• Aucun résultat trouvé

S ALARIÉS PERMANENTS : LE SENTIMENT D ’ UNE PRESSION ACCRUE , LA MONTÉE DES FRUSTRATIONS

Incidence des stratégies des entreprises sur les salariés peu qualifiés et à bas salaire

S ALARIÉS PERMANENTS : LE SENTIMENT D ’ UNE PRESSION ACCRUE , LA MONTÉE DES FRUSTRATIONS

Nous avons vu dans ce qui précède comment, face aux pressions accrues, les entreprises françaises ont cherché à réduire leur coût du travail et à accroître la productivité de leurs salariés, contribuant ainsi à mettre sous tension le modèle d’emploi traditionnel. Dans ce contexte, les salariés permanents les moins qualifiés expriment une frustration croissante face à l’intensification du travail et au manque de perspectives salariales.

Un portrait des salariés permanents

Les hommes sont en général les plus nombreux parmi les salariés perma- nents, notamment dans les postes de production (par contraste avec le conditionnement), et ce d’autant plus que ces postes sont qualifiés. Cela se vérifie dans les entreprises de notre échantillon. Dans leur immense

majorité, les salariés sont français et originaires de l’aire où est implantée l’entreprise. Ce fort enracinement local – d’autant plus important que de nombreuses entreprises sont situées en milieu rural –, ajouté au taux de chômage qui peut être élevé dans certaines de ces zones, explique que la plupart des opérateurs font preuve d’une grande stabilité professionnelle. L’enracinement local et la stabilité professionnelle qui en découle sont aussi très liés à l’importance que jouent dans ces zones rurales, et particulièrement pour les salariés à bas salaire, les solidarités familiales (en partie pour la garde des enfants). Pourtant, de nombreux permanents ont eu plusieurs emplois avant d’entrer et de se stabiliser dans une entreprise ; pour beaucoup, il s’agit d’emplois précaires (c’est particulièrement vrai pour les femmes qui sont revenues sur le marché du travail après avoir cessé leur activité pour élever leurs enfants).

Deux exemples de salariés de l’entreprise Hambac permettent d’illustrer ce propos.

Éric a 34 ans et travaille comme opérateur à la réception de la viande. Il a 9 ans d’ancienneté. Il est mécanicien de formation puis a été apprenti charpentier mais n’a pas obtenu son CAP. Une fois passé l’âge de 18 ans, il a suivi différentes formations (dont le permis poids lourds) et a occupé de nombreux emplois temporaires (dans un abattoir, une cimenterie…). En 1996, à l’âge de 25 ans, il est recruté comme temporaire chez Hambac pour une durée de 8 mois, d’abord comme désosseur (la nuit) puis à la réception de la viande. Il est ensuite embauché sur un contrat permanent, au coefficient 140. Il est actuellement au coefficient 150. Son épouse travaille la nuit dans la même entreprise, comme intérimaire.

Jocelyne a 56 ans et travaille au « moulage » du jambon, avec 15 ans d’ancienneté. Elle a un BEP de comptabilité. Elle a commencé à travailler dans la comptabilité à l’âge de 17 ans. Puis, elle a cessé toute activité profes- sionnelle entre 1972 et 1980, pour élever ses enfants. Quand ses enfants sont devenus plus grands, elle a recherché un emploi. Elle a bénéficié d’une formation pour se remettre à niveau dans le domaine de la compta- bilité, puis elle a travaillé comme serveuse dans un café d’où elle a été

licenciée. En 1988, l’ANPE lui a proposé de suivre une formation dans le secteur agroalimentaire au cours de laquelle elle devait faire un stage en entreprise. Elle a choisi de faire ce stage chez Hambac en sachant que l’entreprise recrutait. Elle n’a pas terminé son stage, Hambac lui ayant très vite proposé de l’embaucher en CDD pour 6 mois. Son CDD a été renouvelé trois fois. Pendant cette période, elle a d’abord été affectée au conditionnement et ensuite au moulage. Après ces 18 mois passés en CDD, elle a été embauchée en CDI. Son coefficient actuel est de 150. Elle est syndiquée.

L’enracinement des salariés se traduit par des taux de rotation très faibles dans les emplois permanents, de l’ordre de 2 % ou moins. En retour, cela peut poser certains problèmes aux entreprises (volonté d’être plus sélectives à l’embauche car elles vont garder longtemps les salariés, absence de marge de flexibilité…). Il s’accompagne assez souvent, du côté des directions, d’une gestion paternaliste1, qui peut en partie perdurer même quand l’entreprise familiale se transforme en entreprise plus importante (comme par exemple dans le cas de Multiprod) ou quand elle est intégrée dans un grand groupe, comme par exemple Chochris. Dans les zones rurales, les opérateurs sont très souvent issus du monde agricole, au moins pour les anciennes générations. Il faut aussi souligner que le niveau de formation est généralement faible. Très rares sont ceux qui ont le niveau baccalauréat parmi les plus de 30 ans. Tous ces éléments sont importants pour saisir les attentes et les opinions exprimées par les salariés quant à leur travail.

