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Notre analyse des hypothèses formulées sur les situations d’illettrisme et d’analphabétisme

Chapitre 2 : Une étude linguistique en contexte insulaire créole et créolophone

2.6. Notre analyse des hypothèses formulées sur les situations d’illettrisme et d’analphabétisme

Nos corpus attestent des informateurs en situation d’illettrisme et très peu en situation d’analphabétisme. Dans son ouvrage, Vogler (2000) présente une citation intéressante tirée des travaux d’Anne Vinérier (1994), qui explique que :

« les personnes illettrées représentent des publics diversifiés qui ne peuvent être enfermés dans une seule définition, qui ne se limitent pas à un seul milieu, qui n’appellent pas un seul parcours, une seule pédagogie, un outil de formation identique pour tous ».172 (Vogler, J., 2000)

Dans la partie intitulée « État de la problématique : études et recherches »,173 Vogler propose de comprendre l’illettrisme. Il en évoque les « causes ».174 Celles qui nous intéressent pour notre recherche sont les suivantes :

« Des causes d’origine sociale

- milieu culturel éloigné de la culture scolaire (qui n’est pas valorisée) - langue maternelle différente (Dom-Tom, rapatriement),

Des causes d’origine familiale - fréquentation scolaire irrégulière - contexte familial mal vécu

Des causes d’origine individuelle

- troubles perceptifs non décelés à temps (audition, vision) - retard ou insuffisance de développement intellectuel

172 Jean, Vogler, L’illettrisme et l’école : Echec de Condorcet ?, Toulouse, SEDRAP Université, 2000, p. 14.

173 Id, p. 74.

174 Id.

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- difficultés à se concentrer, à fixer durablement son attention

- incompréhension du fonctionnement scolaire et des enjeux de la réussite scolaire - opposition à l’autorité, refus scolaire.

Des causes internes au système éducatif

- surcharge des programmes et rythme trop rapide des apprentissages

- organisation collective de l’enseignement (la classe) difficilement compatible avec les prises en charge individuelles (écoute, conseil, aide personnalisés). »175 (Vogler, J., 2000)

L’auteur donne ensuite les conséquences de « l’échec » :

- repli sur soi, non-participation à des activités scolaires et à des activités qui y ressemblent (c’est le cas des tests, par exemple)

- fuite ou refuge dans d’autres activités dans lesquelles ils réussissent et qui leur permettent de se valoriser

- manque de confiance en soi (ils pensent qu’ils ne sont “bons à rien”) et en l’avenir - comportement d’opposition, de dérision, de violence

- exubérance verbale

- recherche de familiarité…176 (Vogler, J., 2000)

Nous établissons un lien avec le cas de La Réunion. Pour la première cause « d’origine sociale », nous remarquons que la culture créole réunionnaise est particulière parce qu’elle relève de la tradition orale. Nous pouvons considérer cette cause comme applicable aux situations d’illettrisme et d’analphabétisme identifiées dans nos corpus.

La deuxième cause « d’origine familiale » nous permet de comprendre que bien avant, pendant et quelques années après la Départementalisation de La Réunion en 1946, la majorité des familles avait le souci de satisfaire les besoins élémentaires. Il fallait travailler pour pouvoir nourrir la famille. Dans certaines familles, les parents n’hésitaient pas à faire travailler leurs enfants, dès leur plus jeune âge, dans les exploitations agricoles, usinières.

Pour les jeunes filles, il s’agissait par exemple de travailler en tant que femme de ménage dans les maisons des plus riches. Certains parents n’ayant pas eu accès à la scolarité, ne semblent pas comprendre l’intérêt de scolariser leurs enfants (cf. Géraud, J-F., 2009 : p. 93).

