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Aux échelles grandes, le modèle de la mosaïque

A grande échelle, la biosphère est-elle réductible à une mosaïque d’unités discrètes ?

Lorsque l’on quitte la question de l’organisation des milieux à l’échelle planétaire pour parvenir à des échelles d’analyse plus grandes, le modèle le plus commun de lecture de l’espace bio- physique est celui qui conduit à reconnaître celui-ci comme une mosaïque d’unités élémentaires homogènes, pouvant se regrouper en des unités de taille plus grande.

Se sont ainsi constitués des modèles gigogne d’organisation spatiale de la végétation et du milieu, ou, si l’on préfère une autre image, un système pyramidal d’unités d’échelles emboîtées. Dans les textes, les analogies ne manquent d’ailleurs pas pour évoquer ces systèmes : botanistes et écologues ont ainsi aimé comparer leurs systèmes de classification des biocénoses à la systématique du vivant, les unités élémentaires s’emboîtant dans des unités de plus petite échelle comme les espèces se regroupent en familles qui se regroupent en classes, puis en ordres. Ainsi de la phytosociologie sigmatiste pour laquelle Marcel GUINOCHET77 (1973) justifie qu’elle soit fondée sur une classification hiérarchique sur le fait que rien n’interdit une transposition :

« […] Il est tout de même nécessaire de comprendre que cette classification hiérarchique n’est pas une propriété

sui generis de la systématique : c’est un procédé intellectuel général applicable à une multitude de situations. On

ne voit donc pas pourquoi l’usage en serait interdit au phytosociologue si, comme le systématicien, il trouve que c’est encore le moins mauvais moyen de rendre compte des faits auxquels il est confronté. »

Une métaphore plus géographique pourrait être celle qui comparerait l’organisation de l’espace bio- physique à l’organisation administrative d’un état comme la France avec ses unités élémentaires, les communes, se regroupant en cantons, puis en arrondissements, en départements et en régions. Cette deuxième métaphore est plus conforme à l’esprit des congrès de botanique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, au cours desquels avait eu lieu un travail de commission sur la cartographie de la végétation puis, pour fonder cette cartographie, sur une nomenclature phytogéographique « normalisée ». Charles FLAHAULT joua un rôle majeur, accompagné par la suite par Carl SCHRÖTER, celui même qui mit ordre et hiérarchie dans la dénomination des étages dans le massif alpin (4.1).

Les différents principes de découpage (système bioclimatique d’EMBERGER : 4.2 ; phytosociologie : 4.3) s’appuient, plus radicalement que dans le modèle de la zonalité ou dans celui de l’étagement en montagne, sur une conception discontinuiste de l’espace bio-physique qui postule l’existence de discontinuités nombreuses, formant un treillage fin, et simples, puisque correspondant le plus souvent à des changements brusques, réductibles à des limites séparant des unités

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Marcel GUINOCHET (1909-1997) qui termina sa carrière comme professeur à l’Université de Paris-Sud Orsay a été, en France, le plus convaincu des prolongateurs de la phytociologie sigmatiste dont les bases avaient été fixées dans les années 1930. Ces ouvrages majeurs sont empreints d’une ironie mordante.

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homogènes, mais dont chacun convient qu’ils correspondent pour le moins à des bandes de transition que l’on estime généralement étroites. D’autre part, à côté des discontinuités qui séparent les unités élémentaires, existent des discontinuités d’échelle, des « sauts d’échelle » comme il est dit communément, permettant de passer des unités élémentaires aux unités de plus grande taille. Pour cette deuxième sorte de discontinuité, l’analogie est celle de l’appareil photographique qui permet de voir clairement les plans plus ou moins distants d’un paysage à mesure que l’on joue sur l’objectif de l’appareil ; entre les moments où tel ou tel plan apparaît clairement, la vision est, à l’inverse, floue. Il y a pourtant là davantage transfert que saut d’échelle (4.4).

4.1- Charles FLAHAULT et le projet de nomenclature phytogéographique

4.1.1- Une préoccupation qui marque les congrès de botanique de 1889 à 1910

Les botanistes se sont réunis en congrès internationaux à partir de 1865 à Amsterdam (même si le premier congrès international de botanique « officiel » s’est tenu à Paris en 1900). Ces congrès sont indissociables de l’ambiance dans laquelle baigne la science dans la deuxième moitié du XIXe siècle, moment où s’accélère la révolution industrielle. Les congrès se réunissent d’ailleurs souvent dans le cadre des expositions universelles ou coloniales. Il faut le redire avec force : les modèles et les systèmes sur lesquels nous nous reposons encore sont marqués par le contexte dans lequel ils ont été construits, contexte qui diffère radicalement du contexte dans lequel nous tentons encore de les faire fonctionner. Ces modèles s’en trouvent en quelque sorte suspendus en l’air, privés de leurs fondations ; c’est aussi en ce sens qu’il apparaît important de les refonder.

