• Aucun résultat trouvé

Chapitre II : Expression génétique et sa régulation par l’ARN chez les entérobactéries

C. Régulation post-transcriptionnelle par les ARN

3. ARN régulateurs agissant par complémentarité de séquence

Déjà mentionnés dans la partie consacrée aux asRNA agissant au niveau transcriptionnel, une multitude d’ARN régulateurs agissent par complémentarité de séquence avec des cibles ARNm pour exercer un contrôle de l’expression génétique. Je m’attarderai ici sur la régulation post-transcriptionnelle par ces ARN qui ont été d’une importance primordiale pour la compréhension de nombreux mécanismes de régulation chez les bactéries. Après un nouveau détour par les asRNA, seront abordés les petits ARN exprimés en trans, c’est à dire à partir d'un autre locus que celui de leurs cibles ARNm, et agissant par appariement imparfait de séquence. Ce sont d’ailleurs les ARN auxquels on prête le plus souvent l’appellation de

62 sRNA (pour « small RNA »). S’ensuivra une revue explicitant les techniques utilisées pour étudier ces sRNA ainsi que les divers mécanismes de régulation dans lesquels ils peuvent être impliqués. Je terminerai cette partie par les ARN « éponges », ces ARN qui peuvent séquestrer des sRNA, permettant ainsi la dérégulation de l’expression des cibles de ces sRNA. Par ailleurs du fait de l’immense diversité des ARN régulateurs, j’ai choisi de ne pas m’attarder sur les ARN CRISPR (« clustered regularly interspaced short palindromic repeats ») s’appariant aux ADN et impliqués dans un système immunitaire des bactéries contre tout matériel génétique étranger.

a. asRNA agissant au niveau post-transcriptionnel

Depuis le début des années 1980, les asRNA sont connus pour leur implication dans la régulation génétique. Ils ont d’abord été observés sur des plasmides ou au sein de phages et prophages. Depuis, de nombreux asRNA chromosomiques ont été découverts et semblent rependus dans les trois domaines du vivant (Wagner and Romby, 2015; Wagner et al., 2002).

L’une des caractéristiques principales des asRNA est leur complémentarité parfaite avec les ARNm dont ils régulent l’expression, puisqu’ils sont transcrits depuis le brin d’ADN opposé. Ils peuvent ainsi former des duplex d’ARN double-brin de plusieurs dizaines voire centaines de pb. Si leurs mécanismes d’action sont rarement bien compris, on note que certains cas suggèrent un effet sur la fixation du ribosome du fait de la complémentarité étendue de l’asRNA avec le RBS de la cible ARNm. C’est par exemple le cas de l’asRNA symR qui régule la synthèse de la toxine SymE chez E. coli (Kawano et al., 2007). Cependant, les études effectuées manquent dans la majorité des cas d’une démonstration de l’effet direct sur la fixation du ribosome (Thomason and Storz, 2010), qui pourrait être fournie par des expériences de toeprints (voir Revue n°1). Aussi, un effet de ces asRNA sur la traduction est rarement dissocié d’un effet sur la stabilité de l’ARNm, sans distinction de cause et de conséquence entre ces deux effets.

Un effet plus évident de certains asRNA est directement lié à la stabilité de leur cible ARNm. Cela s’explique par la formation des duplex d’ARN qui peuvent par exemple être ciblés par la RNase III clivant spécifiquement les ARN double-brin, ce qui est observé dans le cas de l’antisens plasmidique Sok du gène hok encodant une toxine (Gerdes et al., 1992). Dans

63 d’autres cas, ces interactions peuvent libérer des régions simple-brin situées ailleurs sur l’ARNm, qui peuvent alors être clivées spécifiquement par la RNase E. C’est le cas de l’asRNA AmgR qui provoque la dégradation RNase E-dépendante de l’ARNm polycistronique mgtCBR chez l’entérobactérie Salmonella enterica (S. enterica) (Lee and Groisman, 2010). Il convient cependant de noter que dans ces divers exemples les dégradations démontrées n’excluent pas un effet traductionnel des asRNA, qui pourraient notamment empêcher la fixation du ribosome aux ARNm. Un mécanisme opposé est par ailleurs possible, où l’asRNA protège l’ARNm ciblé contre une dégradation par une RNase (Thomason and Storz, 2010).

