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PierreTercier*

Difficile de dire en quelque cinq minutes autre chose que des banalités sur un sujet de cette ampleur; et, si l'on peut espérer faire illusion dans une brève intervention orale, impossible de tromper son monde lorsqu'il s'agit de met-tre ces banalités par écrit. Soumis par nature, j'accède aux voeux dcs édi-teurs qui voulaient en garder la trace et j'assume les risques de la confiance que je pourrais avoir inconsidérément créée.

La "responsabilité pour la confiance" est à la mode; emporté par une nouvelle déferlante germanique, chacun y va de sa théorie. Or ni l'expres-sion, ni surtout les problèmes que l'on y veut attacher ne sont nouveaux;

toutefois, si le contenu reste le même, ce sont les contenants qui pourraient changer.

1. Le rôle de la confiance. En soi, le respect de la confiance domine dans nos sociétés tout le droit privé; c'est éminemment le cas du droit des con-trats, mais le principe a valeur générale puisqu'il fonde tout l'aménagement des relations sociales. Il est à la base de l'art. 1 CO et du principe de la fidélité contractuelle qu'on en déduit: si je m'engage, c'est parce que, en contrepartie, je mets ma confiance dans la promesse de mon cocontractant;

et le législateur scelle ce pacte de confiance par la création de véritables obligations: que l'une des parties refuse de faire sa prestation et s'appréte à décevoir la confiance mise en elle, l'autre est autorisée par le droit à en obtenir le respect. L'hypothèse ne soulève pas de problème majeur, dans ce contexte du moins.

Mais le droit privé attribue à la confiance une portée plus large, en lui reconnaissant deux types d' effets, ainsi que d'autres l'ont excellemment montré avant moi:

Un effet positif: La confiance qu'une personne a mise dans le comporte-ment d'une autre peut avoir un effet générateur direct, même lorsque le

• Professeur à l'Université de Fribourg.

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sens qui lui est donné ne correspond pas à la volonté de celui qui l'a eu;

l'apparence devient créatrice et donne naissance à une véritable obliga-tion. On connaît les développements subtils et justifiés que doctrine et jurisprudence ont consacrés au "principe de la confiance": celui qui crée une apparence à laqueBe un tiers était en droit de se fier selon les règles de la bonne foi est lié même par ce qu'il ne voulait pas. La règle est parfois consacrée par la loi, comme en matière de représentation (cf.

art. 33 al. 3 et 34 al. 3 CO; cf. ég. art. 18 al. 2 ou 164 al. 2 CO), mais eUe a reçu une application extensive, avant tout dans l'interprétation des manifestations de volonté; je suis protégé par ce que je croyais être la volonté de l'autre partie, même si eUe ne correspond pas à sa volonté réelle,

à

la condition que j'aie été, selon les règles de la bonne foi, en droit de

la

comprendre comme je l'ai fait. L'action tend alors à l'exécu-tion de l'obligal'exécu-tion créée par la confiance. Cela a une importance no-tamment sur le contenu de l'obligation, sur les règles applicables à la prescription, voire sur la responsabilité pour inexécution.

Un effet négatif: La confiance qu'une personne a fait naître

par

son comportement ne crée pas une obligation comme telle, mais eUe lui im-pose dans des hypothèses particulières le devoir de ne pas la décevoir:

en cas de violation, eUe peut être tenue de réparer le dommage causé à celui qui s'y est fié. La situation est évidente lorsque la confiance fon-dait une véritable obligation contractueUe; la victime peut alors exiger la réparation de son préjudice selon les principes connus, dont on rap-peUe toutefois qu'ils ne sont pas tous incontestés, ce qui ne simplifie pas la solution de nos problèmes. Mais la confiance déçue peut aussi causer un dommage dans des hypothèses où il n'y pas à proprement parler de relation contractuelle. On se rapproche de notre sujet.

2. La RsponsablUté pour la confiance. C'est en effet apparemment dans cette niche que l'on doit débusquer la "responsabilité pour la confiance", teUe qu'elle a été récemment développée, notamment par la le Cour Civile du Tribunal fédéral. En effet, les hypothèses qu'on y fait peu ou prou entrer ont ceci de commun qu'elles créent toutes des devoirs en dehors d'une obligation contractuelle au sens propre.

La formule est pourtant malheureuse: d'abord parce qu'elle vise - en apparence du moins-une catégorie très particulière de responsabilité pour la confiance, ceBe dans laquelle un dommage surgit en. l'absence de toute obligation contractuelle véritable; ensuite parce qu'elle recouvre à mon avis dans la jurisprudence des hypothèses diverses qu'on ne devrait pas assimiler.

