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Appariement entre compétences acquises et compétences requises : le rôle de l’expérience

Mireille Bruyère

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Introduction

La période d’insertion qui suit la formation initiale montre une grande diversité des trajectoires professionnelles. Cette diversité des trajectoires reste importante même si l’on considère des individus ayant suivi la même formation initiale. De très nombreuses études signalent que la relation entre le diplôme défini par son niveau et par sa spécialité et l’emploi est très distendue. Seule, une petite minorité de jeunes sortants de formation initiale occupent un emploi en adéquation avec leur spécialité de formation et sans subir de déclassement (Nauze-Fichet et Tomasini, 2002, Bruyère et Lemistre, 2004). Ce constat est-il synonyme de mauvaise allocation des ressources humaines aux emplois ? Ou illustre-t-il une mauvaise évaluation des compétences mise en œuvre par le seul niveau et la seule spécialité du diplôme ou une inadaptation de la formation initiale aux besoins des entreprises ?

L’insertion des jeunes peut se rapporter à un processus d’allocation de compétences individuelles hétérogènes à des emplois hétérogènes (Sattinger, 1993).

Cette hétérogénéité conduit à considérer que le bien qui s’échange sur le marché du travail est un bien complexe et diversifié, identifié par le vocable de compétence. La compétence d’un individu ou encore sa capacité productive se définit comme une fonction du diplôme (source d’acquisition ou simple signal) mais aussi de l’expérience ou encore de la vie sociale extra-professionnelle.

Cette compétence individuelle qu’elle soit intrinsèque ou acquise se valorise de manière différente selon les emplois. En effet, on peut définir un emploi par les compétences requises pour occuper le poste. L’hétérogénéité des emplois se caractérise donc ici par la diversité des compétences requises. Ces compétences se signalent par un ensemble de variables observables comme le niveau de l’emploi ou son domaine professionnel. D’autres caractéristiques peuvent renseigner des compétences requises mais elles sont rarement observées dans les enquêtes d’insertion (organisation du travail, des rapports hiérarchiques, des conditions de travail).

Cet article se propose d’évaluer le processus d’allocation de compétences acquises par les jeunes sortant de formation aux emplois définis par leurs compétences requises. En particulier, l’objectif est de comprendre comment la productivité qui découle de l’appariement compétence individuelle - caractéristiques du poste est déterminée par l’évolution des compétences individuelles durant la période d’insertion.

Ce processus précédant l’embauche d’allocation est ainsi appréhendé de manière dynamique. Les compétences individuelles ou leur signal se transforment au fur et à mesure des parcours professionnels.

1. Un modèle théorique d’appariement entre compétences requises et compétences

acquises

Les trajectoires professionnelles des jeunes font l’objet de nombreuses analyses en termes de parcours salarial. Elles supposent souvent une relation étroite entre productivité et salaire, hypothèse que nous reprendrons dans cet article. En revanche, ces analyses divergent sur les déterminants de la productivité du couple individu - emploi. Certaines théories comme la théorie du capital humain (Becker, 1964) ou encore la théorie du signal (Spence, 1973) lient le niveau de productivité aux compétences individuelles seules (qu’elles soient acquises en formation initiale ou seulement signalées par le diplôme). La théorie de la concurrence pour l’emploi, en revanche, attache le niveau de productivité au poste (Thurow, 1975). Enfin, les théories de l’appariement (Jovanovic, 1979) supposent que chaque couple individu-poste génère une productivité particulière. Le niveau de productivité est déterminé par le couple caractéristiques du poste - caractéristiques de l’individu. Ce travail s’appuie sur ce dernier corpus théorique. Si le

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niveau de productivité et donc le salaire dépend des caractéristiques du couple individu-emploi, analyser le processus d’allocation suppose de définir trois éléments : les compétences individuelles, celles du poste et les déterminants de la rencontre individu-poste.

Dans la littérature, les compétences individuelles sont définies de différentes manières. Elles sont uniquement une fonction combinant la formation initiale appréhendée en année d’études et les années d’ancienneté. C’est la démarche choisie par de nombreuses applications de la théorie du capital humain. D’autres approches articulent le nombre d’années d’études, l’ancienneté et l’expérience, considérant alors que l’expérience par la formation reçue sur le poste est susceptible d’augmenter le stock de capital humain transférable. Le point commun de ces approches est de considérer les compétences uniquement en termes d’années (d’étude, d’ancienneté, d’expérience). Elles définissent alors la compétence individuelle de manière abstraite et quantifiable. Elles peuvent se valoriser dans n’importe quel type d’emploi de la même manière.

