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Anthropologie, altérité et image des Touaregs

L’Atlantide de Pierre Benoît, maître incontesté du roman

2.5. Anthropologie, altérité et image des Touaregs

L’Atlantide, roman saharien, a été élaboré principalement à partir de mythes : celui

de l’Atlantide, ce monde englouti, le mythe d’Antinéa, de Tin-Hinan, de Séléné et peut-être même, selon d’autres sources (Wadi Bouzar notamment) que Pierre Benoît aurait pris pour modèle, la cousine de l’Amenokal Moussa Ag Amastan qui dirigeait alors les Dassine Oult Yemma du Hoggar et serait morte à l’âge de trente-cinq ans141.

Ce que nous pouvons retenir : Tin-Hinan est la reine dont Pierre Benoît modifiera le nom pour les besoins de son roman, se fondant essentiellement sur des mythes et des traditions gréco-sahariennes, pour donner vie à son désert et à son héroïne Antinéa. L’espace du désert imaginé, associé aux mythes évoqués, propulse l’auteur animé d’une volonté d’exotisme, dans une dimension admettant toutes les fantaisies sur le plan esthétique et littéraire, créant un dépaysement sûr, par le choix des noms propres et de lieux, par la coloration et les contrastes qui rappellent ceux du désert (la technique du fauvisme), faisant bien ressortir l’aspect sauvage de cette contrée.

2.5. Anthropologie, altérité et image des Touaregs

D’après Wadi Bouzar142

, l’une des premières constatations des militaires français à leur arrivée en Algérie est bien la diversité des populations, présentée comme une "mosaïque de peuples" composée d’Arabes, de Maures, de Kabyles,

140BENOÎT, Pierre, L’Atlantide, ENAL, p.277.

141 BOUZAR, Wadi, Lectures Maghrébines, « Sept auteurs et un lecteur (Proies d’Antinéa) », Alger, OPU, 1984, p.75.

142

de Chaouia, de Touareg, etc., au sein de laquelle ils allaient s’efforcer d’instaurer un ordre et des hiérarchies. Ce travail, bien que fourni par des spécialistes, n’allait pas être sans conséquence dans l’imaginaire collectif français143. En effet, il engendre un nombre important de clichés et de stéréotypes généralement "négatifs,

dévalorisants voire stigmatisants"144 pour les populations autochtones.

Dans un article intitulé « L’imagerie touarègue entre littérature savante et

littérature populaire », Paul Pandolfi se référant essentiellement aux travaux de

deux spécialistes de grande renommée, Henri Duveyrier et Émile Gautier145, propose une analyse de la représentation stéréotypée des Touareg dans la littérature dite "savante" de l’époque coloniale146. Il y relève une série de clichés ayant obstrué à jamais l’appréhension des sociétés touarègues. Ces clichés, souligne Pandolfi, relèvent d’une histoire ancienne qui trouve sa source dans un autre mythe (non moins fameux), celui relatif à l’Afrique chrétienne147 auquel l’auteur fait référence quand il évoque le fameux Atlas du Christianisme qui s’est proposé nous dit-il, « d’établir les bornes de la grande marée chrétienne, au cours des âges, et

c’est pour toutes les parties du globe »148.

Moranghe révèle à Saint-Avit que le motif réel de sa mission dans le désert était de constater ces bornes de la Chrétienté fixées par les Bénédictins sous la direction d’un certain Dom Granger. Ce mythe relatif à l’Afrique latine, sera repris par Louis Bertrand149

avec quelques nuances et ajustements. Ces clichés ont nourri copieusement le roman colonial où le portrait du Targui se construit principalement en opposition avec celui de l’Arabe.

143

comme le montre en partie Charles Ageron dans sa célèbre Histoire de l’Algérie contemporaine Notamment par rapport au fameux mythe kabyle ou la découverte du « bon sauvage », à partir de la distinction qui aura été faite alors entre arabes et kabyles., op. cit., p 278.

144PANDOLFI, Paul, « L’imagerie touarègue entre littérature savante et littérature populaire » : http : //annee.maghreb. revues.org/1090, VII | 2011. Dossier de recherche : Sahara en mouvement - L'invention du

Sahara : découvertes et utopies. p. 101-113.

145Ces deux auteurs Henri Duveyrier et Emile Félix Gautier ont joué un rôle fondamental dans l’élaboration de l’image stéréotypée des Touaregs.