En simplifiant, on peut discerner deux grandes catégories, qui découlent du résultat: il est des cas où, nonobstant la formule choisie, une partie est tenue

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de faire une prestation, et d'autres dans lesquels une partie est tenue de répa-rer le donunage résultant de la déception. Dans le premier cas, la confiance crée une obligation principale (quelconque); dans le second, elle fonde une obligation de réparer.

3. La confiance, fondement d'une obUgation principale (quelconque).

Une première série de cas recouvre des hypothèses avant tout liées au droit des groupes de sociétés ou à des hypothèses présentant des caractéristiques analogues.

C'est à mon avis le cas de lajurisprudence dite "Swissair", dont il est souvent question dans cet ouvrage. L'entreprise n'a certes pas manifesté sa volonté d'assumer les engagements de sa filiale, mais elle a toléré des com-portements de nature à faire croire aux tiers qu'elle les assumerait. Lajuris-prudence admet dans ce cas que l'entreprise n'est pas liée par une obligation contractuelle tendant à la garantie, mais qu'elle est tenue de réparer le dom-mage qui résulte de la faute qu'elle a conunise en faisant à tort croire aux tiers qu'elle assumerait une garantie. En d'autres termes: (i) vous n'avez aucune obligation directe et vous ne devez pas assumer de garantie; (ii) pour-tant vous avez violé le devoir de ne pas décevoir la confiance que vous avez créée par votre comportement; (iii) c'est pourquoi vous êtes tenu de réparer le donunage subi par les tiers; (iv) or ce dommage correspond très exacte-ment au montant de la garantie dont on vient d' aITumer que vous ne l'assu-meriez pas. Le résultat est donc bien le même, c'est la voie qui change.

Celle-ci n'est pourtant pas sans portée puisque les règles ne seront pas les mêmes; dès lors que l'on se trouve dans un problème de responsabilité, le juge devrait avoir le droit de réduire l'indemnité (cf. art. 43 et 44 CO) et il devrait appliquer surtout les modalités propres à une action en dommages-intérêts, en particulier lorsqu'il s'agit de fIXer le délai de prescription.

Le détour parait contestable: en réalité, on ne consacre pas autre chose qu'un effet positifde la confiance, tel qu'on vient de le rappeler. Et les dis-tinctions qu'il conviendrait sinon de faire avec les applications classiques du principe de la confiance deviennent subtiles au point d'être impraticables. Il est préférable de s'en tenir au règime de l'effet positif de la confiance, quitte à en élargir un peu la portée par rapport aux applications qui sont actuelle-ment admises; la proposition correspond à ce qui est toujours plus préconisé par les spécialistes du droit des groupes de sociétés.

Même si le Tribunal fédéral paraît vouloir s'en défendre, on retrouve ce type de raisonnement dans la jurisprudence sur les effets d'un acte non cou-vert par lafonne authentique, lorsque celle-ci était requise: (i) vous n'avez aucune obligation directe puisque l'acte qui ne respecte pas une forme légale

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est frappé de nullité absolue et vous ne devez donc pas le montant convenu;

(ii) pourtant, en refusant de vous exécuter, vous avez violé le devoir de ne pas tromper la confiance que vous avez créée par votre comportement; (iii) c'est pourquoi vous êtes tenu de réparer le dommage subi par l'autre partie;

(iv) or ce dommage correspond trés exactement au montant qui était dû selon l'acte frappé de nullité, dont on vient d'affirmer qu'il ne vous liait pas. Le chemin est curieux qui étend le régime des obligations et neutralise les effets de la nullité pour des actes que le législateur a volontairement voulu soumet-tre à une procédure lourde et rigoureuse. La solution du cas peut s'expliquer par son caractère exceptionnel, mais il y avait alors d'autres voies. L'appli-cation de la responsabilité pour la confiance revient bien à valider un acte passé en violation d'exigences jusqu'ici jugées essentielles; cela paraît d'autant plus surprenant que la confection d'un acte de ce type peut à certaines con-ditions constituer une infraction pénale.