Une forte frustration concernant les salaires et les carrières

Comme nous l’avons noté, l’existence de primes permet à la quasi-totalité des salariés permanents de dépasser le seuil de bas salaire tel qu’il est

1. Au sens d’un paternalisme social, résultant d’une certaine proximité entre les diri- geants et leurs salariés, souvent hérité du fondateur de l’entreprise, lui-même d’origine modeste.

défini dans notre étude. De fait, et même s’ils se situent relativement bas dans la hiérarchie des revenus en France, beaucoup des opérateurs que nous avons rencontrés peuvent participer à un certain standard de consommation – possession d’une maison individuelle, départ annuel en vacances – du moins si les deux membres du couple travaillent. Mais, dans toutes les entreprises visitées, l’insuffisance du salaire a pratiquement toujours été évoquée par les opérateurs quand les entretiens ont abordé la question de la satisfaction au travail. « Le problème principal, c’est le salaire. C’est difficile de s’en sortir », déclare Éric de chez Hambac. Monique, 54 ans, travaille chez Canpat depuis 17 ans : « Je vis seule et l’argent manque. Avec mon salaire, les fins de mois sont difficiles. » Elle est au coefficient 150 depuis pratiquement son entrée dans l’entreprise.

Les opérateurs du bas de l’échelle ont peu de perspectives d’augmen- tation ou de promotion. L’écart de salaire entre les coefficients 120 (niveau d’entrée dans les emplois les moins qualifiés) et 190 (conducteur de ligne) n’atteint pas 20 % (voir tableau 13). Étant donné que de nombreux salariés démarrent au-dessus de 120 et n’atteignent jamais le coefficient 190, les « carrières salariales » sont très courtes. La prime d’ancienneté joue donc un rôle crucial mais, comme nous l’avons vu, elle a été supprimée ou gelée dans de nombreuses entreprises de la chocolaterie-confiserie. De plus, dans la mesure où la technologie devient plus complexe, la mobilité ascen- dante vers des postes non ouvriers tend à diminuer. Les plus hauts niveaux de la hiérarchie de production sont de plus en plus occupés par des travailleurs qualifiés recrutés à l’extérieur plutôt que par promotion interne. Enfin, la possibilité d’augmenter le salaire en faisant des heures supplémen- taires (ce qui était une pratique courante) a été considérablement réduite par la mise en place des 35 heures. Dans de nombreux cas, les 35 heures ont aussi été à l’origine d’un gel des salaires pendant deux à trois années de suite. Cependant, très peu de salariés parmi ceux que nous avons rencontrés ont déclaré avoir des activités rémunérées régulières en dehors de leur travail – hormis chez Regsaus où quelques personnes ont déclaré combiner leur

emploi dans l’entreprise avec une autre activité agricole ou rurale. Beau- coup de salariés, et notamment des femmes, disent être trop fatigués après leur journée de travail pour faire autre chose. Pour les jeunes hommes, le temps de loisir est souvent utilisé aux travaux liés à la construction ou l’acquisition de leur maison.

Certaines entreprises ont introduit des augmentations de salaire indivi- duelles, comme Chocind (avec l’instauration d’une « prime de progrès ») ou Multiprod (en relation avec la mise en place d’entretiens individuels d’évaluation). Mais les opérateurs n’apprécient pas toujours de telles pratiques : « la prime de progrès, c’est de la poudre aux yeux et conduit généralement à instaurer un malaise entre les salariés », souligne un salarié de Chocind. Un de ses collègues note que « l’atmosphère est devenue mauvaise » à cause de cette individualisation. Un opérateur de chez Multiprod remarque, de façon critique, que « les entretiens d’évaluation sont bidons ». De façon plus générale, le mécontentement provient aussi des change- ments récents évoqués plus haut. « On nous en demande toujours plus et les salaires ne suivent pas » est une plainte très souvent entendue dans nos entretiens avec les salariés. Cela nous renvoie aux nouvelles formes d’orga- nisation du travail et, plus largement, aux conditions de travail.

