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Les dispositifs de type « canal » représentent probablement les plus anciennes expériences d’étude des processus d’érosion-transport (Thomson, 1879). Leur principe de fonctionnement est relativement simple (fig.III.9) : un réservoir long de plusieurs mètres (voire dizaines de mètres) et large de plusieurs décimètres est rempli de matériaux granulaires humidifiés et incliné de quelques pourcents. A l’extrémité amont, une pompe (ou un réservoir) délivre un flux d’eau (plus éventuellement du matériau) qui s’écoule à la surface du modèle jusqu’à un exutoire localisé sur l’extrémité aval. Grâce à ce type de dispositif, il est possible d’étudier l’effet de divers paramètres sur la morphologie et la dynamique du segment étudié (débit en entrée, charge solide, pente du lit, érodabilité du matériau, rugosité du substrat, géométrie de confluence). Ce segment peut aussi bien modéliser une simple rigole ou une ravine (Foster et al., 1984 ; Govers,

1992), qu’une rivière alluviale en tresses (Schumm & Parker, 1973 ; Ashmore, 1982 ; Meunier & Métivier, 2000), en méandres (Schumm & Khan, 1972 ; Smith, 1998) ou une rivière à lit rocheux (Shepherd & Schumm, 1974 ; Wohl & Ikeda, 1997).

Fig.III. 9 : Exemple de dispositif expérimental de type « canal » (d’après Schumm & Khan , 1972). Ces dispositifs sont destinés à l’étude d’un segment d’un cours d’eau depuis l’échelle d’une rigole à celle d’une rivière. En changeant la nature du matériau, la pente du dispositif et les flux en entrée (eau + sédiment), il est possible d’étudier divers régimes d’écoulement (méandres, tresses), les modalités de l’incision d’un substrat rocheux (propagation de knickpoints) etc.

Les principaux résultats expérimentaux montrent que :

Pour les modélisations à l’échelle de la rigole (noter qu’il n’y a alors aucune réduction d’échelle nécessaire) :

• La résistance à l’érosion d’un matériau limoneux (sable fin) dépend du degré d’humidification (Govers et al., 1990).

• La vitesse moyenne d’écoulement au sein d’une rigole semble reliée à la charge totale par une loi de puissance (fig.III.10.A ; Govers, 1992 ; Nearing et al., 1997 ; Takken et al., 1998 ; Giménez & Govers, 2001). L’effet de la pente et de la nature du matériau ne sont donc pas significatifs.

• Cette indépendance de la vitesse du fluide avec la pente est compensée par des changements dans la morphologie du lit (fig.III.10.B ; Giménez & Govers, 2001). La rugosité macroscopique (longueur d’onde des creux et bosses) augmente en effet avec la pente et régule ainsi la vitesse d’écoulement.

• Le nombre de Froude moyen (Fr = rapport entre les forces d’inertie et les forces de gravité) est constant et proche de 1, quelle que soit la pente (fig.III.10.C ; Giménez & Govers, 2001). Comme nous le verrons au chapitre suivant (Eq.IV.30), ce nombre définit un régime critique lorsqu’il est égal à 1, supercritique lorsqu’il est supérieur à 1 et sous-critique lorsqu’il est inférieur à 1. Cette constance est liée à l’alternance de sections d’écoulement supercritiques et sous-critiques localisées respectivement au niveau des replats (sections horizontales) et piscines (creux) du profil longitudinal de la rigole (fig.III.10.D ; Giménez et al., 2004). Ces régimes sont eux-mêmes liés aux variations locales des vitesses d’écoulement.

Fig.III. 10 : Résultats des modèles de rigoles expérimentales (d’après Giménez & Govers, 2001 et Giménez et al., 2004). A) Pour différentes valeurs de débit, la vitesse d’écoulement est très peu sensible à la pente (faible dispersion des données pour chacun des débits). B) L’effet de la pente croissante est compensé par l’augmentation de la rugosité macroscopique du lit (augmentation de l’amplitude et de la longueur d’onde des creux et bosses) qui atténue les augmentations de vitesses d’écoulement. C) Les faibles variations de vitesse induisent des nombres de Froude moyens sensiblement constants et proches de 1, quelles que soient les pentes et débits. D) La constance du nombre de Froude moyen s’explique par des variations locales des vitesses d’écoulement au niveau des creux et replats.