Dans cet article, les compétences individuelles sont définies par deux dimensions (Heijke et alii, 2003). La première est verticale et se définit comme le niveau de compétence générale acquis ou signalé soit lors de la formation initiale soit en emploi. La deuxième est caractérisée par la spécialité professionnelle que ce soit celle de la formation initiale ou celle de l’emploi occupé. Les compétences individuelles générales se valorisent sur l’ensemble des emplois. Elles sont totalement transversales. Les compétences professionnelles ne peuvent, quant à elles, se valoriser que dans un certain nombre d’emplois qui constituent nécessairement un sous-groupe de l’ensemble des emplois. Cette définition de la compétence s’oppose à des analyses purement adéquationnistes (manpower approch). En effet, la double dimension de la compétence autorise les mobilités professionnelles. Les compétences requises par le poste se déclinent de la même manière que les compétences individuelles. Elles ont deux composantes : les compétences générales et les compétences professionnelles.

Enfin, la qualité de l’information détermine la qualité de l’appariement entre compétences individuelles et compétences requises. Si l’information sur le marché du travail est parfaite, ce dernier est supposé pleinement efficient et l’appariement est optimal. Dans cette situation, il n’existe pas de situation de déclassement ou d’inadéquation de spécialité. En revanche, si l’employeur ne connaît pas la capacité d’apprentissage du salarié (job competition) ou encore la productivité individuelle du salarié (théorie du signal), il minimise alors le risque lié à l’embauche en s’appuyant sur le signal du diplôme censé révéler en partie la capacité productive ou d’apprentissage de l’individu. Lorsque le salarié ne connaît pas ses propres capacités productives et ses préférences, il accumule alors les expériences afin de les connaître (Johnson, 1978). Une autre source d’imperfection concerne la difficulté pour un individu (salarié ou employeur) de connaître l’ensemble de l’offre et de la demande du travail. La théorie de la quête d’emploi analyse le comportement du demandeur d’emploi face à cette imperfection (Stigler, 1962). Dans cet article, on pose que l’hypothèse d’information imparfaite ne concerne que le marché du travail (ensemble de l’offre et de la demande). Ici, les compétences acquises et requises sont connues ex-ante par les deux acteurs. Ainsi, il n’y a pas d’asymétrie d’information entre l’employeur et le demandeur d’emploi (ou le salarié à la recherche d’un autre emploi). Les employeurs et demandeurs d’emploi connaissent l’écart entre les compétences individuelles acquises et les compétences requises et donc la productivité qui résulte de l’appariement. Ces deux acteurs cherchent l’appariement qui maximise la productivité du couple individu - poste. Cet objectif n’implique pas nécessairement la minimisation des écarts entre compétences acquises et compétences requises. En effet, pour l’employeur, il peut s’agir seulement d’éviter les écarts négatifs entre compétences acquises et compétences requises et pour le salarié d’éviter les écarts positifs. En revanche, l’information est imparfaite sur le marché du travail, jeunes et employeurs ne connaissent pas l’ensemble de l’offre et de la demande de travail et l’accès à l’information est coûteux. Cela se traduit par des coûts de recrutement pour l’employeur (publication de vacance de poste, entretien, sélection des candidats, perte de productivité due à la vacance du poste). Ce dernier est donc amené à un arbitrage entre ces coûts et l’écart entre compétences requises et compétences acquises. Il peut donc être amené à proposer l’emploi à un candidat n’ayant pas exactement les compétences requises lorsque le coût de recrutement est supérieur à la perte de productivité due à l’écart de compétence. Cette perte de productivité diminue durant la relation d’emploi par l’accumulation de compétence mise en oeuvre en travaillant. Pour le demandeur d’emploi, les arbitrages temporels sont du même type. Il accepte le poste lorsque ses coûts de recherche d’emploi sont supérieurs à la perte de salaire due à l’écart de compétences.

Chaque type d’appariement entre compétences individuelles et compétences requises conduit à une productivité de l’appariement particulière. On suppose que l’employeur peut définir le salaire librement en fonction de la qualité de l’appariement entre les compétences individuelles et les compétences requises indépendamment de toutes conventions collectives reliant de façon explicite la qualification acquise en formation initiale et le salaire. Le salaire d’embauche est donc une fonction de la productivité de l’appariement c’est-à-dire une fonction de l’écart entre compétences individuelles et compétences requises.

Ce travail analyse les relations entre le salaire d’embauche et l’écart entre compétences acquises et compétences requises. Il se distingue d’une simple analyse du déclassement (niveaux de compétences générales) qui met en relation compétences générales issues de la formation initiale et compétences générales requises par le poste. Il se distingue aussi d’une analyse de l’adéquation de spécialité (domaine de compétences professionnelles) qui étudie la relation entre spécialité de formation et spécialité d’emploi. En effet, il intègre l’évolution du signal des compétences individuelles acquises au fur et à mesure du parcours professionnel. Chaque appariement est examiné par les caractéristiques de l’individu et du poste présentes lors de l’embauche. L’évolution de la compétence individuelle, donc de la productivité et du salaire, durant la relation d’emploi courante sont pris en compte lors de l’appariement suivant. Ce travail ne s’attache pas à expliquer la durée d’une relation d’emploi par la qualité de l’appariement comme les théories de l’appariement (Jovanovic, 1979). Il s’agit ici de comprendre l’effet sur le salaire d’embauche de l’expérience. Les compétences liées à l’expérience sont appréhendées selon les composantes générales et professionnelles.

