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Le matériau empirique central de la thèse résulte d’une collecte réalisée avec une mé- thode sensorielle, i.e. qui intègre l’usage des sens, qu’est l’approche ethnographique en contexte organisationnel (e.g. Garsten & Nyqvist, 2013a; Neyland, 2008). L’ethnographie génère une myriade de difficultés et limites qui se doivent d’être considérées (e.g. Bourdieu & Mammeri, 2003). En outre, le cas unique implique la production d’un maté- riau dans un certain contexte qui se doit, lui encore, d’être détaillé, en ce que le contexte social d’étude est nécessairement source de spécificités, voire de « biais », dans les don-

nées collectées. Donc d’une connaissance évidemment non idiosyncratique59 mais créée

dans un certain contexte et par un certain individu.

Car ceci ne prévient néanmoins pas de la possibilité d’une production et d’une analyse empiriques contrôlées, rigoureuses, objectivées, et donc scientifiques (voir, pour une réflexion globale sur ces questions, Bourdieu & Wacquant, 2014). Toutefois, une telle conception de la nature – située, spécifique etc. – du matériau produit dans un con- texte de culture implique l’obligation de description précise de l’environnement social du matériau qui se forme et qui devient ensuite la base pour l’analyse.

4.1.1. Considérations épistémologiques

Commençons par considérer rapidement la perspective épistémologique dans laquelle s’inscrit cette recherche. Comme l’indiquent Allard-Poesi et Perret (2014: 14) :

« Tout travail de recherche repose sur une certaine vision du monde, utilise une méthodologie, propose des résultats visant à comprendre, expliquer, prédire ou transformer. Une explicitation de ces présupposés épistémologiques permet de con- trôler la démarche de recherche, d’accroître la valeur de la connaissance qui en est issue, mais également de mieux saisir nombre de débats entre courants théoriques en management. »

Ces deux auteurs (2014: 14) intègrent à la réflexion épistémologique quatre grandes ques- tions : la nature du réel que le chercheur tente d’observer, la nature de la connaissance produite, la valeur et le statut de cette connaissance, et les incidences sur le réel étudié. Par la description précise du terrain d’étude, ce chapitre tente de donner à voir la nature du réel étudié. L’usage de « l’objectivation participante » (voir, notamment, Bourdieu, 2001b: 167–220, 2003b) vise à compléter la démarche par un aperçu des effets du « sujet

59 Dans le premier sens du terme en anglais, i.e., notamment, une façon de penser propre à une per-

de l’objectivation » sur la connaissance produite, donc à préciser la valeur et le statut de cette dernière. Ainsi (Bourdieu, 2001b: 180) :

« Une entreprise d’objectivation n’est scientifiquement contrôlée qu’en proportion de l’objectivation que l’on a fait préalablement subir au sujet de l’objectivation. »

Elle comprend trois niveaux (Bourdieu, 2001b: 183) :

« Ce travail d’objectivation du sujet de l’objectivation doit être mené à trois ni- veaux : il faut d’abord objectiver la position dans l’espace social global du sujet de l’objectivation […] ; il faut objectiver ensuite la position occupée dans le champ des spécialistes (et la position de ce champ, de cette discipline, dans le champ des sciences sociales) […] ; troisièmement, il faut objectiver tout ce qui est lié à l’appartenance à l’univers scolastique, en portant une attention particulière à l’illusion de l’absence d’illusion, du point de vue pur, absolu, « désintéressé ». […] »

Les critiques sur cette approche soulignent le besoin de vigilance face à ce qui pourrait conduire à tenir pour acquis une méthode elle aussi méthode, donc elle aussi biaisée et limitée. Par exemple (Hamel, 2008, paragraphe 35) :

« […] on doit s’obliger à admettre que si cette position d’élection permet d’être ob- jectif sur ce plan, social, l’objectivation doit être également conçue sous son aspect épistémologique. En effet, elle doit s’élaborer sous l’égide de la vérification qui, on l’a noté, signifie en science interpréter les faits « à l’intérieur d’une théorie expli- cite et réglée ». Être en position (sociale) d’objectiver ne saurait suffire au sujet ob- jectivant pour concevoir parfaitement l’objectivation. Il faut l’élaborer en faisant preuve de rigueur et de transparence sur la base de l’explicitation des catégorisa- tions, des classifications et des notions qui constituent les moyens délibérément mo- bilisés pour souscrire à cette visée qu’est objectiver. »

