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L'application de l'abus de confiance en matière de temps de travail.

CHAPITRE I. L'INFLATION PÉNALE

S ECTION 1 L A PÉNALISATION DE LA TROMPERIE DU CONSENTEMENT

88. L'application de l'abus de confiance en matière de temps de travail.

Classiquement et - il ne faut sans doute pas hésiter à le dire - , assez logiquement, la Cour de cassation refusait de caractériser un abus de confiance dans le seul cas du détournement de son temps de travail par un salarié 416. La solution a changé avec un arrêt remarqué du

19 juin 2013 417, dans lequel la Cour de cassation pose à titre de principe que « l'utilisation,

par un salarié, de son temps de travail à des fins autres que celles pour lesquelles il perçoit une rémunération de son employeur constitue un abus de confiance […] ». Certes, il est connu que le phénomène déjà aperçu de dématérialisation de l'abus de confiance a donné lieu à une remarquable « extension du domaine des possibles » 418. Mais celle-ci connaît

cependant des limites rationnelles 419. Or, une première lecture de l'arrêt laisse penser que le

temps de travail serait un bien quelconque 420, qui aurait été remis puis détourné. Cette

solution n'est guère défendable. D'abord parce qu'il est contestable que le temps de travail puisse être assimilé à un bien 421, moins encore à un bien susceptible d'appropriation.

Ensuite parce que le temps de travail n'est pas remis au salarié, c'est lui qui s'en acquitte auprès de son employeur, en contrepartie de la rémunération qu'il reçoit.

Mais cette dernière considération amène, justement, une autre interprétation. Depuis quelques années, l'objet de l'abus de confiance a été étendu non seulement par le biais de la dématérialisation, mais encore par celui de sa dissociation 422. Schématiquement, il y a

dissociation quand le bien détourné n'est pas celui qui a été initialement remis, à charge d'être rendu, représenté ou utilisé à une fin quelconque. Ainsi un serveur a pu être

416 Voy. not., CA Toulouse, 26 avril 2001 ; JCP G 2001, IV, 2946 ; D. 2002, p. 1795, obs. B. DE LAMY ;

Crim., 20 octobre 2004 ; préc.

417 Crim., 19 juin 2013 ; à paraître au bulletin, pourvoi n° 12-83031 ; Gaz. Pal. 4-8 août 2013, p. 9, note R. MÉSA, et 13-15 octobre 2013, p. 36, chron. E. DREYER ; JCP G 2013, 933, note S. DETRAZ ; D. 2013,

p. 1936, note G. BEAUSSONIE ; AJ Pénal 2013, jur. p. 608, obs. J. GALLOIS ; RPDP 2013, p. 650,

chron. PH. CONTE.

418 B. DE LAMY, note sous Crim., 22 septembre et 20 octobre 2004 ; D. 2005, p. 411.

419 S. DETRAZ, note précitée sous Crim., 19 juin 2013, spéc. p. 1624.

420 À défaut de pouvoir caractériser des fonds ou valeurs, autres objets visés par l'article 314-1 du Code pénal.

421 R. MÉSA, note précitée sous Crim., 19 juin 2013, spéc. p. 10 « Il apparaît au premier abord difficile de

considérer le temps, qu'il soit un temps de travail, un temps de repos ou encore un temps de réflexion, comme un bien quelconque. Le rapprochement du temps avec le bien incorporel est également hasardeux. […] Il est par ailleurs difficile de concevoir qu'une personne puisse transmettre du temps ou son temps à une autre et qu'elle puisse, le cas échéant, récupérer ce temps après une telle transmission ». 422 S. DETRAZ, note précitée sous Crim., 19 juin 2013, spéc. p. 1625 ; E. DREYER, Droit pénal spécial, op. cit.,

condamné pour abus de confiance pour s'être « abstenu volontairement de remettre à son employeur le prix des boissons qu'il était chargé d'encaisser » 423, alors même que le prix lui

avait été remis, non par l'employeur, mais par les clients, en contrepartie des boissons elles-mêmes remises par l'employeur.

