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LE FONCTIONNEMENT RÉGULIER DU MARCHÉ DES OPA

D. Appréciation critique

Les partisans de l’isolement du conseil d’administration face à l’activisme des fonds spéculatifs contestent la pertinence de ces données empiriques et ils font état de leur expérience concrète dans leurs rapports avec les sociétés concernées ; ils échouent toutefois à fonder leur position sur des preuves concluantes 222. En partant de l’hypothèse que les fonds spéculatifs se concentrent sur le court terme et cherchent à augmenter la valeur des titres à court terme, les partisans de l’isolement du conseil d’administra-tion ne fournissent pas de preuve démontrant que (i) les réformes entre-prises par les actionnaires activistes ne peuvent pas avoir de conséquences positives à long terme, (ii) les actionnaires activistes évitent par principe les réformes propres à entraîner des effets à long terme, et (iii) des réformes agissant simultanément sur le court terme et sur le long terme sont forcé-ment contradictoires 223.

En dépit des études qui ont mis en évidence l’impact positif des fonds spéculatifs sur le développement à court terme et à long terme des entre-prises concernées, il subsiste une controverse sur la valeur créée à long terme. A notre avis, toutefois, la distinction entre le court terme et le long terme n’est pas nécessairement aussi pertinente qu’elle y paraît, nonobstant

pation est associé à des changements insignifiants ou très mineurs dans la valeur des sociétés visées. Venkiteshwaran / Iyer / Rao (2010), p. 45 ss, ont mené une étude détaillée des enregistrements de Schedule 13D effectués par le célèbre “prédateur” Carl Icahn, et des performances ultérieures des sociétés concernées. Ils ont constaté des augmentations de valeur considérables pour les entreprises cibles (de 10% environ) au moment où Icahn révélait publiquement ses intentions. En examinant la perfor-mance ultérieure des sociétés cibles, ces auteurs ont observé une très grande diffé-rence entre les entreprises qui avaient été privatisées ou acquises (dans les dix-huit mois) – soit plus d’un tiers des sociétés cibles – et celles qui étaient restées indépen-dantes. Les actionnaires de ces entreprises-là avaient obtenu des rendements anor-maux de presque 25% depuis le moment de l’investissement initial d’Icahn jusqu’à la vente de l’entreprise. Les auteurs ont constaté que les sociétés restées indépendantes subissaient au contraire des rendements très négatifs (moins 60%). Enfin, Bratton (2007), p. 1375 ss, a observé qu’à part quelques exceptions, la plupart des investis-seurs activistes ne se limitent pas à extraire des liquidités et quitter rapidement la société.

222 Dans ce sens, voir notamment Bebchuk (2013), p. 1642 ss ; Kastiel (2016), p. 71.

Contra : Wachtell / Lipton / Rosen / Katz, Do Activist Hedge Funds Really Create Long Term Value ?, Harvard Law School Forum on Corporate Governance and Financial Regulation (July 22, 2014).

223 Bebchuk / Brav / Jiang (2015), p. 1085 ss.

le nombre d’auteurs qui s’y réfèrent. D’une part, cette distinction peut dis-simuler une simplification du raisonnement 224. D’autre part, le long terme n’est pas forcément préférable au court terme dans une économie forte et en croissance 225. Par ailleurs, dans une entreprise, de nombreuses inter-ventions “à court terme” (par ex. résoudre des problèmes immédiats d’effi-cacité) peuvent viser des objectifs à long terme (par ex. devenir le produc-teur aux coûts de production les moins élevés). Inversement, de nombreux programmes “à long terme” (par ex. le secteur “recherche et développe-ment” des entreprises pharmaceutiques) induisent une hausse instantanée du cours de l’action parce que les investisseurs peuvent aisément évaluer leur potentiel futur. Si un investisseur souhaite vendre rapidement ses titres de participation et réaliser un bénéfice, il peut tout à fait recomman-der que l’entreprise s’engage dans un projet à très long terme car il sait que l’annonce de cet engagement va provoquer à court terme une hausse du cours. En comparaison, les actionnaires familiaux traditionnels, qui pré-voient de conserver leurs parts sur une très longue période, ont tendance à se montrer plutôt circonspects à l’égard d’investissements impliquant des prises de risques dans des domaines nouveaux.

Par ailleurs, une focalisation excessive sur le court terme peut aussi émerger à l’intérieur d’une entreprise, a fortiori lorsque le conseil d’admi-nistration est isolé de l’influence des actionnaires 226. Bien qu’il soit néces-saire de protéger le conseil d’administration contre une menace constante de renvoi pour lui permettre d’exercer adéquatement ses fonctions diri-geantes, l’isolement indéfini représente à court et à long terme un risque plus élevé pour l’entreprise et ses actionnaires que l’influence des fonds spéculatifs sur les organes dirigeants.