L’approche « à la Gioia » s’appuie sur une démarche assez similaire puisqu’elle permet de rendre l’analyse afin de donner à la voir dans sa progressivité, au travers de la présentation de données qui mènent à de premiers regroupements subjectifs dans des « concepts de premier ordre », puis des « thèmes de second ordre » avec apparition d’un cadre de pensée, voire d’un cadre théorique, ce avant la mise en discussion de différents agrégats qui comportent la référence alors explicite à certaines théories, certains champs,

certains auteurs etc.60 (Gioia et al., 2013). L’action du chercheur à un certain niveau est

donc mise en avant de façon très transparente, car les données auraient pu être regroupées dans d’autres concepts, thèmes etc. Si je n’ai pas choisi de rendre sous la forme graphique habituelle associée à ces auteurs les analyses de l’étude empirique centrale dans la thèse,

60 Cette méthode se trouve souvent associée à des représentations graphiques types, mais ce que je

j’ai tenté de respecter cette logique générale par la présentation des éléments empiriques les plus « bruts » possibles, puis d’une partie clairement intitulée « lecture » (avec des grilles précisément pointées), avant la mise en discussion dans le cadre théorique précis déjà présenté dans le troisième chapitre. Considérons ces aspects, dans une telle logique, dans le cadre de ma recherche pour cette thèse.

4.1.2. Perspective épistémologique

Ma thèse s’inscrit dans les Sciences de Gestion auxquelles elle veut contribuer, donc dans une discipline qui agrège de nombreuses sciences (psychologie, sociologie, anthropologie etc.) tant qu’elles peuvent l’enrichir et enrichir sa pratique (e.g. Bouilloud & Lecuyer, 1994). Ainsi, selon Bouilloud, en introduction de l’ouvrage qu’il contribue à coordonner, intitulé L’invention de la Gestion (Bouilloud & Lecuyer, 1994: 15) :

« Par rapport à d’autres disciplines, la gestion présente la particularité de se défi- nir en fonction de son objectif, et non pas, pourrait-on dire, de sa nature. En effet, l’objectif de la gestion est d’assurer la bonne marche et le fonctionnement des en- treprises ou des organisations au sens large, et donc tout ce qui peut participer à ce fonctionnement est susceptible de faire partie de la gestion. En ce sens, si on consi- dère que la gestion est une « praxéologie », c’est-à-dire une science de l’action qui se déploie et ne trouve son sens que dans la pratique, et si on admet que cette pra- tique ne vise qu’à remplir le but que l’on a défini plus haut, on comprendra pour- quoi le périmètre de la gestion est non seulement instable, mais structurellement ouvert à d’autres disciplines. Les praticiens de la gestion ne se refuseront jamais à utiliser des techniques extérieures pour mieux réaliser, précisément, leur objectif de gestion. Car, et c’est peut-être là une différence majeure avec d’autres disciplines, la gestion ne se conçoit pas sans objectif, ou plutôt, une gestion sans objectif serait une micro-économie appliquée aux organisations. C’est pour rendre compte de tout ce qui concerne ces objectifs qu’ont été développées des théories de l’action appli- quées à la gestion : théories de la décision, stratégie… »

Pour analyser, j’ai utilisé une telle logique. Je convoque aussi bien des recherches mainstream en « comportement organisationnel » (e.g. Bechky & Okhuysen, 2011) ou en « management » (e.g. Gode et al., 2016), que de la sociologie (e.g. Naudet, 2012) et de la philosophie (e.g. Austin, 1975) ou de la « théorie des organisations » d’orientation cri- tique (e.g. Sliwa et al., 2013), tant que ceci enrichit la compréhension, l’analyse et la dis- cussion des données collectées.

En outre, ma thèse, même si elle convoque largement des grilles critiques (e.g. Adler et al., 2007; Alvesson et al., 2011; Parker & Thomas, 2011) souhaite proposer une contribution qui enrichisse le management, i.e. pour lui et surtout pour ses académiques comme ses praticiens : elle cherche à proposer une analyse scientifique d’une piste de