Curieusement, dans de multiples exemples l’ARNm régulé code une protéine toxique, et l’asRNA est l’antitoxine empêchant la synthèse de cette toxine. Il serait intéressant de savoir si la production d’un antisens constitue un moyen évolutif rapide pour développer une antitoxine. En effet si on imagine qu’un gène de toxine a été transmis à une bactérie dépourvue d’antitoxine, par conjugaison avec une autre bactérie ou par le biais d’un plasmide ou d’un phage, l’apparition d’un promoteur convergeant vers ce gène a pu rapidement être sélectionnée et constituer un moyen de protection contre cette toxine. Rechercher s’il existe des antitoxines protéiques et asRNA réprimant l’activité ou la synthèse d’une toxine homologue chez des bactéries différentes pourrait notamment apporter de la consistance à cette hypothèse.

b. ARN agissant par appariement imparfait, ARN Hfq-dépendants

De nombreux sRNA bactériens agissent par appariement imparfait de séquence pour réguler des cibles ARNm exprimées en trans. Beaucoup d’entre eux ont été identifiés au début des années 2000 (Argaman et al., 2001; Vogel, 2003; Wassarman, 2001). D’une longueur moyenne d’environ 100 nts, on les trouve chez toutes les bactéries et ils sont impliqués dans la plupart des réseaux de régulation et de réponse au stress, où leurs rôles et leurs effets en tant que régulateurs ARN pourraient être complémentaires à ceux des régulateurs protéiques (voir Revue n°2). La recherche de sRNA s’est longtemps focalisée sur les régions intergéniques de chromosomes et de plasmides, néanmoins la découverte récente de sRNA issus de l’extrémité 3’ d’ARNm (Chao et al., 2012; Guo et al., 2014; Peng et al., 2016) ou d’ARNt (Lalaouna et al., 2015) indique qu’il reste certainement encore beaucoup de sRNA inconnus à ce jour, même au sein des espèces les plus étudiées.

64 L’une des particularités intéressantes des sRNA découle de leur capacité à former des appariements de séquence imparfaits, leur permettant souvent de cibler plusieurs ARNm (voir

Introduction III.B.1.b pour un exemple avec les sRNA OmrA et OmrB). L’appariement peut

ainsi s’effectuer dans des régions et avec des séquences qui varient d’une cible ARNm à l’autre. On remarque en revanche que c’est souvent le même site d’un sRNA qui est impliqué dans l’appariement avec ses cibles (Storz et al., 2011), hormis quelques exceptions notables. Ainsi le sRNA GcvB possède au moins deux sites distincts impliqués dans des appariements avec des cibles différentes (Coornaert et al., 2013). Ce cas de figure apporte d’ailleurs une perspective intéressante sur la compétition qui peut exister entre les différentes cibles d’un sRNA pour la régulation de leur expression génétique. On peut par exemple se demander si la même molécule de sRNA n’interagit qu’avec une seule molécule cible ARNm avant d’être dégradée, ou si elle peut au contraire réguler séquentiellement l’expression de plusieurs cibles. Dans le cas de GcvB une autre interrogation repose sur la faculté de ce sRNA à lier deux cibles ARNm en même temps. Il semblerait toutefois qu’au moins dans certains cas de régulation négative, le sRNA soit dégradé en même temps que sa cible ARNm, à l’image du sRNA RyhB et sa cible sodB (Massé et al., 2003; Prevost et al., 2011). Cela indiquerait que la molécule de sRNA peut être consommée et dégradée lors de la régulation d’une seule et unique molécule d’ARNm, permettant à la cellule de contrôler très finement l’expression génétique.

Parmi ces sRNA, beaucoup sont stabilisés par des protéines chaperonne à ARN telles que Hfq (Wagner and Romby, 2015), ou encore la plus récemment décrite ProQ (Smirnov et al., 2017). A ce jour, les sRNA les plus étudiés et les mieux compris sont très certainement les sRNA Hfq-dépendants. Cette classe d’ARN régulateurs trouvés chez les bactéries à Gram négatif a été tout particulièrement étudiée chez les entérobactéries, occasionnant la découverte de nombreux mécanismes de régulation post-transcriptionnelle (voir Revue n°1). Ils ont ainsi largement contribué au bouleversement de la communauté scientifique lié à la notion d’ARN régulateur. La protéine Hfq a d’abord été identifiée comme un facteur nécessaire à la réplication du coliphage Qβ (d’où son nom « host factor for phage Qβ ») – vraisemblablement parce qu’elle stabilise un ou plusieurs sRNA du phage et/ou de la bactérie importants pour l’infection par ce phage. Sa structure homohexamérique, élucidée peu après

65 la découverte de son implication dans la régulation de l’expression génétique par des ARN (Sauter, 2003) (Fig. 22), se décompose en face proximale, face distale et bordure.

Figure 22 – Structure tridimensionnelle de la protéine Hfq

Hfq adopte une structure en « doughnut » (selon l’expression des auteurs), avec à gauche la vue de face proximale et à droite la vue latérale (bordure). Un monomère est représenté avec son extrémité N- terminale en hélice-α en rouge, suivie de cinq feuillets β en bleu. D’après (Sauter, 2003).

Les sRNA Hfq-dépendants peuvent être divisés en deux classes, I et II, selon les régions d’Hfq avec lesquelles ils interagissent : si les sRNA des deux classes interagissent avec la face proximale via une séquence poly-AAN, ceux de la classe I interagissent également avec la bordure tandis que ceux de la classe II se lient à la face distale via une séquence poly-U (Schu et al., 2015; Zhang et al., 2013) (Fig. 23).

