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Section II : L’impératif de transparence en peopolisation

Paragraphe 2 Approche wienerienne de la transparence

Norbert Wiener observe avec la société cybernétique que, l’Homme en tant qu’être détenteur d’une grande capacité à échanger des informations se positionne au centre d’un monde évolutif où les nouvelles technologies vont définir une culture des systèmes de communication pour établir les interactions entre les Hommes et entre les Hommes et les ordinateurs. Le mathématicien américain introduit plusieurs implications sociales dans les systèmes automatiques. Il établit une ontologie dans la puissance techniciste et démontre que la démocratie et « le communisme » veulent faire de l’Homme une machine et annihiler toutes dimensions de la vie privée. L’évolution de cette perception de la société cybernétique s’articule autour d’une analogie des systèmes numériques et des relations Hommes-machines. Jacques Ellul définit la cybernétique comme « … la science de la

communication et de la décision, orientée d’abord vers l’étude de la communication nerveuse à l’intérieur de l’animal, et comparativement avec la communication dans la machine »334. En effet, Norbert Wiener observe que le progrès des machines avec la cybernétique, pose des problématiques sociales et économiques réelles à l’ère de la nouvelle révolution industrielle et technologique. Les lois de la communication créent un système relationnel qui se juxtapose au processus connaissant en promouvant sans cesse une modélisation des interactions335. Mais, les échanges d’informations pourraient-ils transformer la société civile en société de surveillance ? Cette question intervient lorsque l’on prend en compte la régulation systémique qui est ici convoquée, d’autant plus que le mot « cybernétique » tire ses origines du grec « kubernesis » que l’on retrouve déjà chez Platon, où il désignait l’action de piloter un navire.

De l’école de Palo Alto aux conférences sur la cybernétique de Macy, la cybernétique s’intéresse à l’émetteur et au récepteur, elle comporte en elle l’idée de contrôle permanent et celle de l’effacement de l’opacité par une activité croissante des machines. Le médium étant aussi important que le message, les lois humaines et les lois

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Jacques Ellul, «Wiener, cybernétique et société », in Revue française de Science Politique, Volume 5, Numéro 1, 1995, p. 172.

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des réseaux machinistes ou numériques s’imbriquent en créant une fusion phénoménologique des rapports humains qui passent par un mécanisme de la circularité des échanges, formalisant ainsi l’érosion de la rétroaction. Pour Abraham Moles336

, la cybernétique est une science des organismes dont la logique d’autorégulation des systèmes, le feed-back se présente comme un mécanisme paradigmatique qui fonctionne dans la complexité, afin éviter les déviations et autres échecs dans le processus communicationnel de transmission de l’information. L’efficacité du contrôle de la cybernétique peut apparaître, s’il est prégnant, comme un processus de vérification de tous et faire place à une société de type totalitaire : une véritable société de surveillance où les machines savent tout sur tout le monde et où les citoyens se surveillent et s’auto- surveillent, faisant de « la société de surveillance une réalité »337.

Norbert Wiener affirme que la cybernétique est un système social338. Il devient évident grâce aux techniques cybernétiques, que le monde économique actuel comme la société entière est régie par les systèmes technologiques complexes, ceci est vrai pour les usages de téléphones mobiles, des cartes de crédit, de la carte d’identité avec puce intégrée et des passeports biométriques. Ce que la cybernétique nous permet d’apercevoir, c’est moins la capacité pour l’homme d’arriver au progrès par un rendement effectivement plus efficient, comme c’est le cas aujourd’hui dans les places boursières du monde et dans les usines de montages, que celle d’endurer une surveillance de l’autre à travers l’impératif de transparence. Par ailleurs, la cybernétique Wienerienne révèle combien tout n’est que communication dans le monde contemporain. L’Homme moderne saisit de plus en plus que son destin est lié aux nouvelles technologies, à la cybernétique, à la société en réseaux et donc aussi à la mise en récit et à la mise en scène de sa vie à travers et dans les réseaux numériques. Les mathématiques et leurs systèmes symboliques aident tout un système de communication des objets qui sert l’homme et qui pourrait l’asservir dans une fusion de l’intelligible et de la quotidienneté, si ce dernier ne prenait pas garde à cette dépendance que les machines suscitent ; car, il faut bien reconnaître que l’usage des outils technologiques change nos rapports de socialisations et les formes de sociabilités. Nous rejoignons aussi Abraham Moles qui écrit : « La cybernétique nous

suggère l’analogie structurelle comme clé du monde autour de nous (…) Aux deux pôles

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Abraham Moles, «Cybernétique, information et structures économiques », in Les cahiers de la publicité, volume 19, numéro 19, pp. 39-41.