Les décisions d’investissement des fonds spéculatifs sont motivées avant tout par une intention d’équilibrer un ensemble complexe de risques, rendements, délais et effets de levier. Il est vrai que les fonds spéculatifs introduisent une dynamique insolite dans des économies mixtes com-plexes, allant parfois jusqu’à orienter les investissements et la production des entreprises qu’ils contrôlent (par ex. entreprises minières, producteurs

224 Voir Daeniker (2015, Loyalitätsaktien), p. 148 s.

225 Ainsi en va-t-il par exemple, au cours des dernières décennies, des pertes à hauteur de plusieurs milliards de dollars provoquées au Japon et en Chine par un surinvestisse-ment dans des projets stratégiques qui se sont soldés par des échecs. Au surplus, voir Fried (2015), p. 1554 ss.

226 Roe (2013), p. 977 ss ; Fried (2015), p. 1554 ss.

d’énergie) vers des activités (par ex. recherche de pétrole ou construction d’éoliennes) servant à gérer les risques à long terme qu’ils assument (par ex.

les marchés à terme dans le domaine de l’énergie). Dans une certaine mesure, le rôle joué aujourd’hui par les fonds spéculatifs en mettant sous pression les organes dirigeants des sociétés cotées peut être comparé aux acquisitions hostiles des années 1980 aux Etats-Unis et des années 2000 en Suisse. En visant des entreprises sous-performantes, les fonds spéculatifs permettent à des entreprises médiocrement gérées d’être éventuellement acquises puis revitalisées par des dirigeants plus efficaces 227. Ils déploient donc un effet modérateur sur les dirigeants des sociétés cotées et il existe un intérêt public à ne pas en entraver l’existence.

VI. Synthèse

Un processus de prise de contrôle englobe des intérêts tantôt conver-gents 228, tantôt divergents 229. Dans ce contexte, la réglementation joue un rôle charnière dans l’élaboration d’un équilibre global entre toutes les par-ties impliquées dans un tel processus. En règle générale, l’équilibre entre ces intérêts est des plus fragiles 230. Les autorités de surveillance des OPA assument à cet égard une lourde responsabilité. Il leur incombe de pondé-rer de façon rationnelle les intérêts entre les différentes parties impliquées dans le processus d’une offre et de ne pas rendre l’acquisition de sociétés cotées indûment risquée pour les offrants potentiels.

227 Des études empiriques ont du reste établi une corrélation positive entre les acquisi-tions hostiles et les rendements obtenus postérieurement à l’acquisition, ce qui sug-gère que les acquisitions hostiles, et notamment celles pratiquées par des groupes constitués de fonds spéculatifs, jouent un rôle disciplinant. Voir Tuch / O’Sullivan (2007), p. 141 ss.

228 Nous songeons notamment à l’intérêt des organes dirigeants de la société visée à

rester en place, et à l’intérêt des salariés à ne pas perdre leur travail.

229 A titre d’exemple, on peut citer l’intérêt des actionnaires à recevoir le prix le plus élevé possible pour leurs titres de participation, intérêt qui s’oppose notamment à l’intérêt de l’offrant à payer le moins cher possible pour le rachat de la société visée ou à celui des organes dirigeants à ce que la société soit vendue à un offrant bien disposé à

poursuivre le développement de l’entreprise ; voir Schärer / Oser (2006), p. 155.

230 Iffland (2008), p. 78.

La pratique récente des autorités de surveillance des OPA, portée par la poussée réglementaire de 2009 et ses révisions ultérieures, tend à mettre cet équilibre en péril. Elle traduit une tendance de la COPA et de ses autorités de recours à substituer parfois leur propre conception des mérites d’une offre à celle des destinataires de cette offre et à imposer à l’offrant d’assumer les risques de contestation de la régularité d’une offre après sa publication ; or, ces risques peuvent exercer un effet inhibiteur sur les offrants potentiels. En définitive, les autorités imposent à l’offrant leur propre vision de ce que constituent les termes équitables d’une offre. La situation des offrants s’en trouve notablement affaiblie.

Un tel résultat contredit le principe de la neutralité économique ; il est préjudiciable aux intérêts de l’offrant, de la société visée, de ses actionnaires et du marché dans son ensemble. Cette évolution a pour effet de freiner l’activité du marché suisse des prises de contrôle et, pour les investisseurs, de limiter les occasions de quitter la société dont ils détiennent des titres de participation. Elle dissuade les offres hostiles et entrave leur effet modé-rateur sur les organes dirigeants des sociétés visées. Par ailleurs, elle incite le candidat à une prise de contrôle hostile à user de procédés moins res-pectueux des intérêts des actionnaires. Enfin, une telle situation tend à faire barrage à l’activité des fonds spéculatifs, qui, bien que sujets de polé-miques, jouent un rôle également modérateur sur les organes dirigeants des sociétés cotées, en les menaçant d’être remplacés si les sociétés qu’ils gèrent n’obtiennent pas de bons résultats.

Chapitre 2