4. La confiance, fondement d'une obligation de réparer. Dans ce cas, la confiance ne génère- directement ou indirectement - aucune obligation; elle fait naître un devoir dont la violation peut induire une obligation de réparer le préjudice subi par l'autre partie. Or, on peut distinguer plusieurs hypothè-ses:

a) L 'hypothèse contractuelle. Il y a un contrat comprenant précisément, au nombre des obligations assumées par l'une des parties, le devoir de respecter la confiance de son partenaire. Ainsi lorsque je demande con-seil à un spécialiste que j'accepte de rémunérer. Les cas sont nombreux, dans tous les domaines liés au mandat notanunent. L'obligation de répa-rer le préjudice causé est dans la droite ligne des règles sur la responsa-bilité contractuelle.

b) L'hypothèse para- ou post-contractuelle. JI y a bien un contrat compre-nant une (autre) obligation, mais il fonde en outre le devoir de respecter la confiance; ce devoirn'est pas l'objet propre du contrat, mais il lui est lié au titre de ce que l'on appelle les devoirs accessoires. On les fonde traditionnellement sur l'art 2 al. 1 CC et les seules questions qui se posent concernent les modalités de la réparation; on y reviendra. On peut à mon avis en rapprocher les devoirs de confiance qui survivent au contrat (devoir de confidentialité par exemple), car ils ont le même fon-dement.

c) L 'hypothèse pré-contractuelle. JI n'y a pas encore de contrat, mais les parties l'envisagent sérieusement et le préparent par des négociations.

C'est le domaine des devoirs pré-contractuels, dont on admet depuis des

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siècles qu'ils fondent en particulier un devoir de confiance dont la viola-tion ouvre la voie à une acviola-tion en réparaviola-tion (la "cu/pa"). On les fonde également sur l'art. 2 al. 1 CC et les seules questions qui se posent ici sont également avant tout liées aux modalités de la réparation.

d) L 'hypothèse non-contractuelle. Il n'y a pas de contrat et il n 'y en aura pas, mais les parties se trouvent néanmoins dans une relation privilégiée qui fonde un devoir spécial de ne pas décevoir la confiance créée. C'est le domaine propre au conseil amical qu'une personne donne à une autre ou de situations comparables, dont il ne faudrait toutefois pas exagérer l'importance. Mais c'est dans ce contexte que surgissent les plus gran-des difficultés.

Toutes ces hypothèses peuvent poser deux sortes de questions, partiellement liées l'une à l'autre, qui touchent le fondement du devoir de rèparer et les modalités de la réparation.

S, Le fondement du devoir de réparer, Si le problème surgit avec cette acuité, c'est selon moi parce que tout notre droit repose, à l'instar du droit romain, sur la notion de l'obligation, et non sur celle du contrat. Et nous tentons de reconstruire le contrat autour des obligations contractuelles au sens propre, dans le domaine de ce que le Tribunal fédéral appelle savam-ment le "nexus" du contrat. La difficulté tient au fait qu'il faut apparemsavam-ment faire passer une ou plusieurs frontières plus ou moins étanches entre des situations pourtant voisines. À grands coups de ciseaux, s'il le faut, on peut songer à trois découpages:

a) L 'hypothèse contractuelle. Elle ne pose pas de problème particulier puisque, à l'évidence et pour tout le monde, le fondement est suffisant. Il y a une obligation contractuelle, une promesse faite par l'un et acceptée par l'autre, qui ouvre toutes les voies classiques en cas d'inexécution, y compris l'action en dommages-intérêts. Mais la question sort du do-maine de ce que l'on vise par la "responsabilité pour la confiance".

b) L'hypothèse para- et post-contractuelle. De tout temps également, on admet, sur le fondement de l'art. 2 al. 1 CC, que l'obligation principale doit être exécutée conformément aux règles de la bonne foi et que la relation qui existe entre les parties est suffisamment intense pour obliger le débiteur à respecter d'autres devoirs, qui y sont liés. Leur violation fonde une obligation de réparer le dommage, dont les contours doivent être encore définis puisqu'ils sortent du strict cadre contractuel; en par-ticulier' quel est le dommage dont la réparation peut être exigée? La théorie de la "responsabilité pour la confiance" n'y change rien.

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c) L'hypothèse pré-contractuelle. Depuis longtemps également, on admet dans ce cas particulier l'existence de devoirs spéciaux; les parties en négociations sont dans une relation privilégiée, qui a des connotations contractuelles (le Professeur HGGi avait été jusqu'à évoquer l'idée d'une société simple). Même s'il n'y a pas encore de contrat -et il n'yen aura pas dans l'hypothèse de la rupture des négociations - il y a déjà des devoirs spéciaux, dont la violation est considérée conune suffisante pour fonder une obligation de réparer. La solution est donc antérieure à cel1e que paraît vouloir fonder la "responsabilité pour la confiance".