Pour les modélisations de rivières alluviales :

• Les passages d’un régime d’écoulement rectiligne, à méandres puis en tresses s’effectuent pour des valeurs seuils croissantes de pente de vallée (fig.III.11.A.1 ; Schumm & Khan, 1972). Ces changements de régime s’accompagnent d’une augmentation de la largeur du lit actif, d’une diminution de sa profondeur, d’une augmentation de la charge solide et d’une augmentation des vitesses d’écoulement fig.III.11.A.2).

• En particulier, pour un régime en méandres :

o Un changement significatif de la charge solide transportée (ie charge en suspension favorisée par rapport à la charge de fond) modifie la dynamique de l’écoulement et accentue la morphologie des méandres (Schumm & Khan, 1972). Les chenaux se rétrécissent et s’approfondissent. La sinuosité augmente.

Fig.III. 11 : Principaux résultats des modèles de rivières alluviales expérimentales. A) Evolution du régime fluviatile, de la charge solide (1), de la profondeur du chenal (2) et de sa largeur (3) en fonction de la pente d’écoulement. Au fur et à mesure que la pente croît, l’écoulement passe d’un régime linéaire, à un régime à méandres puis à tresses. Cela s’accompagne d’une augmentation de la charge solide charriée et d’une diminution de la profondeur du lit et d’une augmentation de la largeur (d’après Schumm & Khan, 1972). B) Photographies

d’expériences de chenaux à méandres (1 :Schumm & Khan, 1972 ; 2 : Smith, 1998). C) Photographies et analyse d’expériences de chenaux à tresses. 1) Photographie et 2) courbe d’évolution du taux de transport en charge de fond en fonction du temps (d’après Ashmore, 1987). Pour un débit total en entrée constant, le taux de transport par charge de fond oscille autour d’une valeur moyenne. 3) Photographie des expériences de Meunier & Métivier (2006) et Métivier & Meunier (2003) sur les lois de transport des chenaux en tresses. 4) Courbe d’évolution du flux de sédiments en charge de fond en fonction de la puissance hydraulique effective. L’évolution est linéaire. 5&6) Etude de la fractalité des chenaux en tresses (d’après Sapozhnikov & Foufoula-Georgiou, 1997). 5) Fractalité spatiale : Sur une image donnée, un chenal en tresses est un objet fractal de dimension 1,75. Un zoom de l’organisation géométrique du chenal est statistiquement identique à une emprise plus large. 6) Fractalité temporelle. Les différences statistiques entre deux photographies prises avec des intervalles de temps croissants définissent une loi de type puissance qui indique une fractalité dynamique des tresses.

o La capacité de transport détermine la localisation de l’érosion dans le chenal (Shepherd, 1972 ; Shepherd & Schumm, 1974). Lorsque l’intégralité de la charge de fond n’est pas transférée par l’écoulement (il y a sédimentation), l’érosion latérale du chenal prend le dessus sur l’incision.

o Les trajectoires et distances de transport des particules dépendent de la morphologie des méandres et des vitesses d’écoulement (Pyrce & Ashmore, 2003). En particulier, pour un matériau expérimental sableux et des conditions d’écoulement correspondant à la formation des méandres, 55 à 75 % des particules injectées au niveau d’un méandre se déposent au niveau du méandre suivant.