146

c'est-à-dire, explique l’auteur de l’article, l’ensemble des textes qui ont expressément pour objectif de produire un effet de connaissance, un savoir de type scientifique sur les Touaregs et en particulier deux auteurs : Jules Verne (L’invasion de la mer ) et G. Demage (À travers le Sahara)

147 « Quand, en deçà de la région des dunes de l’Erg, on voit la femme arabe telle que l’islamisme l’a faite,

et, au-delà de cette simple barrière de sables, la femme touareg telle qu’elle a voulu rester, on reconnaît dans cette dernière la femme du christianisme » (1863, p. 124).

148

BENOÎT, Pierre, L’Atlantide, op. cit, p.66.

149

Parmi tous les autochtones recensés, les Touareg jouissent d’une image plutôt positive150 et malgré leur réputation de « guerriers sanguinaires »151, fortement médiatisée par le tragique épisode de la mission Flatters, cela ne modifiera pas pour autant leur image ambivalente, comme le remarque Paul Pandolfi :

« Ainsi, dans la période qui a suivi le massacre de la mission

Flatters (1881), toute une série d’écrits vont développer une image extrêmement négative des Touareg. Mais ce ne fut là, somme toute, qu’un bref épisode. Très rapidement, le discours positif reprit largement le dessus et ce, avant même que les Touareg ne soient défaits militairement comme en témoignent les nombreux écrits suscités par la présence à Alger de Touaregs faits prisonniers lors d’une expédition qu’ils avaient entreprise en 1887 au nord du Sahara »152.

Les écrits évoqués par Pandolfise réfèrent aux articles de journaux parus à l’époque, qui rendent compte de cette rencontre (où sera présent entre autres Guy de Maupassant). Le Targui - même si dans l’esprit du Français son image reste ambiguë, - est celui qui, de tous les autochtones, bénéficiera longtemps du traitement le plus favorable:

«Une image stéréotypée particulièrement prégnante s’attache aux Touaregs.

Et à la différence des représentations concernant la plupart des autres peuples ayant subi la colonisation française, elle s’avère globalement valorisante et valorisée »153

.

150

PANDOLFI, Paul, « L’imagerie touarègue entre littérature savante et littérature populaire », L’Année du

Maghreb [En ligne], VII | 2011, mis en ligne le 01 janvier 2013, consulté le 22 février 2013. URL :

http://anneemaghreb.revues.org/1155 ; DOI : 10.4000/annee.maghreb.1155 : « Cette opposition pensée

comme substantielle entre Touaregs et Arabes est particulièrement présente dans le Journal de route de Duveyrier. Que ce soit à propos du sens de l’orientation, de la politesse ou de la qualité des bijoux, ce schème apparaît comme une évidence dans le propos de l’auteur : - 7 août 1860. Duveyrier accompagné d’un noble touareg, Cheikh ‘Othmân, est en route vers Ghadamès : « Je commence à remarquer qu’Othman a le sens géographique très développé et qu’il possède, ce que je n’ai remarqué chez aucun Arabe, la connaissance du rapport des différents accidents du sol et leur enchaînement». - 11 août 1860. Duveyrier et Cheikh ‘Othmân arrivent à Ghadamès. Les Touaregs leur réservent un bon accueil et Duveyrier note : « […] plusieurs d’entre eux demandèrent s’ils pouvaient venir me saluer. Ils vinrent en effet, et je leur fis des compliments. Tout ceci est bien poli et n’aurait jamais lieu en pays arabe. » - 2 septembre 1860. « Quand quelqu’un meurt, on ne pleure pas chez les Touaregs, on ne vient pas comme chez les Arabes faire des visites de condoléances et des singeries. »

151 La mort de Charles de Foucault, assassiné par la fameuse tribu des Senoussis aurait contribué largement à drainer cette image comme nous l’avons souligné auparavant dans la première partie (consacrée aux mystiques du désert).

152 PANDOLFI, Paul, « L’imagerie touarègue entre littérature savante et littérature populaire » : http : //anneemaghreb.revues.org/1090, VII | 2011. Dossier de recherche : Sahara en mouvement - L'invention du

Sahara : découvertes et utopies. p. 101-113

153 PANDOLFI, Paul, N°7, Printemps 2004, Figures Sahariennes, « La construction du mythe touarègue.

Soit une image-pour reprendre les termes de Paul Pandolfi - "paradoxalement

positive". Les spécialistes du désert et du mythe touareg remarquent qu’il s’agit là

d’une exception qui sera d’ailleurs nommée " l’exception touarègue ", comme on peut le lire dans l’article de Guy de Maupassant paru dans le journal Le Gaulois en date du 3 décembre 1888154

, où il rapporte la fameuse rencontre avec les Touareg faits prisonniers à Alger lors d’une incursion qu’ils avaient entrepris en 1887 au nord du Sahara. Maupassant, admiratif comme ses pairs Bissuel et Masqueray, relate cette rencontre avec grand éclat. Et si lui voit dans les Touareg "un peuple

fascinant ", Henri Bissuel réplique par un "peuple exceptionnel"155

dans un livre qu’il publiera en 1888 intitulé Les Touaregs de l’Ouest. Allant dans le même sens que ses pairs, Emile Masqueray dressera du chef de ce groupe de prisonniers un portrait tout aussi élogieux et sans doute des plus flatteurs, dans l’un des chapitres de ses Souvenirs et visions d’Afrique156.