Une moindre pénibilité physique, mais plus d’intensité et de stress

Les entreprises de notre échantillon sont assez représentatives de l’ensemble du secteur en ce qui concerne les conditions de travail, même si ce ne sont pas les pires. Les conditions de travail y sont restées très dures jusque dans les années les plus récentes. Dans plusieurs d’entre elles, nous avons rencontré des salariés de plus de 50 ans usés physiquement et angoissés à l’idée de pouvoir être licenciés. Les accidents du travail et la maladie sont fréquents dans les deux branches étudiées, et de nombreux opérateurs ayant atteint la cinquantaine, voire la quarantaine, sont physiquement « cassés ». Dans le passé, les directions ont utilisé de façon intense les dispositifs de

préretraite et utilisent toujours les procédures de licenciement pour incapacité.

Jusqu’à il y a peu, la tolérance vis-à-vis des conditions de travail difficiles était relativement élevée parmi les salariés et c’est partiellement encore le cas. Cela est en partie dû au fait que les salariés sont habitués à travailler dur. De plus, les ouvriers (et particulièrement quand ils viennent de milieux ruraux) sont traditionnellement réticents, notamment pour des raisons culturelles, à se plaindre des conditions de travail et de leurs effets sur leur santé. Cela contribue à expliquer que les revendications traditionnelles des syndicats se sont longtemps focalisées sur les salaires et les primes, c’est-à- dire sur les compensations financières aux conditions de travail difficiles plutôt que sur leur amélioration. Joue aussi le fait que les syndicats, comme ils le reconnaissent eux-mêmes au niveau des entreprises, manquent d’exper- tise en la matière, et craignent que l’automatisation, présentée comme une alternative aux mauvaises conditions de travail, ne se traduise par des pertes d’emploi.

Les jeunes générations sont plus réticentes aux conditions de travail difficiles et plus conscientes de leurs conséquences potentielles à long terme sur la santé. Alors que les salariés âgés font preuve d’une certaine résignation dans ce domaine, les jeunes salariés sont plus prêts à exprimer leur mécontentement par la mobilisation ou la démission. Cela se traduit par un taux élevé de turn-over parmi ces derniers, en particulier ceux qui ont des contrats non permanents. Des difficultés de recrutement sont ainsi déplorées par toutes les entreprises du secteur. La mobilisation est moins répandue, mais les syndicats se préoccupent de plus en plus des conditions de travail. De fait, le rôle des syndicats et des représentants des salariés peut être très important pour l’amélioration des conditions de travail. Chez Hambac – seule entreprise de notre enquête dans laquelle le taux de syndicalisation était élevé –, la section syndicale a lancé une campagne d’information sur les maladies professionnelles et les troubles musculo-

squelettiques (TMS). L’objectif était de faire pression sur la direction, mais aussi de rendre les salariés plus conscients des risques qu’ils encourent. Il faut souligner que, dans cette entreprise, la section syndicale était conduite par un jeune ouvrier diplômé de l’enseignement supérieur.

À certains égards, l’automatisation a indéniablement amélioré les condi- tions de travail des opérateurs. Comme on l’a noté, une grande partie des tâches les plus physiques a été automatisée : la plupart des tâches de manutention et d’entreposage sont maintenant réalisées grâce à des machines, les risques liés à ces opérations ont donc été réduits de façon conséquente. L’amélioration des conditions de travail est souvent citée, on l’a vu, par les dirigeants comme l’une des raisons de l’introduction de nouvelles techno- logies de production. Cependant, l’impact global sur les conditions de travail des nouvelles technologies et des nouvelles formes d’organisation du travail qui leur sont associées est quelque peu ambigu. Dans de nombreux cas, les salariés font part d’une forte intensification du travail. C’est le cas chez Hambac et Chochris, où une ouvrière du conditionne- ment a évoqué une « direction qui est devenue folle » (concernant la charge de travail), mais aussi chez Regsweet, Multiprod, Chocind et, dans une moindre mesure, chez Canpat.

Ce sentiment d’intensification du travail semble lié à de nombreux facteurs : les tentatives systématiques d’augmentation de la productivité par réduction de la taille des équipes et élimination des temps morts – ceux-ci diminuant aussi avec la réduction des arrêts et des défaillances de la production ; l’augmentation des exigences vis-à-vis des salariés en termes d’attention et de rigueur du fait des resserrements des contrôles d’hygiène et de qualité ; l’introduction d’équipements informatiques fragiles ; la diversification des produits (avec alternance de petites séries) et, enfin, la polyvalence et la rotation de postes. Ces dernières peuvent être perçues comme stressantes par les ouvriers non qualifiés peu préparés à faire face aux exigences de polyvalence (c’est particulièrement le cas des salariés les

plus âgés) mais elles sont également source de pression mentale, y compris pour les jeunes.

S

ALARIÉS TEMPORAIRES

:

UNE MAIN

-

D

ŒUVRE CRUCIALE

Documents relatifs