes, les légendes et la vie de leurs ancêtres qui représentent un patrimoine ancestral:

« Voilà dit Tamemat, la voix un peu enrouée. Tirman le Rouge sauva le lion et le lion sauva Tirman le Rouge ! […] Tirman, suivi de son lion, vint se refugier sur la terre de ses ancêtres. On l’appela Tirman le Borgne. Je vous l’ai dit, Tirman était le grand-père de mon grand-père ! C’est depuis ce temps-là que, que dans notre tribu, les hommes ne chassent plus le lion ! […] Cette tradition remonte à notre aïeul Tirman ! » Izuran, p 204.

Dans la grande maison de Tamemat, lorsque tous les enfants et petits enfants sont réunis, la grand-mère retrouve les souvenirs de son arrière son grand-père Tirman et ses exploits en chassant le lion. C’est l’espace de la maison qui réunit tous les membres de la famille qui donne l’occasion à la grand-mère de se rappeler l’histoire de son ancêtre pour la raconter à ses petits-enfants. C’est surtout les femmes de la famille qui se transmettent l'histoire, et chacune à un moment ou à un autre de sa vie sent sur son épaule le souffle de l'aïeule :

« Sophonisbe et sa suite arrivèrent aux portes de Siga. […] On la conduisait dans la demeure que Syphax lui avait réservée. Tout était neuf et l’on sentait bien que tout avait été fait pour l’éblouir. Des tapis de laine et de soie venus d’Orient, de la vaisselle d’or, des meubles en bois précieux, des corbeilles de fruits mûris sous un autre soleil et, dans sa chambre, des étoffes, des bijoux, des parfums et de l’encens rare. Tous s’exclamaient, poussaient des cris d’admiration devant tant de luxe et de richesse étalée. » Izuran, p.165-166.

Le corps de la femme est doté d’une mémoire capable de restituer les souvenirs du passé. Mais l’espace aussi a une faculté de stimuler cette mémoire pour faire revenir

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un passé inscrit dans chaque lieu et dans chaque objet. Ainsi, l’esclave de

Sophonisbe raconte l’histoire de sa maîtresse à un conteur qui la raconte à son tour

aux autres. C’est le luxe de l’ameublement de la maison de Sophonisbe est resté gravé dans la mémoire de l’esclave pour qu’il fasse face un certain temps.