Dans ces décennies qui ont précédé la Première Guerre mondiale, premier grand traumatisme du XXe siècle, les progrès scientifiques et techniques sont mis au service de la rationalisation économique, ce qui passe par l’utilisation rationnelle du territoire. Ainsi les premiers congrès sont ils indissociablement des congrès de botanique et d’horticulture78. Dans tous les domaines, un effort de mise en ordre des connaissances est effectué, en premier lieu, évidemment, pour clarifier le système de classification des espèces : les principes adoptés alors vont inspirer les autres nomenclatures. En 1889, sous l’ombre tutélaire de la Tour Eiffel, symbole triomphant de l’ère industrielle, le congrès de Paris réfléchit aux principes de l’établissement d’une carte botanique destinée à l’amélioration de l’agriculture et de la foresterie. Sont cartographiées des unités de végétation dont il convient de lever l’ambiguïté des termes employés pour les désigner ; il s’agit de clarifier le langage de la géographie botanique pour la rendre opérationnelle, en somme. Une commission sur la nomenclature phytogéographique est constituée autour de Charles FLAHAULT en 1899 à Berlin. Les premières conclusions en sont présentées au congrès qui se tient en parallèle, là encore, de l’exposition universelle de Paris en 1900. L’ambition étant pratique, la clarification proposée par FLAHAULT

s’appuie sur deux principes simplificateurs qui vont s’imposer comme des règles d’organisation spatiale de la biosphère, règles qui ne vont pas pourtant d’elles-mêmes. Le premier principe est celui de la coïncidence spatiale des unités de végétation et du milieu, les premières découlant des deuxièmes :

« La nomenclature phytogéographique doit s’appliquer avant tout à deux choses différentes :

1e Au substratum géographique et topographique de la végétation, c’est-à-dire aux unités géographiques et topographiques ;

2e A la végétation elle-même, groupée de diverses manières, suivant les conditions de climat et de milieu, c’est-à- dire aux unités biologiques.

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Ce sont là les termes fondamentaux du problème. […] Il convient de prendre pour base des divisions fondamentales des faits essentiels dominant tous les autres, incontestables en eux-mêmes et dans leurs conséquences pour la vie végétale. »

Comme on le verra ci-dessous, la coïncidence n’est pas aisée à trouver car « si le désordre est grand dans le classement des unités géographiques et topographiques, la confusion est extrême dans celui des unités biologiques » (FLAHAULT, 1900). FLAHAULT établit cependant une correspondance fondamentale entre stations et associations, chaque combinaison originale des éléments du milieu déterminant un certain assemblage d’espèces, les unes représentées en grand nombre, les autres se manifestant par une présence plus discrète.

Le deuxième principe est celui d’une subdivision hiérarchique : partant des facteurs organisateurs jouant à chacune des échelles, FLAHAULT descend jusqu’au niveau de base, où parvenant à une surface homogène, il n’est plus possible de subdiviser, reproduisant l’effet gigogne des poupées russes. Si les choses sont relativement claires pour le milieu où chaque niveau est clairement géographique, il n’en va pas de même pour les communautés végétales. Si, dans l’esprit de FLAHAULT, le niveau fondamental de l’association correspond bien aux stations, il n’en va pas de même pour les autres niveaux de la classification proposée, le regroupement s’opérant suivant d’autres logiques que géographique. D’où des distorsions entre les deux systèmes hiérarchiques qui devaient se répondre.

Les propositions du congrès de Paris sont ensuite reprises par Charles FLAHAULT en introduction de la Flore de France publiée sous la direction de l’Abbé Henri COSTE (1901) pour l’élaboration d’une carte botanique de la France. Le retour à l’ambition cartographique de départ l’oblige à se référer avant tout aux unités géographiques et topographiques qui deviennent alors également des unités phytogéographiques. Les congrès de botanique suivants où l’effort de FLAHAULT est relayé par ses élèves, dont le suisse Carl SCHRÖTER et le français Jules PAVILLARD, n’apportent que des retouches au projet de nomenclature phytogéographique (MATAGNE, in ACOT éd., 1998). Il faut alors attendre le texte de Josias BRAUN-BLANQUET et Ernst FURRER (1913) donnant naissance à la phytosociologie pour qu’une nouvelle impulsion soit donnée : ce texte remet en cause l’emploi de la physionomie de la végétation (qui restait fondamentale dans l’approche de FLAHAULT) et non pas les autres fondements du projet.

4.1.2 – Stations et associations : la difficile superposition des unités physiques et botaniques L’unité élémentaire retenue, sorte de cellule ou d’atome de l’espace bio-physique, est la station. Dans le système pyramidal proposé, à chaque échelon, une concordance est établie entre les unités physiques retenues et les êtres vivants peuplant ces unités. Les termes de ce système pyramidal du point de vue physique sont les suivants79 :