337

Jean-Marc Manach, La vie privée, un problème de vieux cons ?, FYP Editions, 1968.

338

Norbert Wiener, Cybernetics : or control and communication in the animal and the machine, The Massachusetts Institute of Technology Press, 1948, p. 24.

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de l’idée hégélienne de la science, le réel et le rationnel, la pensée cybernétique ajoute la pensée pragmatique au fonctionnel : à percevoir et à penser, la cybernétique ajoute le faire comme comportement directeur »339.

Par ailleurs, dans le chapitre : « cybernétique et psychopathologie »340, Norbert Wiener met l’accent sur le rapprochement que l’on peut faire entre les éléments des machines et le système nerveux. Ce qu’il veut mettre ici en exergue, c’est la question des transmissions dans les machines, autrement dit ce qui relève de la communication permanente, puisque ce qui est central dans le mécanisme neurologique humain, c’est le réseau de communication entre chaque nerf : l’homme dans sa constitution est incontestablement un être de communication. D’un autre côté, ce qui est intéressant dans ce chapitre, c’est la comparaison faite entre les dysfonctionnements provoqués ou non du système nerveux humain et les problématiques qui pourraient se poser aux machines dans la cybernétique. Le développement massif des techniques informatiques dans la communication moderne procède d’une volonté qui consiste à mettre en relation l’homme et la machine et les machines entre elles, avec cette ambition affichée de soigner les dysfonctionnements des outils techniques et technologiques. Dans cette optique, on peut considérer l’informatique comme « la médecine » des machines dans l’univers cybernétique. Dès lors, l’informatique se transforme de plus en plus en une technique au service direct de la communication sociale341.

Dans sa critique de la modernité, Philippe Breton dénonce la « société de la communication » dans laquelle l’informatique a pris une grande place et où « les médias ne s’autorisent finalement que de notre goût pour la transparence sociale »342

. La dimension de contrôle est celle qui est la plus fustigée par le sociologue. En effet, la cybernétique évoque aujourd’hui un contrôle d’identité, un contrôle social, un contrôle de tout. Elle ne cristallise pas seulement le monde dans la médiation permanente, elle interpelle aussi quant à la domination d’un monde humano-machino-fascisant.

De surcroît, ce qui est perçue dans l’approche Wienerienne, c’est la question de l’extériorité des phénomènes, parce qu’il faut dire que le scientifique met à mal l’intériorité des choses artificielles et humaines. La question de la transparence apparaît

339

Abraham Moles, op-cit. p. 54.

340

La chapitre est intitulé « Cybernetics and Psychopathology » dans la traduction américaine dont nous faisons référence ici cf Norbert Wiener, op-cit. Nous avons procédé par une traduction explicite ou au mot à mot.

341

Philippe Breton et Serge Proulx, L’explosion de la communication, Editions La Découverte, 1996, p. 103.

342

Philippe Breton, L’utopie de la communication : le mythe du « village planétaire », Editions La Découverte, 1997, p. 7.

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de manière tangible dans les rapports qu’il décrit chez les Hommes, les animaux et les machines. En opposant l’entropie à l’information, Wiener est persuadé que seule la communication tout azimut sauvera l’Homme parce que pour lui, plus il y a de la communication, plus l’entropie décroît. Il promeut la société libérale capitaliste par opposition au système sclérosé des sociétés communistes. Il y a là assurément une idée de la production de la communication qui a trait à l’idéologie mercantiliste, à la société de consommation. Le mathématicien pense que la décadence ou la perpétuation de notre société dépend de notre capacité à communiquer et à admettre que la communication est le socle de notre civilisation343. Aussi, ce qu’il est important de noter, c’est ce que Philippe Breton appelle la nature informationnelle de l’être dans la perspective Wienerienne. L’américain définit l’Homme non plus seulement comme un simple individu dont la présence au monde implique forcément une relation avec tout le système des objets, des machines et des autres individus qui l’entourent. Mais, ce qui intéresse Wiener, c’est la capacité de l’Homme à produire un échange social, sa participation au système de communication et d’information. Ce qu’il veut voir dans le sujet, c’est son niveau de complexité. Ceci cependant pourrait paraître choquant puisque le mathématicien donne une importance équivalente aux éléments artificiels complexes et à l’être humain communicant. Cette vision de l’égalité qui place les individus comme étant tous égaux dans les échanges sociaux, pose la transparence comme un impératif catégorique qui s’impose à l’Homme contemporain. D’ailleurs, Wiener écrit qu’« Etre