2.5.1. L’image des Touareg dans l’Atlantide

Pierre Benoît nous offre dans son roman deux perceptions du Targui : homme bleu, seigneur des sables et guerrier valeureux, mais aussi un homme fourbe et dangereux, qui s’est constitué une place forte dans l’imaginaire français ou occidental de manière générale et dont l’origine prend racine dans l’histoire de la colonisation avec son illustration dans les mésaventures du père Charles de Foucauld et de la fameuse mission Flatters.

La première image des Touareg chez Pierre Benoît apparaît dans le portrait qu’il propose du personnage Cegheïr Ben Cheïkh sauvé de la mort par noyade par les deux soldats français. Le Targui, homme bleu, seigneur des sables et guerrier valeureux, est décrit physiquement comme " une espèce de géant " plutôt mince, au

154

Voir annexes.

155

BISSUEL, H, dans un ouvrage qu’il a intitulé, 1888, Les Touareg de l'Ouest, paru en 1888 à Alger aux Éditions A. Jourdan, cité dans un article de Paul Pandolfi, « La construction du mythe » N°7, Ethnologies

Comparées : http /www. Ethno- comp.net

156

MASQUERAY, Emile, Souvenirs et visions d’Afrique publié en 1914 p.300-313. Cité par Pandolfi, article ci-dessus.

teint clair, très fort, grand, parlant arabe et qui porte un vêtement fait de "longs

voiles bleu foncé". Son visage quoique maigre, est "régulier, presque beau", la

barbe rare taillée en pointe, les cheveux déjà blancs, révèlent un homme d’une soixantaine d’années. Néanmoins Pierre Benoît s’attarde sur une description soulignant la dangerosité potentielle du personnage. Il exhibe avec force son regard sombre qui jetait des regards inquiétants et soupçonneux, campé de surcroît dans un décor étrange, inaccoutumé, que viennent relayer d’autres éléments scéniques tels que les orages effrayants, l’évocation d’un éclairage faible, de bruits bizarres et inconnus, installant dans le récit un réel inconfort à l’égard de ce personnage, et crée ainsi chez le lecteur une formidable attente .

La description du personnage précise et caractérise essentiellement le regard de l’auteur Pierre Benoît: ce qu’il en dit, la manière dont il l’envisage nous informe sans ambigüité sur ses sentiments à l’encontre des populations du Sud qu’il ne connaît même pas. En somme il s’agit pour lui de montrer dans L’Atlantide, que la société européenne à laquelle il appartient est supérieure aux autres considérées comme étant des sociétés infantiles et sous-développées157. La phrase de Platon : « Je dois vous en prévenir d’abord, avant d’entrer en matière, ne soyez pas surpris

de m’entendre appeler des barbares de noms grecs », mise en exergue du livre

donne le ton du texte et vient souligner avec force une des formes tenaces de l’ethnocentrisme occidental caractérisant l’auteur. Ainsi, l’image que retient le lecteur de ce personnage est celle d’un homme fourbe, traître et dangereux, imprégnant profondément l'imaginaire français que l'histoire de Charles de Foucault a largement contribué à entretenir. Elle prend de la sorte racine dans l'histoire même de la colonisation française et constitue une curiosité exotique ambivalente.

Au-delà du système colonial auquel ils appartiennent et qu’ils représentent, les deux personnages français Morhange et Saint-Avit « les isolés, les condamnés, les

perdus », sont à la recherche de quelque chose qui les dépasse. Ils refusent la vie

157MORSEL, Joseph avec la collaboration de Christine DUCOUTIEUX ; « L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… » ; Réflexions sur les finalités de l’Histoire du Moyen Âge destinées à une société dans laquelle même les étudiants d’histoire s’interrogent,

du Nord comme nous le montre Benoit à travers la description faite de ses pairs, comparés aux Touareg comme étant :

« leurs frères des latitudes supérieures, ceux qui, à cette heure, dans les

villes où surgit tout à coup la blancheur des globes électriques, se ruent dans une frénésie délirante à leurs plaisirs étriqués »158

.

