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Une appropriation différente de l’espace

II. DES EXPERIENCES CORPORELLES ET MOTRICES DIFFERENTES

2. Une appropriation différente de l’espace

En EPS, les compétences « adapter ses déplacements à différents types d’environnements », « réaliser une performance mesurée »… traversent les programmes du cycle des apprentissages fondamentaux de l’école primaire au lycée. Il s’agit de « mettre en jeu des actions motrices variées caractérisées par leur force, leur vitesse […] dans des espaces et avec des matériels variés […] de mettre en jeu son équilibre, de s’engager dans des environnements progressivement éloignés et chargés d’incertitude… » 147. Cette partie du travail s’attachera à montrer, à partir des travaux réalisés en psychologie et psychologie sociale comment l’éducation qu’ils reçoivent invite filles et garçons à développer des motricités différentes et à adopter des comportements qu’ils estiment conformes à leur sexe : les grands mouvements vigoureux sont codés masculins, les filles les évitent, elles adaptent, réduisent leurs gestes et mouvements. Elles prennent le moins d’espace possible. Les filles font des mouvements incomplets parce qu’elles n’ont jamais eu la chance d’apprendre à bouger correctement.

2.1. Des garçons touche à tout, des filles touche à rien

Lloyd148 a réalisé des observations des jeux des enfants dans les classes, elle affirme que la nature des jeux varie systématiquement selon le sexe des enfants. Les garçons s’activent à partir d’un matériel conséquent (tricycles, bascules, toboggans…). Ils explorent l’espace extérieur et s’engagent dans des activités conquérantes et héroïques. Ils manipulent de nombreux objets qui recouvrent une large palette d’activités issues des sphères professionnelles, sportives, culturelles149… Ils disposent de jouets de construction, d’exploration dont le premier et le plus symbolique reste le ballon. Les filles se situent dans les coins, en périphérie et réalisent de menus objets sous les conseils ou la direction des adultes. Les jouets attribués aux filles (objets mous, doux, reproductions des ustensiles domestiques ou symboles de féminité) sont assez peu variés et concentrés autour de la sphère domestique. Dans leurs jeux, les filles endossent toujours les rôles féminins. Traditionnellement, le jeu des filles est décrit comme calme, tranquille ; il se déroule à

147 BO Hors série N° 1 du 14 février 2002.

148 Lloyd, B. (1994). Différences entre sexes. In Moscovici (Coord.), Psychologie sociale des relations à autrui.

Paris : Nathan.

la maison, à l’intérieur; il fait appel aux sentiments, au dévouement et confine les fillettes dans une attitude passive, dépendante, attentive au sein d’espaces restreints, souvent circulaires et ancrés sur les habitudes et traditions familiales.

Zazzo150 a elle aussi observé de jeunes enfants à leur entrée à l’école maternelle. Filles et garçons adoptent des comportements fort différents : Les filles « touche à rien » observent, à distance, et cherchent à établir du regard des relations entre la maîtresse, les objets et les autres petites filles. Les conduites d’imitation sont alors très souvent utilisées pour nouer les premiers liens, facilitant l’identification et la communication. Inversement, les garçons « touche à tout » désorientés néanmoins eux aussi, manifestent bruyamment leur anxiété. Ils crient, pleurent puis explorent le nouvel espace alloué. Zazzo note que même lorsque ce dernier est relativement restreint, ils s’activent cependant, en changeant de place, saisissant maints objets, bousculant… Quoiqu’il advienne, « leurs activités mêmes sédentaires, restent marquées par des réactions de mobilité ».

2.2. Un processus de socialisation qui débute très tôt

En fait, de nombreux travaux151 décrivent des processus de socialisation précoces qui confirment que l’on encourage assez peu les filles à s’activer, à explorer l’espace quand on sollicite les garçons à s’engager dès leur plus jeune âge dans une motricité « sans borne » que les anglo saxons appellent aussi une « grosse motricité- gross motor behavior ».

Pour Birns152, chez les nouveaux nés, aucune réelle différence de sexe n’est attestée153 qui puisse expliquer une quelconque différence dans les capacités exploratoires des enfants. Pour elle, les différences de sexe relatives à l’exploration spatiale s’installeraient dès les premiers mois de la vie pour atteindre peut-être leur apogée entre 2 et 5 ans. Elle affirme que vers un an, les filles

150 Zazzo, B. (1993). Féminin, masculin à l’école et ailleurs. Paris : PUF.

151 Zimmermann et Reavil observent par exemple comment les parents cherchent à encourager les petits garçons à

sortir d’une aire expérimentale close de coussins en les enjambant alors qu’ils soulèvent les fillettes pour leur éviter l’effort. Zimmerman, J., Reavil, G. (1999). Raising our Athletes Daughters. New York. Doubleday.

152 Birns, B. (1986). Les différences entre les sexes : Leur émergence et leur socialisation au cours des toutes

premières années de la vie. In M.C. Hurtig et M.F. Pichevin (Coord.), La différence des sexes, Questions de psychologie. Tierces Sciences.