Parmi les « causes d’origine individuelle », nous nous intéressons particulièrement à celle qui concerne l’« incompréhension du fonctionnement scolaire et des enjeux de la réussite scolaire ». En effet, nous nous interrogeons sur la manière dont cette scolarité a été perçue par les enfants réunionnais. Issus d’un milieu créole avec un mode de vie traditionnel (habitat, tâches quotidiennes, etc.), nous pouvons supposer que l’acceptation d’un apprentissage dans

175 Jean, Vogler, 2000, op. cit. L’illettrisme et l’école : Echec de Condorcet ?, p. 74-75.

176 Id, p. 76.

85 une langue presque inconnue a été difficile. En effet, il s’agit d’acquérir des connaissances dans la langue officielle qui est le français. Cette institution que représente l’école montre un fonctionnement différent de leur contexte habituel. Nous rappelons que pour beaucoup d’enfants créolophones réunionnais unilingues, l’entrée à l’école ne prenait pas en charge la langue maternelle : le créole. L’enseignement se déroulait en français souvent sans préoccupation de la bonne réception de celui-ci par les élèves. Cette problématique linguistique a perduré de nombreuses années à La Réunion.

Quand l’auteur explique les conséquences de l’échec scolaire, nous comprenons qu’à La Réunion cela est notamment dû au fait de ne pas prendre en compte la langue et le contexte socio-historique de l’île dans l’apprentissage des élèves. Cela aurait favorisé leur représentation de la situation linguistique réunionnaise et aurait permis un apprentissage plus adapté. De plus, le phénomène de décrochage scolaire est récemment apparu dans la problématique de l’illettrisme.

« Le décrochage est une réalité massive en France. Le ministère de l’Éducation compte actuellement entre 120 000 et 150 000 jeunes de plus de 16 ans qui, chaque année, sortent du système scolaire en cours d’étude, sans diplôme. Dans une société fondée sur le modèle de l’égalité des chances et la valeur des diplômes, ces chiffres sont aussi le symptôme d’une injustice qui interroge profondément les notions de mérite et d’équité scolaire. Contre un discours culpabilisateur qui tend à renvoyer les décrocheurs à leur propre échec, en disant notamment qu’ils n’ont pas su “saisir leur chance” – eux-mêmes ont d’ailleurs intériorisé ce discours : “je suis nul”, “j’y arrive pas” […]. Les élèves décrocheurs ne correspondent pas à un profil type. Ils ont connu des difficultés de toute sorte : psychologiques, familiales, économiques, sociales et scolaires. Aucune à elle seule ne suffit à expliquer la rupture, mais l’ensemble forme un mélange explosif dont les effets sont souvent dévastateurs sur le plan individuel et collectif. »177 (Sueur, B., 2013)

Le décrochage scolaire concerne les jeunes sortis du système scolaire. Par exemple, certains jeunes informateurs de notre étude sont des décrocheurs. Notamment ceux qui nous ont confiée ne pas être allés loin à l’école. Toutefois, ils sont dans une démarche d’insertion professionnelle. Certains travaillent actuellement ou vont intégrer des écoles de formation pour un métier précis. La situation socio-professionnelle de nos informateurs est précisée dans leur fiche biographique (cf. Annexe n° 2, p. 58-69).

177 Bastien, Sueur, « Ce que le décrochage scolaire nous apprend de l’école », Études 2013/12 (Tome 419), p.

605-616, p. 606.

86 Vogler (2000) rappelle que « la langue est d’abord un instrument de communication et d’expression ».178 L’auteur confirme les propos de Girod (1997) quand il explique que

« l’illettrisme recouvre donc une extrême variété de situations ».179 En effet, il souligne qu’« il n’y a donc pas d’illettrisme en soi, mais des “situations d’illettrisme”. »180 Nous rappelons ici que l’évaluation de la situation d’illettrisme d’une personne peut être de plusieurs ordres. Ce n’est pas forcément l’impossibilité de lire, d’écrire ou de calculer. Il peut s’agir d’un problème relevant de la compréhension.

Parmi les 24 informateurs retenus pour notre étude, deux sont analphabètes et certains sont en situation d’illettrisme avec des niveaux de compétences différents.

2.6.1. La situation d’analphabétisme dans les corpus de type 1

Les deux informateurs les plus âgés de Saint-Denis, en situation d’analphabétisme, ont avoué librement ne pas savoir lire ni écrire et ne pas être allés à l’école. Leurs témoignages sont présentés ci-dessous avec les questions que nous avons posées lors de l’entretien.