Si l'on applique ce phénomène de la dissociation au temps de travail, il est aisé de considérer que le bien remis par l'employeur est la rémunération du salarié, laquelle a pour contrepartie son temps de travail que le salarié devait utiliser à une fin précise, mais qu'il a finalement détourné 424. La formulation choisie par la Cour de cassation permet une telle

interprétation, puisqu'elle lie dans la même formule le temps de travail du salarié à la rémunération qu'il perçoit de son employeur. Ainsi comprise, la décision du 19 juin 2013 permettrait de maintenir la conception d'une incrimination tournée vers la protection de la propriété, en l'occurrence du patrimoine de l'employeur, atteint par le versement de la rémunération. Mais cela nécessite tant de contorsions intellectuelles que l'on se demande si ce n'est pas dénaturer la solution de la Cour de cassation 425. Ce qu'elle met en exergue, c'est

bien « l'utilisation, par un salarié, de son temps de travail ». Deux éléments doivent alors être remarqués. En premier lieu, les faits de l'espèce démontrent que le salarié n'avait pas seulement détourné son temps de travail, mais également certains biens matériels de son employeur 426. La Cour de cassation n'avait nullement besoin d'insister sur le temps de

travail, ce qui renforce l'idée d'une décision de principe quant au respect de l'affectation du temps de travail du salarié 427. En second lieu, il ne s'agit pas d'un simple arrêt d'espèce,

dans lequel la condamnation serait seulement justifiée par les faits particulièrement répréhensibles ici commis par le condamné, cet arrêt connaîtra en effet les honneurs d'une

423 Crim., 5 octobre 2011 ; Bull. crim., n° 193 ; Gaz. Pal. 2011, jur. p. 3362, chron. S. DETRAZ ; RPDP 2012,

p. 910, obs. V. MALABAT ; Crim., 16 octobre 2013 ; à paraître au bulletin, pourvoi n° 12-86241 ; D. 2013,

p. 2755, note L. SAENKO.

424 Rappr. les hypothèses où des salariés de personnes morales avaient été utilisés par leurs dirigeants pour leur profit personnel, la Cour de cassation ayant retenu que leur salaire (et non le temps de travail) avait été détourné (Crim., 20 octobre 2004 ; préc. ; Crim., 13 septembre 2006 ; Bull. crim., n° 220 ; AJ Pénal 2006, p. 504, obs. G. ROYER ; RSC 2007, p. 537, obs. C. MASCALA ; RTD com. 2007, p. 249,

obs. B. BOULOC).

425 Laquelle, certes, dénature elle-même le texte d'incrimination...

426 La cour d'appel de renvoi avait d'ailleurs retenu que l'utilisation, par le salarié, « de son temps de travail et des moyens mis à sa disposition par son employeur, pour mener une activité extérieure […] et rémunérée […] constitue un acte de détournement pénalement punissable ».

427 Quant à son opportunité, la solution est assez dangereuse : « Le salarié qui discuterait, pendant son temps de travail, du match de football de la veille avec un de ses collègues, ou qui quitterait son bureau pour un motif quelconque hors de ses heures de pause et sans l'autorisation de son employeur, [doit-il] ainsi être considéré […], malgré l'absence de tout usage des biens mis à sa disposition, comme utilisant son temps de travail à des fins autres que celles pour lesquelles il est rémunéré » ? (R. MÉSA, note

publication non seulement au Bulletin criminel et au Bulletin d'information bimensuel de la Cour de cassation, mais encore dans le Rapport annuel de la Cour de cassation : celle-ci souhaite donc une large diffusion de sa décision.

Cette interprétation crédible de la solution du 19 juin 2013, centrée sur le détournement du temps de travail en lui-même, interdit de voir dans l'abus de confiance une incrimination protectrice du droit de propriété ou des droits réels. L'employeur n'est pas propriétaire du temps de travail de son salarié 428. À l'invitation de M. BEAUSSONIE, il serait possible d'y

voir une créance que posséderait l'employeur à l'égard de son employé 429. La Cour de

cassation reviendrait ainsi sur sa solution émise le 1er décembre 2010 430. Il reste que la

créance s'analysant classiquement comme un droit personnel 431, cette proposition ne remet

pas en cause notre solution. Il paraît donc plus simple de voir dans cette décision une confirmation de l'absence de protection des droits réels par l'abus de confiance. À l'inverse, si l'utilisation du temps de travail suffit à qualifier l'infraction, c'est bien parce que le salarié a trahi la confiance que l'employeur lui avait accordée, en violant les stipulations du contrat de travail. De sorte que la décision du 19 juin 2013 nous semble guidée par la finalité devenue principale de l'abus de confiance : la protection de la relation de confiance qui s'était établie entre les parties.

b. La protection certaine de la confiance

89. Exclusion de la protection de la seule bonne foi contractuelle. La protection