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Articuler maîtrise d’ouvrage et exploitation au quotidien

Chapitre 3. Coordinations

3.1. Articuler maîtrise d’ouvrage et exploitation au quotidien

Alors que nous présentions notre étude aux personnes que nous interrogions en insistant sur les aspects techniques et financiers, nous avons été frappés par l’insistance avec laquelle un grand nombre de nos interlocuteurs mettaient en avant les problématiques organisationnelles, de la distribution des tâches jusqu’à la gestion des ressources humaines, en passant par l’organisation géographique des services et l’aménagement des locaux. Loin d’être anecdotique, cette insistance nous amenait progressivement à comprendre qu’une politique de gestion patrimoniale d’envergure ne pouvait se passer d’une réflexion elle-même ambitieuse sur le plan organisationnel.

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Un responsable de la Régie Dignoise des Eaux illustre ce cas sur un point qui peut paraître anodin, mais qui est pourtant crucial, et qui rejoint ce que nous avons évoqué précédemment à propos de la nécessité de cultiver des formes de connaissances “informelles” que ne remplaceront pas les échanges de données, fussent-elles massives. L’espace de travail des chargés des études, des équipes de suivi des chantiers, mais aussi du responsable de l’exploitation, est configuré sur le modèle d’un open space aménagé. Il est pensé pour que circulent les informations et que soit fluidifiée au maximum la coordination. Cette organisation met en œuvre ce que la recherche dans le domaine du Computer Supported Cooperative Work appelle “l’awareness”, dimension fondamentale du travail collectif (Chalmers, 2002).

« Donc ils sont dédiés à la fois à la partie études et la partie suivi de chantier. C'est une espèce d'open space, ils sont dans le même bureau que le responsable d'exploitation. (…) C'est quand même le responsable d'exploitation qui, lui, voit les problèmes les reporte sur le SIG et le SIG, il est géré par le technicien. Donc voilà, le but du jeu, c'est effectivement qu'il y ait une coordination, qu'il y ait une connaissance qui au-delà de l'outil informatique qui concerne la connaissance, c'est que la connaissance soit exploitée. Si vous thésaurisez sur un logiciel mais personne ne regarde, ça sert à rien. Donc le but du jeu, c'est qu'on travaille en synergie entre tous les intervenants en interne et qu'on sache que... Le programme des travaux de l'année prochaine, on a déjà deux endroits où on sait qu'on va le faire. Une conduite qui casse chaque année, au bout d'un moment, on dit “bon, c'est bon, celle-là, elle a cassé six fois en quatre ans” » (Régie Dignoise des Eaux, direction).

L’enjeu, comme en témoigne cet extrait d’entretien, est de faire vivre la connaissance, d’aller “au-delà” de la seule accumulation de données dans le SIG, pour cultiver une connaissance collective qui assure la pertinence de la gestion patrimoniale au quotidien.

À la Régie Eau d’Azur, le responsable du département de la gestion patrimoniale insiste lui aussi sur cet aspect, en ajoutant à la proximité spatiale une proximité “sociale” : l’organisation d’une équipe d’employés jeunes, partageant une culture ingénieure, associée à des techniciens déjà expérimentés. Dans cette régie, s’ajoute à cette dynamique de bureaux le travail de la personne responsable des visites d’ouvrages que nous avons présentée dans l’encadré précédent, dont nous avons vu qu’il faisait le lien quotidiennement avec une partie des agents d’exploitation, glanant de leur côté des informations utiles, mais les mettant aussi au fait des pratiques et des problématiques récentes du département de la gestion patrimoniale.

L’ambition de REA sur ce point précis de la coordination et de la mutualisation des points de vue dépasse largement l’horizon de l’organisation quotidienne des travaux et de la planification à moyen terme. L’enjeu, explique le directeur du département de gestion patrimoniale est celui de la constitution et de la mise en œuvre d’un regard global, d’une compréhension du réseau, de son fonctionnement et de son état qui ne sont possibles qu’au prix d’une articulation forte avec l’exploitation. Articulation que le modèle de la délégation, qu’il avait connue, n’avait, de son point de vue, pas facilitée jusque-là.

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« Tout le monde savait comment fonctionnaient les secours ponctuels, mais personne n'avait une vision globale du fonctionnement du service de l'eau. Donc, Veolia, tout exploitant qu'ils étaient depuis 1890, avec tout ce qu'ils connaissaient, ne s'étaient pas posé ce genre de questions. Eux, ce qu'il fallait, c'est ménager leurs ouvrages pour avoir le moins de coûts possible, avoir le maximum de profits. Toujours pareil, c'est pas une critique que je fais de leur part, puisqu'ils ont plutôt bien exploité le réseau depuis deux cents ans... Depuis cent cinquante ans. Mais par contre, ils avaient pas la même vision que nous. Et puis, ils étaient par contrats. Donc, on a fait cette étude (…) et on s'est dit « c'est bon, maintenant, on y va. On va réfléchir à comment ça fonctionne ». Et là, on a fait des séances avec les exploitants où on s'est mis autour de la table, soit en réunion plénière, soit avec eux, pour comprendre comment les choses fonctionnaient. (…) C'est une étude que jamais personne n'avait réalisée et qui n'aurait pas été possible si faite uniquement par Veolia parce qu'il n'avaient pas la même vision des choses, et uniquement par nous parce qu'on n'avait pas la vision exploitant. Et ça a été vraiment le mélange des deux qui a permis de réaliser ça » (Régie Eau d’Azur, direction du département patrimoine).

Plus tard, dans l’entretien, le même directeur explique qu’au-delà des projets des études de grande ampleur, cette politique de confrontation permanente entre grands travaux et exploitation est au cœur de sa politique de gestion patrimoniale. L’objectif est d’installer une véritable communauté de pratiques. Assurer que chacun ait une vision à la fois d’exploitant et de maître d’ouvrage afin que les effets délétères du “chacun pour soi” soient le plus possible atténués, et que la longévité du réseau, objectif principal de la gestion patrimoniale, soit assurée au jour le jour.

Hors régies et SPL, on comprend à quel point cette problématique est complexe. Si elle est un des moteurs d’une gestion patrimoniale efficace comment assurer qu’une vision transversale se structure entre maîtrise d’ouvrage et exploitation ? Nous le verrons dans le chapitre suivant, cela passe notamment par la montée en compétences du côté de la maîtrise d’ouvrage (chapitre 4).