L’enquêtrice est signalée par la lettre « A » qui correspond à l’initiale de son prénom. Les informateurs sont cités par les initiales de leur nom et prénom. Nous précisons que ces témoignages ne sont pas présentés dans les corpus de notre recherche placés en annexe.

L’informatrice n° 2 (f, 1939, P.B, Saint-Denis), âgée de 74 ans au moment de l’enquête, affirme à trois reprises ne pas savoir lire et une fois ne pas savoir compter. Elle avoue ne pas s’occuper des factures et des démarches quotidiennes qui nécessitent ces compétences. Elle n’utilise pas les nouvelles technologies qui existent, notamment les nouveaux moyens de communication. Cette informatrice est analphabète.

A - question : Ou koné pa kél ané ou lé né ?

« Vous ne savez pas en quelle année vous êtes née ? » Informatrice n° 2 : Mi koné pa lir moin.

« Je ne sais pas lire moi. »

178 Jean, Vogler, 2000, op. cit. L’illettrisme et l’école : Echec de Condorcet ?, p. 88.

179 Id, p. 14.

180 Jean, Vogler, 2000, op. cit. L’illettrisme et l’école : Echec de Condorcet ?, p. 12.

87 A - question : Sé marmay i fé pou ou ?

Trad. : « Ce sont vos enfants qui s’occupent des démarches pour vous ? »

Informatrice n° 2 : Mon fi, mon éné, mon promié fi. Sé él i fé tout, dopi lo komansman ziska tou lé sharzh, loyé, dolo, léstrésité, manzhé tout.

Trad. : « Ma fille, mon aînée, ma première fille. C’est elle qui fait tout, depuis le commencement jusqu’à toutes les charges, le loyer, les factures d’eau et d’électricité, la nourriture tout. »

A - question : É piblisité tousa kan i ariv dann boit o lèt, ou lir ?

Trad. : « Et quand il y a des publicités dans votre boîte à lettres, vous lisez ? » Informatrice n° 2 : Bin poukoué mi sa gingn piblisité mi koné pa lir ! Trad. : « Ben pourquoi je vais recevoir des publicités je ne sais pas lire ! »

A - question : Ou ansèrv téléfone koméla lâ ? Ou ansèrv téléfone portab ?

Trad. : « Vous utilisez les téléphones modernes ? Vous utilisez le téléphone portable ? » Informatrice n° 2 : Bann la mod bann téléfone lâ ? Bin mi koné pa konté mi koné pa lir ! Trad. : « Les modes de téléphone d’aujourd’hui là ? Ben je ne sais pas compter je ne sais pas lire ! »

L’informateur n° 4 de Saint-Denis (h, 1953, M.R, Saint-Denis), âgé de 60 ans au moment de l’enquête, explique avoir arrêté l’école assez jeune pour commencer à travailler afin de subvenir aux besoins de la famille. Il avoue également ne pas savoir lire. Il semble, d’après son témoignage, que pendant la période où il est allé à l’école, il n’a pas acquis suffisamment de compétences en lecture, écriture et calcul. Nous le considérons comme quasi-analphabète au sens de Roger Girod (1997).

Informateur n° 4 : Nou té travay dann kane.

« On était ouvrier agricole dans la canne à sucre. » Informateur n° 4 : Maa pa parti lékol ditou !

« Je ne suis pas du tout allé à l’école ! »

Informateur n° 4 : Maa parti pétét ziska séz an !

« J’y suis peut-être allé (à l’école) jusqu’à seize ans ! »

Informateur n° 4 : Séz an lé paran té oblizé tir anou pou travay pou gingn le manzé.

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« À l’âge de seize ans les parents étaient obligés de nous retirer de l’école pour aller travailler et nourrir la famille. »

A - question : É aou ou lir zhournal ?

« Et vous lisez le journal ? »

Informateur n° 4 : Non mi koné pa lir ! Non, mi koné pa lir !