Figure 23 – Formation de duplexes sRNA – mRNA assistée par Hfq

Les deux classes de sRNA Hfq-dépendants nécessitent l’intervention de Hfq pour s’apparier à leurs cibles ARNm. Sont représentés en rouge les sRNA et en bleu les ARNm ; les flèches indiquent des interactions ARN – protéine impliquant diverses régions de Hfq : P = face proximale, B = bordure, D = face distale. Les sRNA de classe I (A) s’associent à la face proximale et à la bordure de Hfq pour s’apparier à des ARNm se liant à la face distale. Les sRNA de classe II (B) s’associent aux faces proximale et distale pour s’apparier à des ARNm liant la bordure de Hfq. Adapté de (Updegrove et al., 2016).

66 De manière intéressante, pour chaque classe de sRNA la région de Hfq se fixant au sRNA est différente de celle qui se fixe à l’ARNm, régions de Hfq reconnaissant des séquences consensus et des structures secondaires spécifiques. De plus, un sRNA et un mRNA ne pourront donner lieu à une interaction productive in vivo que si leurs sites de fixation à Hfq sont compatibles, c'est à dire qu'ils interagissent avec différentes régions d'Hfq. (N. Figueroa- Bossi & L. Bossi, communication personnelle).

La grande flexibilité dans les duplex formés entre sRNA et ARNm rend notamment difficile la prédiction in silico de cibles des différents sRNA connus, bien que plusieurs équipes s’y soient essayées (Busch et al., 2008; Tjaden et al., 2006; Wright et al., 2013). Afin de découvrir les cibles de ces différents sRNA, des approches globales ont donc été utilisées, à l’image de techniques de transcriptomique telles que les puces à ADN (Guillier and Gottesman, 2006; Massé et al., 2005), ou plus récemment de séquençages d’ARN haut débit (RNAseq) et de « ribosome profiling » (Guo et al., 2014; Wang et al., 2015). Il existe en outre une technique basée sur la purification des cibles ARNm appariées à des sRNA fusionnés à un « tag » MS2 issu du coliphage homonyme, suivie d'un RNAseq (Lalaouna et al., 2016). Cette dernière technique permet ainsi d’aborder le problème d’une façon différente dans la mesure où ce sont uniquement les cibles directes du sRNA qui sont considérées. Plus spécifiquement pour les sRNA Hfq-dépendants, l’immunoprécipitation de Hfq combinée à la ligature entre cibles ARNm et sRNA, suivie d’un RNAseq, a aussi décuplé le nombre de couples de sRNA-cible ARNm potentiels (Melamed et al., 2016) tout en fournissant des indications précieuses sur les éventuels sites d’appariement concernés. Toutefois lors de la recherche de nouvelles cibles d’un sRNA, l’idéal reviendrait à combiner diverses approches globales et bioinformatiques. Enfin, seule une étude au cas par cas permet la confirmation des interactions et/ou régulations ainsi mises en évidence. La compréhension des mécanismes de régulation impliqués constitue une seconde étape de l’étude de ces sRNA ; la grande diversité de ces mécanismes est détaillée dans la Revue n°1.

c. Revue n°1: “Mechanistic study of base-pairing small regulatory RNAs in bacteria”

77 d. ARN « éponges »

Parmi les multiples mécanismes de régulation impliquant des ARN, un mécanisme tout à fait original de régulation implique des ARN « éponges », qui interagissent avec des régulateurs. Ce faisant, ils empêchent l’interaction classique du régulateur avec ses cibles, entraînant une dérégulation de ces dernières. Hormis les « éponges » à protéine tels que CsrB et CsrC évoqués précédemment, il existe également des « éponges » à ARN, interagissant avec des ARN par complémentarité de séquence (Bossi and Figueroa-Bossi, 2016). C’est notamment le cas de l’ARNm chbBCARFG, qui interagit avec le sRNA Hfq-dépendant ChiX et le déstabilise, permettant ainsi la dérégulation de l’ ARNm chiP habituellement ciblé par ChiX (Figueroa-Bossi et al., 2009). Plus récemment, il a été démontré que l’ARN Hfq-dépendant 3’ETSleuZ pouvait séquestrer les sRNA Hfq-dépendants RybB et RyhB, afin de les maintenir

inactifs dans des conditions où leur action ne serait pas requise (Lalaouna et al., 2015). Cet ARN 3’ETSleuZ provient du clivage par la RNase E de l’extrémité 3’ de l’ARN glyW-cysT-leuZ,

combinant trois ARNt non maturés à la suite. Cela montre que ces ARN de séquestration peuvent avoir des origines extrêmement variées, illustrant le fait que l’évolution peut façonner des ARN régulateurs à partir d’ARN ayant des fonctions originelles différentes.

78

Chapitre III : Adaptation des entérobactéries à