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Conclusion de la première partie

III- 4-3- Application au chant magrūnā

Ces mélodies reposent sur un ambitus limité soit par une quarte soit par une quinte. Les documents sonores disponibles démontrent non seulement l’existence, mais surtout la dominance de ces mélodies aux débuts du XXe siècle. L’influence de la musique populaire, caractérisée par l’étendue restreinte de ses (les siens) instruments est donc manifeste, puisque les pièces vocales du chant populaire ne dépassent pas le cadre modal d’une ossature tétracordale ou bien d’unepentacordale.

Dans son ouvrage la musique arabe358, Jargy écrit : «Ainsi cette musique populaire ne suit-elle pas les règles des Maqām, alors qu’elle paraît nettement modale : dans sa forme la plus archaïque, la musique psalmodiée ou la mélopée du Bédouin … la mélodie s’étend alors sur un ambitus de quarte ou tout au plus de quinte. »

L’une des caractéristiques modales est le mouvement mélodique. Donc, il est important d’aborder la modalité en situation musicale au sein d’une mélodie. On remarquera qu’il y a bien des exécutions présentant un mode de Rāst ou un mode de Bayyātî …etc. On en gardera également les éléments qui conviennent parfaitement pour une improvisation modale.

Nous proposons pour cela de se concentrer sur les trois points suivants :

(1) Les intervalles de couleur

Ce sont des ossatures tétracordales ou pentacordales (quarte ou quinte) qui font une brève apparition au cœur d’une mélodie et lui appliquent une partie de son caractère.

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Prenons la chanson Yā mūlā l jinḥān eṭāyr du patrimoine libyen. Il s’agit d’une ossature Bayyātī qui s’étend sur cinq mesures, mais ne comporte en réalité que trois mesures répétées. Mais remarquons que le caractère est renforcé par deux mouvements et un saut : quarte répétée descendante et saut de quarte ascendante. Autrement dit, une exploration de cette situation modale pourra ainsi s’appuyer sur ces chemins mélodiques. Nous observons que L’énoncé mélodique se limite à l’exploration partielle ou totale de l’une des cellules modales utilisées. Le choix d’agencer les idées ou les phrases musicales en fonction des cellules modales est effectué en toute liberté par les compositeurs en respectant le degré teneur de la cellule composante.

Exemple 10 : Yā mulā el-jinḥān eṭāyr

Système 34 : aspect tétracordal Dūkāh/Bayyātī (secondes n, n, M) de l’ossature zalzalienne

En premier lieu, l’ambitus de ce thème (distance entre sa note la plus grave et sa note la plus aiguë) est la quarte. Ensuite, l’intervalle entre deux notes voisines n’excède pas la quarte et la tessiture ré/sol3 reste tout à fait réalisable par la voix masculine. Globalement, les intervalles restent simples à chanter.

(2) La teneur pondérale

Il s’agit d’un héritage du système modal des traditions musicales du monde Arabe décrit récemment par Abou Mrad dans son texte « Procédure d’investigation micromodale des traditions musicales du Proche-Orient ». Nidaa

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Abou Mrad359 définit la teneur pondérale Tp comme la hauteur qui prend la plus

grande durée d’occurrence cumulée du segment temporel étudié.

Sa présence est expliquée par l’une des catégories de la quadripartite modélisée afin de décrire les degrés principaux dans un énoncé monodique et leur fonction modale. Sans entrer davantage dans les détails, la teneur pondérale peut prendre le rôle du fermoir dans les mélodies modales.

Un air traditionnel libyen est composé en mode de Bayyātī/ré. L’appui (A) est ré, la quinte sol et le do est effectivement la teneur pondérale Tp. Nous pouvons remarquer que le passage s’apparente à un déplacement des attractions dans le mouvement mélodique modal. Par les caractéristiques de mode Bayyātîré, le do est une note attirée vers la borne (A) de l’ambitus de l’échelle modale de l’énoncé.

Exemple 11 : Yā ḫṣārtah ‘omrī mšai w-e-t‘addā, chanson tripolitaine, transcrite par Mohamed Moršān (Al-mūsīqā qawā’d wa ṯūrāṯ, 1963, p. 105)

(3) La note mobile ou allophonique

Cette note mobile ou allophonique est généralement le si qui peut être bémol ou demi-bémol, en fonction du mouvement descendant versus ascendant, donc en vertu de processus d’attraction mélodique360.