réponse à un problème managérial – a fortiori social et sociétal – afin d’identifier des pistes de solutions, par l’intermédiaire d’une réflexion sur la formation au management. En termes scientifiques, les implications sont réelles. Ma recherche affirme l’existence d’une volonté qui, nécessairement, l’affecte : la valorisation de l’activité managériale (au sens large), la volonté de l’améliorer, et la confiance dans la possibilité de l’intervention académique en ce sens. Notons enfin qu’en amont de cette thèse, j’avais suivi cinq années de formation aux Sciences de Gestion dans une autre Université que celle d’accueil pour la thèse, avec une spécialisation sur les activités « Ressources Humaines » et « Organisa- tion ». De manière générale, je suis un grand amateur d’art, en ai une pratique et une con- sommation diversifiées comme fréquentes, mais en tant que simple amateur – cette con- naissance de l’art et de la pratique artistique constitue, selon Taylor et Hansen (2005: 1227), un presque prérequis pour étudier les éléments esthétiques liés aux organisations : « […] les chercheurs devront être des académiques formés, et aussi des artistes explora- teurs. » L’origine de la recherche part d’une expérience personnelle qui combina ces deux aspects – le management et l’art – de mon profil : celle du théâtre, lors de mon parcours de Licence. J’ai gardé de cette pratique une interrogation sur la fonction de l’art dans la formation au management. Ma thèse émerge de cette volonté d’en apprendre plus sur cette pratique et les apports potentiels pour la formation au management. Comprendre ce qui est en jeu avec l’art dans la formation au management, c’est a fortiori se donner une opportunité de comprendre, voire d’améliorer, la pratique des (futurs) managers par leur formation. Considérons désormais brièvement mon rapport à l’empirie étudiée, pour cette thèse.

D’une part, je considèrerai dans ce travail que les individus présentent des com- portements qui peuvent alors être observés in situ, afin de les comprendre davantage et d’accompagner leurs acteurs dans la théorisation ; ces comportements sont, dans cette thèse, autant verbaux que non verbaux (e.g. Bourdieu, 2001a; Goffman, 1973). Je consi- dèrerai globalement que les acteurs sont « knowledgeable » (en), au moins pour les pra- tiques qui leur sont « proximales », qui les concernent « au quotidien ». Ils sont en me- sure, dans les conditions adéquates, d’exprimer leur position réflexive sur ce qu’ils font ; il s’agit simplement de les accompagner pour formaliser et théoriser leur pratique (e.g. Gioia et al., 2013). Cependant que nous partirons du principe que les individus disposent d’un ensemble de « capitaux » et de dispositions préférentielles, préalablement intériori- sés (e.g. Bourdieu et al., 1965: 20–21, notamment), notamment par le fait de leur forma- tion au management (e.g. Vaara & Faÿ, 2012). Par contre, je m’appuie sur l’idée que les

acteurs peuvent faire évoluer ces éléments, réfléchir dessus, les mobiliser ou non etc., donc qu’il n’y a pas de déterminisme dans leurs comportements (e.g. Bourdieu & Wacquant, 2014) où l’agence s’exprime toujours : ce sont des « préférences », des « pro- pensions à », mais ils peuvent évoluer, par le « travail subjectif » de leurs auteurs pour les exprimer dans des situations données (e.g. Clot, 2006). Les comportements observés sont ainsi subjectivés lors de leur intériorisation et de leur réexpression, même s’ils sont affec- tés par les expériences passées qui fondent la base de l’intériorisation ; même si les com- portements peuvent être pratiqués en référence à des normes ou des propensions, ils sont libres. Par ailleurs, l’un des intérêts de l’étude (puisqu’elle considère la réalité pratique d’une pratique a priori étrange pour ses acteurs) réside notamment dans l’émergence de comportements dans l’action qui sont réalisés en référence à cette intériorisation d’extériorités.

Enfin, pour illustrer ma position par rapport aux données, je pourrais simplement citer une expression académique : « Les données ne sont pas données ». Ainsi, je vois le matériau d’analyse comme en partie créé, en ce qu’il est situé et émerge dans un contexte spatio-socio-temporel dont l’existence résulte de l’expérience observée, mais aussi formé, i.e. produit sous une certaine forme dès sa saisie tant par les méthodes et outils mobilisés que par le sujet de l’objectivation – qui dispose d’expériences passées, de connaissances. Une « suspension du connu » a été le plus possible réalisée pour laisser inductivement émerger des éléments intéressants, mais un effet du chercheur reste nécessairement pré- sent, en particulier dans la « lecture » par certaines grilles qui, inévitablement, s’appuie sur ce que je connais et ne connais pas. Les chapitres ultérieurs donneront à voir en détail les effets que j’ai pu avoir sur la situation et ma position lors des différentes phases de collecte. A ce stade, il faut par contre retenir que l’expérience étudiée existait d’elle- même, dans un certain environnement, que je vais tenter de décrire et présenter au mieux. Situons maintenant le matériau dans un cadre socio-historique multi-niveaux, avec suffisamment de précision pour donner à voir les conditions sociales de conduite de l’étude empirique, et avec pour postulat un effet de l’environnement sur les comporte- ments et les possibilités de comportements.