Considérons le système suivant d’équations simultanées :

ε

γ

δ

β

+

+

+

=

X

Z

Y

w

ln

(1)

σ

η

+

= W

Z

(2)

Le salaire est une fonction de caractéristiques individuelles constantes dans le temps notées X, de caractéristiques du poste notées Y et de caractéristiques de l’appariement intégrant l’expérience notée Z.

D’autre part, on suppose que l’expérience dépend de variables non observées qui sont aussi corrélées avec les caractéristiques individuelles X. Cette endogénéité est exprimée par l’équation (2) dans laquelle W représente une

série de variables instrumentales1.

Les périodes de chômage et d’inactivité ne conduisent à aucune accumulation de compétence, ni de transformation du signal.

La manière d’acquérir des compétences générales ou professionnelles ne présente pas le même potentiel de productivité. Ainsi, il faut distinguer les compétences acquises en formation initiale de celles acquises par l’expérience afin de capter la différence dans leur influence sur le salaire. Dans ce but, les variables du groupe Z seront de deux types, celles représentant l’écart entre compétence acquises en formation initiale et compétences requises et celles représentant l’écart entre compétences acquises par l’expérience et compétences requises.

Le salaire dépend aussi d’éléments liés à l’entreprise, à son organisation, à son marché, à son type de production. Pour ces raisons et afin de contrôler nos paramètres d’intérêt δ l’équation de qualité de l’appariement (1) intègre des caractéristiques du poste (taille de l’entreprise, secteur d’activité, entreprise privée ou publique, temps de travail). La fonction entre salaire et qualité de l’appariement analyse l’évolution de cette relation selon les différentes configurations d’appariement afin de comprendre comment formation et expérience déterminent conjointement le salaire. Mais, cette analyse ne permet pas de distinguer si les variations de salaires sont liées à la transformation du signal ou à l’accumulation de compétences nouvelles par l’expérience. Les données disponibles dans les enquêtes d’insertion ne permettent pas de confronter ces deux postures théoriques relativement syncrétiques lorsqu’on étudie les fonctions de gains. Dans la théorie du signal, les capacités intrinsèques de l’individu déterminent conjointement la formation initiale et la trajectoire professionnelle. De même, dans la théorie du capital humain, la formation initiale détermine la trajectoire professionnelle.

1. Ce biais d’endogénéité est corrigé par une estimation par la méthode des moments généralisés. 117

1.1. Données et mesures

Les données proviennent de l’enquête Génération 1998 du Céreq qui suit durant 3 ans mois par mois les jeunes sortis de formation initiale en 1998. Cette enquête suit un échantillon de 55 345 jeunes. Pour pouvoir appréhender les effets de l’expérience nous avons sélectionné les individus qui ont occupé au moins cinq emplois durant les trois ans qui suivent la fin de leurs études. Cette sélection implique un biais dans les estimations puisqu’il il faut craindre que cette population (1841 individus) connaisse des difficultés d’insertion plus grandes que le reste de la

population2. Ce biais est redressé par une procédure d’estimation en deux étapes des doubles moindres carrés

(Heckman, 1976). Pour observer l’évolution de l’influence de l’expérience sur la qualité de l’appariement, nous procédons à l’estimation de cinq fonctions d’appariement (1) correspondant aux cinq premiers emplois. De cette

manière, nous pourrons observer l’évolution des paramètres d’intérêt

δ

d’un emploi à l’autre.

L’équation (1) devient alors :

ij ij j ij j ij j ij

X

Z

Y

w

ln

(1)’

5

,...,

1

=

j

indice du poste

1841

,...,

1

=

i

indice de l’individu

1.2 Mesurer la qualité de l’appariement

Pour chaque appariement, il faut mesurer le niveau de compétences générales requis par le poste et le niveau de compétences générales acquis par l’individu en formation initiale et acquis par l’expérience. Ces niveaux sont repérés de manière normative. Les emplois sont divisés en quatre niveaux selon leur catégorie socio-

professionnelle3.