359ABOU MRAD, op. cit., 2009, p. 41.

360« La tonique d’un mode arabe est souvent précédée au grave d’une note qui rappelle la sensible des gammes européennes, avec cette différence qu’elle n’est pas obligatoirement à un demi-ton de la tonique. A cette note complémentaire vient parfois s’en ajouter une autre, ou encore deux plus graves… Le rôle de ces appoggiatures n’est en effet que de bien faire ressortir la conclusion mélodique, de donner plus de caractère à la cadence finale (qafla) », (cf. D’ERLANGER, op. cit., 1949, p. 107).

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C’est le cas notamment de la note siƀ à la fois mobile et caractéristique des mélodies modales.

Ainsi la mélodie traditionnelle libyenne de l’exemple 12 est-elle en mode

Bayyātî. L’appui est ré, la quarte sol et le siƀ est effectivement mobile et occupe

les deux positions allophoniques siƅ et siƀ.

Exemple 12 : Yā ḫṣārtah ‘omrī mšai w-e-t‘addā, chanson tripolitaine, transcrite par Mohamed Moršān (Al-mūsīqā qawā’d wa ṯūrāṯ, 1963, p. 105)

(4) La similarité structurale dans une ossature simple

Nous nous référons, pour l’analyse mélodique, à la théorie de Gestalt de Christian von Ehrenfels361, fondateur du concept Gestaltqualitäten « Qualités formelles » qui « soutient que l’observation d’un tout ne peut se réduire à la somme des parties qui le composent.

Le plus souvent lorsqu’on perçoit une mélodie ou un paysage, on l’entend ou le voit entièrement. En musique, c’est le rapport entre les notes qui gouverne la mélodie, plus que les notes elles-mêmes362». L’analyse des exemples permet de mettre en exergue les conditions inhérentes aux factures d’organisation formelle et de regroupement. Cela concerne les factures de proximité temporelle dans l’attaque des partiels, de similarité dans les courbes de modulation

361 Christian von, EHRENFELS, (1859-1932), philosophe et psychologue autrichien. Cet aristocrate enseigne à l’université de Prague où il rédige un mémoire sur les qualités de la forme - Ueber Gestaltqualitäten - (1890)

362 François, CLARAC et Jean-Pierre, TERNAUX, Encyclopédie historique des neurosciences : Du neurone à l’émergence de la pensée, De Boeck, 2008, p. 838.

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d’amplitude et de fréquence. L’un des principes généraux de la théorie de la

Gestalt appliquée à la musique est la similarité.

Dans l’observation de la Gestalt, des éléments séparés régulièrement sont compris comme étant en relation directe. L’idée de la forme musicale procède ainsi avec les notes qui se développent par les intervalles identiques ou apparentés. Ces derniers forment des imitations libres de mouvement mélodique. - L’énoncé mélodique de la chanson e-dāīm allah yā šār‘nāen mode Bayyātî sur

ré s’étend sur deux mesures répétées. Il présente une imitation du contour

mélodique débutant par un intervalle disjoint ascendant suivi d’un intervalle conjoint.

Exemple 13 : e-dāīm allah yā šār‘nā

L’ambitus de ce thème est la quarte juste qui est l’intervalle maximum entre deux notes (ré-sol). L’énoncé mélodique débute par l’anacrouse, une croche, qui constitue au dernier demi temps de la deuxième mesure une articulation de continuité affirmant le mode Bayyātī de l’énoncé mélodique.

(5) La bonne continuité

Selon la théorie de la Gestalt, si des éléments apparaissent se perpétuer mutuellement, la perception les regroupe comme formant un tout. Voici quatre exemples pris dans le répertoire du chant libyen :

1/ L’énoncé mélodique de la chanson Ya salām slmoly ‘alaih en échelle Rāst s’étend sur deux mesures, mais ne comporte en réalité qu’une mesure répétée dans toute la pièce. Il présente une incise couvrant un ambitus de tétracorde, ce qui lui confère une stabilité mélodique, cette stabilité est compensée par le mouvement modal qui unifie l’événement.