153 Elle passe successivement en revue les réponses aux stimuli sensoriels, le niveau d’activité, la sensibilité tactile,

sont déjà plus dépendantes, plus sédentaires, adoptent moins souvent des comportements d’exploration et sont plus calmes. Pour elle, toutes ces différences de sexe significatives peuvent être attribuées à la socialisation. Les adultes transmettraient en quelque sorte à travers leur propre comportement -lui même issu de leur culture et éducation- des mandats concernant la masculinité et féminité : les petites filles doivent être jolies, sédentaires, casanières, dociles…. Les garçons doivent être dynamiques, impulsifs, indépendants et autonomes154.

Ces différences de comportements semblent aussi renforcées à l’école. Ainsi par exemple, si filles et garçons reçoivent autant d’attention de la part de l’enseignant lorsqu’ils sont proches de celui ci, il est démontré que les garçons obtiennent par leurs bruits, agitations, déplacements un intérêt soutenu et des interactions fréquentes avec les enseignants même lorsqu’ils en sont éloignés. Ce constat ne se vérifie pas pour les filles. Progressivement, elles apprennent que pour se faire entendre, aider, elles doivent rester proches de l’adulte quand les garçons savent que leurs présences et activités, mêmes lointaines seront prises en compte et conduiront le maître à les intégrer quoi qu’il advienne.

2.3. Une appropriation différente de l’espace selon le sexe qui se confirme à l’adolescence puis à l’âge adulte

Ségalen155 a observé comment les espaces familiaux, publics, professionnels, sportifs reflètent une organisation sexuée qui s’impose aux enfants dès la prime enfance. Elle montre comment dans les quartiers, seuls les garçons envahissent les cages d’escaliers et les halls d’immeubles, les play-grounds aussi. L’investissement de l’espace de la rue par les jeunes est essentiellement masculin. Les filles des cités fuient les espaces communs, mais cette désertion concerne aussi toutes les autres filles. Pour les sociologues, les filles sont plus souvent « in » ou « fashion » que « street » ou « skate ». Ségalen souligne la part des activités sportives comme marqueur sexuel fort d’une appropriation des espaces : « Malgré la théorique liberté et égalité des sexes, nous retrouvons des schémas anciens dont les sports modernes sont aujourd’hui les véhicules. Où se

154 Les observations conduites avec les parents de nouveaux nés confirment toutes les mêmes constats : les garçons

sont incités, stimulés à explorer les espaces lointains et périlleux quand le risque et la sécurité de l’enfant sont avancés pour protéger les fillettes et leur interdire toute escalade ou entreprise audacieuse. Les garçons sont par exemple portés sur les épaules de leurs pères, alors que les fillettes sont lovées aux creux de bras ou tenues par la main…

155 Ségalen, M. L’organisation sexuée des espaces. In Ephésia (Eds), La place des femmes. Les enjeux de l’identité

cachent les filles de 12 à 18 ans le dimanche ? ». Lors de leurs pratiques urbaines, les garçons expérimentent et s’approprient des savoirs-faire spectaculaires, s’adonnent à une culture de l’exploit, déploient des civilités dont les filles sont partiellement privées. En EPS, ils sauront sans nul doute faire peser et valoir ces expériences quand les réalisations motrices des filles pourront sembler bien ternes.

Louveau156 reste elle aussi perplexe devant les pratiques physiques et sportives proposées aux femmes adultes pour retrouver la forme par exemple: Elle s’étonne de voir promulguées les pratiques sensibles, comme le yoga ou les gymnastiques douces qui se déroulent à l’intérieur, immobiles sur un tapis et sollicitent finalement assez peu l’organisme alors que l’effort, les déplacements, l’investissement sont par ailleurs vantés comme seuls garants de résultats. Remaury157 reprend ce constat et décrit une insistance sociale à confiner les femmes à leur intérieur, à leur domicile et surtout à les persuader de la légitimité de cette place158. Effectivement, il remarque aussi qu’elles s’engagent dans des pratiques sportives le plus souvent urbaines, confinées dans des lieux clos et exigus : salle de gym, cours de danse… incitées par les publicités sportives montrent un espace corporel féminin relativement étroit. Pour lui les femmes restent dans une motricité quotidienne circulaire et limitée dans l’espace quand les hommes se projettent dans un ailleurs olympique.

En définitive, pour les sociologues, si les femmes investissent de nouveaux espaces sportifs, conquièrent de nouveaux territoires et bastions réputés masculins, elles sont loin de partager des arènes sportives communes, des espaces de pratiques identiques avec les hommes. Au fur et à mesure que les espaces sportifs des femmes s’agrandissent un peu, les pratiques masculines se déplacent, explorent de nouvelles dimensions qui leur montrent les limites qu’elles n’atteindront jamais et celles auxquelles elles doivent se soumettre. Peut-être les frontières des espaces sportifs de quelques unes reculent-elles, mais pour la grande majorité des autres, c’est l’effet inverse qui continue de se produire.