d) L 'hypothèse non-contractuelle. C'est la plus problématique. Certains, marqués par une forme de fétichisme contractuel, voudraient réduire le débat à l'alternative: soit il y a obligation etil y a devoir, soit il n'y a pas obligation et il n 'y a rien. Or il peut exister des relations privilégiées en dehors du contrat et l'hypothèse de la responsabilité pré-contractuel1e est là pour l'établir: on admet une action en réparation précisément dans les cas où finalement l'un des partenaires refuse de conclure un contrat, contrairement aux régies de la bonne foi. Rien ne s'opposerait donc à ce que l'on imagine des hypothèses comparables, présentant une intensité elle aussi suffisante pour fonder un devoir de respecter la confiance et, en cas de déception, l'obligation de réparer le préjudice ainsi causé. La

"responsabilité pour la confiance" pourrait ici clarifier les choses, même si l'idée en soi n'est pas neuve.

S'il faut à tout prix donner un fondement dogmatique à tous ces cas, pour-quoi ne pas invoquer l'art. 2 al. 1 CC, dont l'hospitalité n'a jamais été prise en défaut? L'essentiel est finalement qu'il est juste dans des conditions qua-lifiées de forcer une personne à respecter la confiance créée et, par voie de conséquence, à réparer le dommage que peut provoquer sa déception. Tout le problème est alors reporté sur la question des modalités de la réparation.

6. Les modalités du devoir de réparer. On sait que ce sujet divise depuis plus d'un siécle les civilistes suisses qui se retrouvent tantôt dans le camps des "contractualistes", tantôt dans celui des "illicitistes". Les premiers privi-légient la notion du devoir spécial pour étendre le champ d'application du contrat et de la responsabilité pour inexécution des obligations (art. 97 CO);

les seconds voudraient cantonner le champ du contrat au domaine propre de l'obligation, renvoyant tout le reste dans les vastes étendues de l'acte illicite (art. 41 CO). L'enjeu est connu etlient aux quelques différences-heureuse-ment peu nombreuses en droit suisse (béni soit l'art. 99 al. 3 CO!) - qui subsistent entre les modalités de la réparation selon que l'on se trouve de

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l'un ou l'autre côté de la frontière: avanttout - mais non exclusivement -la prescription (art. 127 CO ou 60 CO) et la responsabilité pour les auxiliaires (art. 101 ou 55 CO).

Les plus hésitants cherchent une issue en opérant un morcellement sup-plémentaire par la reconnaissance entre les deux camps de situations inter-médiaires, laissant la place à des responsabilités sui generis, qui n'appar-tiendraient plus au champ de la violation des devoirs généraux, mais pas encore à celui des devoirs contractuels. J'ai manifesté ailleurs ma sympathie pour cette voie qu'avait en son temps également esquissée le Professeur JAGGI 1 • Le choix ne peut en effet être uniquement dicté par des considérations stric-tement théoriques. Il s'agit au contraire de décider de cas en cas s'il est approprié de choisir l'une ou l'autre modalité. Ainsi, y a-t-il à mon avis plus de raisons de s'en tenir en général, pour la réparation des dommages, à la prescription spéciale de l'art. 60 CO; inversement, dès que l'on se trouve en présence d'un rapport spécial, il paraît plus approprié de retenir la responsa-bilité plus stricte pour le comportement des auxiliaires de l'art. 101 CO. On notera que c'est, apparemment du moins, la voie pragmatique qu'avait jus-qu'ici suivie le Tribunal fédéral pour les modalités de la responsabilité pré-contractuelle, qui en est la manifestation la plus intéressante.

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La "déferlante" dont il a été question plus haut n'est peut-être qu'une forte marée d'équinoxe; comme les autres, elle se retirera. L'essentiel est que le paysage en reste familier à ceux qui ont pour tâche de s'y déplacer ou d'y guider leurs élèves et leurs clients. C'est aussi une application intéressante de la responsabilité pour la confiance qu'assument les juges et les auteurs.

Toute nouvelle théorie a son channe, son intérét, mais aussi ses risques.

Finalement, quel que soit le flacon, il importe de savoir ce qu'il contient. Et la pratique a besoin de savoir avec clarté où l'on en est. Comme on ne saurait trop attendre en l'état de la réforme en cours, tout est entre les mains du Tribunal fédéral, et singulièrement de sa le Cour Civile: les nouvelles con-ceptions qu'elle développe sont certes intéressantes, mais il est urgent sur-tout qu'elle décide rapidement - et pour quelque temps au moins -les véri-tables conséquences pratiques qui en découlent.

1 J .... GGI, Schadenersatzforderung, p. 181 SS.

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La responsabilité des experts envers