Les niveaux des emplois sont les suivants :

• niveau 4 : cadres et professions intellectuelles • niveau 3 : professions intermédiaires

• niveau 2 : employés et ouvriers qualifiés • niveau 1 : employés et ouvriers non qualifiés

Symétriquement, les niveaux de formation initiale sont regroupés en quatre groupes : • niveau 4 : formations de niveaux II et I

• niveau 3 : formation de niveau III • niveau 2 : formation de niveau IV • niveau 1 : formation de niveau V

Lorsque l’individu occupe un emploi de niveau de compétence générale supérieur à celui obtenu lors de sa formation initiale alors il augmente ses compétences acquises ou transforme son signal jusqu’à atteindre celles de l’emploi. Ainsi, un individu qui sort de formation initiale avec un niveau V (niveau 1) et qui occupe une profession intermédiaire (niveau 3) est signalé comme ayant acquis un niveau 3 de compétence générale à la date de la sortie de cet emploi.

2. Pour information, les individus de notre échantillon sont plus souvent des femmes et moins qualifiées :

Reste de la génération 1998 Sélection Niveau I 8 % 2 % Niveau II 11 % 7 % Niveau III 19 % 21 % Niveau IV 17 % 20 % Niveau IV+ 12 % 14 % Niveau V 25 % 30 % Niveau Vbis 4 % 4 % Niveau VI 4 % 2 % Homme 51 % 48 % Femme 49 % 52 %

3. Pour distinguer les employés qualifiés des employés non qualifiés, nous faisons appel à la nomenclature proposée par Chardon (2001).

Par conséquent, une variable indique l’écart entre compétences générales acquises juste avant l’embauche et compétence requises et une deuxième renseigne l’écart entre compétences générales acquises en formation initiale (niveau de formation) et compétences requises (niveau d’emploi).

1.3 Mesurer l’accumulation de compétence professionnelle

Pour évaluer la qualité de l’appariement de spécialité, il s’agit de mesurer la distance entre le domaine de compétence de spécialité acquis par l’individu à travers sa formation ou son expérience et le domaine professionnel de l’emploi avant l’embauche.

Comme précédemment, le mode d’acquisition des compétences étant susceptible de jouer un rôle sur la qualité de l’appariement, on mesure deux écarts par rapport aux compétences requises : avec les compétences de spécialités acquises en formation initiale (le domaine de formation) et avec les compétences professionnelles acquises par l’expérience.

Pour mesurer la correspondance entre spécialité de formation et spécialité d’emploi, on construit une variable continue qui renseigne sur l’intensité de la relation entre les deux spécialités.

L’écart entre compétences de spécialité acquises par l’expérience et compétences requises est mesurée par le

pourcentage du temps passé dans des emplois de même spécialité avant l’embauche4 ou l’ancienneté dans la

spécialité de l’emploi.

La mesure de l’appariement entre spécialité de formation et spécialité d’emploi n’est pas immédiate puisque les nomenclatures de spécialité respectives ne sont pas les mêmes. Il s’agit alors de rapprocher les compétences de spécialité d’emploi avec les spécialités de formation. Pour cela, on procède à une analyse des écarts à

l’indépendance (au sens du χ2) du tableau croisant spécialité de formation et spécialité du premier emploi. Cette

analyse permet de construire une table de correspondance entre les compétences de spécialité d’emploi avec les

spécialités de formation (Forgeot, Gautié, 1997)5. Le choix de cette mesure statistique de l’adéquation entre

spécialité de formation et spécialité d’emploi ne suppose aucune hypothèse normative sur la relation entre les intitulés des spécialités de formation et les intitulés des spécialités d’emploi. Elle ne mesure que l’intensité de la relation emploi formation. Elle permet de rendre compte de relations entre certaines formations et certains diplômes alors que rien ne laisser supposer dans leurs intitulés leur rapprochement.

Par exemple, les formations « lettres et arts » et « matériaux souples » conduisent une partie non négligeable de jeunes vers les métiers « banque et assurance » (respectivement 18,9 % et 12,6 %). Certaines des compétences requises pour ces métiers sont acquises dans le cadre de ces formations mais elles ne peuvent être identifiées uniquement par l’intitulé de ces formations. Ce sont des compétences implicites qui s’approchent de la définition des « non-cognitive skills » (attitudes, comportements, réseaux sociaux). Les effets non cognitifs et non strictement professionnels de l’éducation sont supposés agir autant que les compétences techniques et explicites dans les parcours professionnels. En effet, si la majorité de la littérature concernant les rendements de l’éducation, que ce soit celle se fondant sur la théorie du capital humain ou encore celle s’appuyant sur la théorie du signal, ne considère que les compétences cognitives, d’autres travaux qui traitent les biais d’endogénéité des fonctions de gains considèrent que les variables omises à l’origine de ces biais sont des compétences non cognitives (Sternberg, 1985).

4. La spécialité du poste est repérer par la nomenclature FAP (familles d’activités professionnelles – Darès). 5. La mesure est l’écart en pourcentage entre l’effectif théorique au sens χ2 et l’effectif observé.

2. Résultats

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