2.4. Un recours à la biologie

156 Louveau, C. (1981). « La forme, pas les formes ». Simulacres et équivoques dans les pratiques physiques

féminines. In C. Pociello (coord). Sports et Société. Approche socioculturelle des pratiques. Paris : Vigot.

157 Remaury, B. (2000). Le beau sexe faible. Les images du corps féminin entre cosmétique et santé. Paris : Grasset 158 Il observe comment l’activité physique féminine est volontiers circonscrite dans son univers domestique. Pour les

femmes, les menus travaux de la vie quotidienne peuvent et doivent aussi être l’occasion de parfaire sa santé. Les tâches ménagères, les courses, le soin des enfants sont autant de moments privilégiés ressassés aux femmes comme étant pour elles de précieux alliés au secours de leur santé et de leur beauté.

L’observation de la large propension des garçons à explorer l’espace a été imputée à des facteurs biologiques. On a associé cette faculté des garçons à s’approprier les distances, les volumes avec les bons résultats qu’ils obtenaient par ailleurs dans les expériences réalisées à partir de tests de rotation spatiale de figures géométriques. Maccoby et Jacklin159 ont ainsi décrit les aptitudes spatiales comme un élément certain, différenciateur des deux sexes160. Les expériences montrent effectivement des différences marquées et fiables dans ce domaine entre les deux sexes, mais omettent de souligner aussi, la part conséquente des écarts constatés aussi entre les individus d’un même sexe souvent plus importante qu’entre garçons et filles. Halpern161 démontre que l’entraînement permet d’améliorer sensiblement chez des enfants âgés de 3 à 12 ans leurs aptitudes spatiales. Le nombre réel d’heures d’enseignement dans ces activités est même, pour cet auteur, la variable explicative essentielle des performances réalisées.

2.5. Des expériences motrices réduites qui portent préjudice aux filles

L’activité spatiale circonscrite des filles au fil de leur enfance pèse sans doute sur leurs résultats en EPS. Très tôt, les parents attribuent une fragilité naturelle aux filles162. Ils adoptent alors avec elles des gestes mesurés, doux et quand ils manipulent les garçons avec énergie et robustesse, les invitent à découvrir seuls leur environnement proche mais limitent les déplacements des filles. Pour les psychologues, cette attitude nuit considérablement aux filles qui ne font pas réellement l’expérience de l’aventure, pas plus que celle de la difficulté, de l’échec, de la chute, ne se confrontent pas à l’adversité et développent ainsi un faible sentiment de compétence physique.

159 Maccoby, E. E , Jacklin, C. (1974). The psychology of Sex Differences. Stanford: California, Stanford University

Press.

160 Nombreux sont les chercheurs à revenir sur la fiabilité des résultats issus de la méta analyse réalisée en 1974 qui

annonçaient au final l’existence de quatre différences en ce qui concerne les performances intellectuelles entre garçons et filles : une agressivité plus marquée chez les hommes, une plus grande aptitude verbale du côté des filles, une meilleure réussite aux tests mathématiques et aux tests d’aptitude spatiale chez les garçons.

161 Halpern, D., F. (1986). Sex Differences in Cognitive Abilities, Hillsdale, New Jersey, Earlbaum

162 Bien que les statistiques montrent par ailleurs que les nouveaux nés garçons sont plus souvent sujets à des

Plus généralement et tout au long de la vie, le maintien des filles et femmes dans la sphère domestique conforte pour elles l’impression de fragilité163. La nécessité de restreindre leurs déplacements, leurs expressions, leurs attitudes est devenue pour les femmes une règle de vie qu’elles ne remettent pas en question : les femmes ont un « corps de victime » écrit Dowling qui montre comment elles sont conditionnées à la restriction, à la constriction corporelle dans tous les gestes quotidiens (joindre les mains, croiser les jambes, occuper le moins de place possible…) quand a contrario les hommes déploient leurs membres, s’installent jambes écartées dans ce qu’elle nomme « la position de la preuve ».

Tous ces comportements ne sont pas sans conséquences sur les comportements des filles en EPS. L’EPS parce qu’elle confronte les élèves à des expériences motrices diverses et souvent à forte charge émotionnelle permet aux filles de découvrir le plaisir de la vitesse, le vertige du jeu, de l’escalade, de la rotation, l’appréhension de la chute… mais elle les laisse à plusieurs longueurs des garçons déjà rompus à ces expériences. Au quotidien, les fillettes apprennent à limiter leurs mouvements et se complaisent dans une retenue et timidité physique quasi maladives. Les filles restent coincées dans une motricité inachevée, dans des coordinations sommaires quand les garçons apprennent par l’exercice et l’effort à exploiter leurs ressources et à croire en leurs aptitudes.

3. La socialisation organise, hiérarchise les relations entre les individus