« Non je ne sais pas lire ! Non, je ne sais pas lire ! »

2.6.2. La situation d’illettrisme dans les corpus de type 1

Pour les deux informateurs de Cilaos, nous disposons de leurs témoignages non enregistrés concernant leur niveau d’études. Ils semblent être en situation d’illettrisme. L’informatrice n°

1 est allée à l’école de 6 à 15 ans sans obtention du brevet à l’école des Sœurs de Saint Joseph de Cluny à Cilaos. Elle est capable de compter. Elle avoue savoir un peu lire mais ne voit pas l’utilité de savoir lire et écrire à Cilaos. L’informateur n° 3 d’Ilet à Cordes est allé à l’école jusqu’au CM2. Il a dû arrêter l’école pour commencer à travailler dans l’agriculture quand son père est tombé malade. Il s’agit dans son cas comme pour l’informateur n° 4 (h, 1953, M.R, Saint-Denis) d’une obligation familiale. Nous estimons que ces deux informateurs de Cilaos sont semi-illettrés au sens de Girod (1997).

2.6.3. La situation d’illettrisme et les décrocheurs dans les corpus de type 2

Parmi les 11 informateurs des entretiens oraux menés à partir de l’album de la grenouille, nous identifions quatre décrocheurs scolaires dont trois hommes (1988, J.L, Tampon ; h, 1991, F.B, Saint-Pierre ; h, 1993, G.M, Rose) et une femme (f, 1996, C.G, Sainte-Rose). L’informatrice n° 7 (f, 1990, P.R, Tampon) interrogée à Saint-Leu est lettrée et exerce la profession de cadre. Huit locuteurs révèlent des degrés de difficulté différents. Ceux-ci rencontrent des difficultés de pratique du français. Par exemple, un informateur de Sainte-Rose (h, 1993, G.M, Sainte-Sainte-Rose) avoue ne pas trop parler en français. Nous les considérons en situations d’illettrisme parce qu’ils semblent être en insécurité avec la langue officielle dans leur quotidien. Pour les corpus de type 2, nous ne prenons pas en compte ici les deux jeunes informatrices encore scolarisées au moment de l’enquête. Il s’agit davantage de prévention comme pour les élèves de grande section des corpus de type 3.

89 2.6.4. La prévention de l’illettrisme chez des élèves en difficulté

Pour les élèves de grande section (corpus de type 3), il s’agit de prévention de l’illettrisme parce qu’ils commencent l’apprentissage scolaire en français. Nous présentons des exemples de difficultés identifiées dans l’expression orale en français pendant le test diagnostique.

L’analyse du test diagnostique, à effectuer en français, indique que dix-sept élèves ont employé des termes créoles. Sur vingt élèves, dix ont produit trois types d'énoncés : en français, en français avec introduction de termes créoles, et en créole réunionnais uniquement (élève n° 22). Sept d’entre eux ont utilisé deux types d'énoncés : en français et en français avec introduction de termes créoles (élève n° 17). Et trois d’entre eux ont employé des énoncés uniquement en français (élève n° 23). Nous pouvons considérer que ces derniers maîtrisent la langue française.

Élève n° 22, f, 2006, classe 4, école maternelle de l’Éperon : (458) : Je prends une maison, je déplace là.

(459) : Après, je trap le... à côté de l'arbre.

Trad. Litt. : « Après, je attrape le… à côté de l’arbre. » Trad. : « Après, j’attrape le… à côté de l’arbre. » (462) : Mi mét okoté térla le piédboi.

Trad. Litt. : « Je mets à côté Ø ici le pied de bois. » Trad. : « Je mets à côté juste là l’arbre. »

Élève n° 17, h, 2006, classe 3, école maternelle de l’Éperon : (417) : Et je déplace les petits pois rouges.

(418) : Puis, je fais sort le shien.

Trad. Litt. : « Puis, je fais sort le chien. » Trad. : « Puis, je fais sortir le chien. »

Élève n° 23, f, 2006, classe 9, école maternelle Les Tamarins : (467) : L'homme qui grimpe dans l'arbre.

(470) : Je fais avancer le chien.

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