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Exemple 14 : Yā salām slmoly ‘alaih

L’ambitus de cet énoncé est la quarte juste qui est caractérisée par la tierce neutre (do-miƀ). Le mi demi-bémol est la note la plus marquée dans cette mélodie.

2/ Le phrasé musical de la chanson Yā ‘ayn yā ‘ayn entī hanā wel ġālī wīn en mode Bayyātī s’étend sur deux mesures.

Exemple 15 : Yā ‘ayn yā ‘aynentī hanā wel ġālī wīn

Il convient de noter le saut de quarte initial qui correspond à l’ambitus de la mélodie qui suit la respiration initiale de chaque reprise du phrasé.

3/ L’énoncé mélodique de la chanson be’t el maḥabahen échelle Bayyātī s’étend sur deux mesures, mais ne comporte qu’une seule celelule mélodique et rythmique répétée deux fois sur deux positions différentes : 1ère cellule rythmique débutant par la note sol et la 2ème débutant par la note fa.

Exemple 16 : be’t el maḥabah

L’ambitus de cette mélodie est la quarte marquée par la première note sol à celle de la fin de thème la note ré. Les intervalles restent simples à chanter. 4/ L’énoncé mélodique de la chanson Waijobah ba’idah en ossature Bayyātī sur

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Exemple 17 : Waijobah ba’idah

L’ambitus de cette mélodie est la quinte comprenant une ossature Bayyātī. L’intervalle entre deux notes voisines n’excède pas la tierce majeure.

(6) Les mélodies à large ambitus

On distingue ici le développement modal dans une chanson comportant deux ou plusieurs cellules modales : un mode peut avoir deux ou plusieurs cellules modales détachées, attachées et/ou enchevêtrées.

Les compositions vocales présentant un large ambitus existent dès les débuts de la chanson tripolitaine vers la fin des années 30 sous l’influence de la musique égyptienne. Le succès des compositions du chant égyptien avait un rôle très important dans l’adoption de la technique de construction mélodique par les compositeurs libyens.

Ainsi Al- ‘Ārif Al-Jamal363 dit-il dans une interview : « J’ai composé un grand nombre de chansons en langue dialectale… je tenais à expliquer et donnais une image claire afin que les paroles soient compréhensibles pour tous les Arabes… C’est ce que j’ai entendu dire par les Égyptiens, les Tunisiens et les levantins qui nous ont visités pendant les années 30 et 40… Nous n’avions pas choisi et présenté les muwaššaḥāt et le mawwāl au hasard. Nous nous appuyions sur tout ce qui remporte des succès en Égypte, nous le prenions et le modifions afin de l’adapter au public libyen. ».

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Les chansons à plusieurs cellules modales peuvent consister en une alternance d’une cellule principale avec une autre cellule modale, comme la chanson Sālim Al-Goumbrī364T’adebt fi ḥobk otāl a’ḏābi où le compositeur

alterne l’ossature tétracordale rāst avec l’pentacordale nakrīz.

Exemple 18 : T’adebt fi ḥobk otāl a’ḏābi

Système 35 : tétracorde zalzalien Rāst/fa

Système 36 : pentacorde chromatique Nakrīz

Le cas de figure cité dans l’exemple précédent témoigne de la liberté des compositeurs libyens quant au développement modal de chansons.

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Conclusion

Ce chapitre a permis de récapituler la fonction endosémiotique de la modalité dans sa déclinaison quadripartite et la procédure de sémanalyse modale. Cette procédure a permis d’analyser un chant traditionnel libyen margūnā et d’en dégager le schéma grammatical génératif. Il a permis également d’analyser les modes de plusieurs énoncés musicaux traditionnels libyens, selon les acceptions de la modalité polaire et de la modalité formulaire, en tenant compte du paramètre de l’ambitus.

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Chapite IV : R

YTHMIQUE DES CHANTS LIBYENS

Introduction

Nous tenterons dans ce chapitre d’éclairer les fonctions du cycle rythmique dans les traditions musicales libyennes, en tant qu’élément structurel, une marque culturelle régionale et stylistique. Nous exposerons ensuite les changements et les mutations que certains de ces rythmes ont connu au cours du XXe siècle et connaissent actuellement à l’heure de la mondialisation, de la fusion et du métissage entre pratiques musicales autochtones et allochtones.

IV-1- Articulation temporelle de l’énonciation musicale