vivant, c’est participer à un courant continu d’influences venant du monde extérieur et d’actes agissant sur celui-ci, dans lequel nous ne représentons qu’un stade intermédiaire »344.

Wiener appelle aussi à la responsabilité sociale à travers cet impératif de transparence. Ce qu’il veut sans cesse éviter, c’est le désordre, comme il l’a souligné dans son exposé sur l’entropie. En dépit de la structure complexe des machines, le libre échange de l’information entre l’Homme et les objets doit être prépondérant, car il permet de surmonter les obstacles des dysfonctionnements qui interviennent souvent par le flux des données. Le mathématicien se différencie de Heidegger et de sa phénoménologie qui place la métaphysique au centre du processus connaissant, parce que ce dernier pense qu’elle fait apparaître l’essence de l’Homme. Wiener, lui, ne recherche pas l’essence de l’être humain mais son fonctionnement dans les systèmes combinatoires. Ainsi, il se

343

Norbert Wiener, op-cit.

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rapproche plutôt de Leibniz345 pour qui l’automatisation des procédés de raisonnement est fondamentale pour un réel progrès scientifique qui servirait l’humanité. Les processus de régulation et d’autorégulation s’apparentent remarquablement au concept de « la main invisible » du philosophe et économiste Adam Smith.

Tout doit être transparent dans la perception Wienerienne, la société est perçue comme un lieu de transmission des informations transparentes par des individus qui deviendraient eux-mêmes transparents, saisissables et transférables, d’autant plus que leurs « (…) langages, les messages inter-humains dans des groupes d’individus, sont

précisément conçus pour que le récepteur y puisse projeter des formes ; c’est ce qu’on appelle « comprendre », saisir ensemble »346. Cette vision de l’Homme moderne

communicant qui expose toute son extériorité pour exister, s’oppose radicalement à toute l’approche du XIXème

siècle et du début du XXème siècle où l’intériorité de l’Homme est mise en avant pour comprendre son rapport au monde : cela est révélé dans les travaux de la psychologie à travers l’inconscient freudien notamment.

On voit ici combien cette question de la transparence sociale dans l’univers moderne cybernétique concerne tous les individus et non pas seulement les responsables politiques. Certes, leur exposition exige beaucoup plus de transparence de leur part, précisément parce qu’ils gèrent les affaires de la polis. Le rôle des médias apparaît non seulement comme opérateur de la sublimation d’archétypes, mais aussi du calcul d’un raisonnement basé sur le modèle de l’information normatif à tous les niveaux. Philippe Breton explicite : « La nouvelle société s’articule autour d’un thème fondamental de la

transparence sociale, qui concerne indissociablement l’homme et la société »347. Enfin, Norbert Wiener souligne, tout au long de son ouvrage Cybernétique et société, l’adéquation entre le système des machines et le libre échange des humains. Il anticipe sur les dérèglements possibles, de sorte que si les visées n’aboutissent pas à une réalité stable, l’expérience de ces interactions pourra certes être modifiée, mais aucunement anéantie. La transparence sociale devient la résultante de modes de sociabilité actuelle qui concerne notre société de l’image et de la communication. La cybernétique pose les bases d’une analyse sur la transparence, parce qu’elle permet de comprendre les mutations sociales de notre société contemporaine où les réseaux sociaux ont un rôle prépondérant.

345

Leibniz met au point une arithmétique binaire en 1679 et un calculateur beaucoup plus perfectionné que celui de Blaise Pascal (en 1673). Il est aussi à l’origine de nombreuses formules mathématiques, on peut le considérer comme un pionnier de la cybernétique tant ses travaux sur l’automation orientèrent ses successeurs.

346

Abraham Moles, Ibid. p. 53.

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