Morhange et Saint-Avit s’enfoncent dans le désert saharien car ils fuient, en fait, la civilisation occidentale décadente à leurs yeux, sombrant dans une "frénésie

délirante", dans des "plaisirs étriqués". Le périple dans ce désert immense, vierge

et encore pur, leur permet d’une certaine manière de se ressourcer, de se régénérer loin de la cohue insalubre des villes du Nord.

La critique de Pierre Benoît à l’égard de ceux qui y habitent est bien mise en évidence par l’utilisation de l’adjectif "étriqué". Il dénonce la civilisation industrielle occidentale par l’évocation des globes électriques qui ont causé la rupture avec l’héritage des grandes civilisations antiques.

2.5.2. Hetman Jitomir et les Touareg chez Sa Majesté

Toutefois, Pierre Benoît offre une autre perception des Touareg dans la reprise de la rencontre avec des chefs guerriers, que Jean Duveyrier, alors jeune explorateur de talent, aurait faite au cours d’un voyage particulièrement audacieux dans le Sud algérien et le Sahara. Personnage fictif, Hetman Jitomir prisonnier de la reine mythique, un soir où il avait bu plus que de coutume avant de sombrer dans la folie, se laisse aller à des confidences et avoue à Saint-Avit comment il est arrivé dans ce lieu maudit. Dans son récit, il évoque Duveyrier qui, au cours de ses voyages dans le Sahara algérien, « est entré en relations avec les chefs du peuple

qui s’est montré jusqu’ici rebelle à l’influence des armées de Sa Majesté, les Touareg » et qui « a pu obtenir qu’une délégation de ces chefs vînt à Paris présenter ses respects à Sa Majesté »159, Napoléon III. Ce dernier, pour revenir au

158 BENOÎT, Pierre, L’Atlantide, op. cit., p.102.

159

roman de Pierre Benoît, fait alors appel à Jitomir afin qu’il fasse partie de la délégation qui allait s’occuper du groupe de Touaregs durant leur séjour parisien:

« J’ai pensé, - dit Napoléon III, (…) qu’il était correct qu’un des

gentilshommes de ma chambre attendit à leur arrivée ces dignitaires

musulmans. C’est pourquoi tu es ici, mon pauvre Bielowsky»160

.

La sollicitation de l’Empereur constituait pour lui une corvée qui s’annonçait des plus exécrables comme le laissent paraitre ses propos : « La corvée d’avoir à

convoyer des sauvages dans Paris… » 161.

En fait Napoléon III attendait de lui d’obtenir de ces chefs la signature d’un traité de commerce qui pourrait réserver aux Français des "avantages particuliers". Les Touareg, peuple fier, discret et rebelle, convoqués dans L’Atlantide, font figure de véritables gais-lurons ; insoucieux de l’image qu’ils peuvent transmettre de leur peuple, ce qui a suscité la réflexion suivante de Hetman Jitomir :

« Je puis affirmer que (…) nous étions fixés sur la façon dont nos visiteurs

respectaient la prohibition édictée par le prophète à l’égard du vin »162.

On peut dire que l’image de ces chefs Touareg dans ce texte est tout aussi négative que celle de l’évocation du targui Cegheïr-ben-Cheïkh personnage présenté sous des traits particulièrement abominables : un homme cruel ayant participé de surcroît au massacre de la mission Flatters, fourbe, dangereux et différent bien entendu des Européens, comme nous pouvons le constater dans les exemples suivants. Après l’avoir arraché d’une mort certaine, Morhange dit à Saint Avit :

« (…) Tenez, ouvrez une boite de conserve. Avec des gaillards de cette

trempe, on ne doit pas observer les précautions prescrites pour nos noyés européens»163.

La description des Touareg dans ce roman est un véritable décalque des travaux de Bissuel, Masqueray et Duveyrier ainsi que du roman de Jules Verne

160 BENOÎT, Pierre, L’Atlantide, op. cit., p. 186.

161 Ibid., p.188

162

Ibid., p.190

163

cités plus haut ; auxquels vient s’ajouter l’évocation du mythe de l’Atlantide. Au final, cela nous donne un portrait particulièrement flatteur de la présence française dans le Sud algérien, mais les autochtones, les Touareg en l’occurrence y perdent tellement car leur image est déformée. Il s’agit là d’un transfert opéré entre littérature « savante » et littérature de fiction de l’auteur qui n’a jamais été dans le désert.