• Pour un régime en tresses, les résultats sont assez nombreux [voir également les synthèses de Métivier & Meunier (2003), Meunier (2004)]. Parmi les principaux, on peut citer :

o Un réseau de tresses peut apparaître et perdurer avec un débit d’entrée constant (Schumm & Khan, 1972 ; Schumm et al., 1987 ; Ashmore, 1982, 1988). Son existence ne dépend pas de la distribution granulométrique des particules transportées (Métivier & Meunier, 2003).

o A débit d’eau en entrée constant, le flux de sédiments reste stable autour d’une valeur moyenne (fig.III.11.C.1&2 ; Ashmore, 1987, 1988 ; Hoey & Sutherland, 1991 ; Meunier & Métivier, 2000). Dans le détail, ce débit solide fluctue sensiblement (Ashmore, 1987 ; 1988 ; Métivier & Meunier, 2003). Les oscillations correspondent à des morphologies d’écoulement différentes (Young & Davies, 1991 ; Warburton & Davies, 1994) et sont corrélées à des successions de phases de progradation et d’incision des chenaux (Ashmore, 1987 ; Hoey & Sutherland, 1991 ; Métivier & Meunier, 2003). Cela renforce l’idée d’un mécanisme de propagation de fronts d’ondes de sédiments (Griffiths, 1979). o Pour des débits d’eau variables, le flux de sédiments en charge de fond croît

linéairement avec la puissance hydraulique effective (puissance hydraulique réelle pondérée par le flux d’eau en entrée ; fig.III.11.C.3&4 ; Métivier & Meunier, 2003). Cette relation est cohérente avec l’expression de Bagnold pour le transport en charge de fond (Bagnold, 1973, 1977, 1978). Elle varie sensiblement avec la taille des grains (Meunier & Métivier, 2006) et le flux solide en entrée (Métivier & Meunier, 2000, 2003). Enfin, cette loi de transport dépend également de la longueur du chenal expérimental (Meunier & Métivier, 2006).

o La dynamique des piscines de confluence entre les chenaux tributaires est un facteur de contrôle important de la dynamique des tresses (Mosley, 1976 ; Ashmore, 1982, 1987 ; 1988, 1993 ; Ashmore & Parker, 1983 ; Best, 1988 ; Ashworth et al., 1994 ; Meunier & Métivier, 2000). Elles génèrent en permanence des instabilités locales qui perturbent les géométries en tresses et les forcent à évoluer.

o Les chenaux en tresses sont des objets fractals, tant d’un point de vue statique que dynamique (fig.III.11.C.5&6 ; Sapozhnikov & Foufoula-Georgiou, 1997). Ainsi, l’organisation spatiale et l’évolution temporelle d’une portion du chenal sont identiques (d’un point de vue statistique) à une portion plus large. Cette observation suggère que les rivières en tresses soient dans un état critique obéissant aux critères de criticalité auto-organisée (Bak et al., 1987). En d’autres termes, les systèmes en tresses s’organisent naturellement en un état critique sans qu’aucune configuration particulière des degrés de liberté du système (paramètres hydrauliques, géométriques etc.) ne soient nécessaires.

Enfin, pour les rivières à substratum apparent, les expériences sont principalement destinées à l’observation des paramètres contrôlant la formation des structures sédimentaires sur le fond du lit (bedrock erosional morphologies). Ces expériences indiquent que :

• La manière dont le lit est érodé dépend de la capacité d’érosion de l’écoulement : c’est-à-dire de sa turbulence, vitesse, charge solide, etc. (Allen, 1969 & 1971).

• La formation de structures érosives (notamment les piscines d’érosion) est indépendante des hétérogénéités du substrat mais dépend de la pente d’écoulement, du débit et de la dynamique interne de l’érosion du chenal (Wohl & Ikeda, 1997 ; Thompson, 2002). • Les taux d’érosion locaux dans un chenal à substratum rocheux et la topographie du lit

interagissent fortement en raison des boucles rétroactives qui existent entre l’écoulement turbulent, le transport des sédiments et la rugosité du substrat (Johnson & Whipple, 2007). Par exemple, l’abrasion du lit se produit si les sédiments impactent le substratum. En conséquence, l’érosion est privilégiée et accentuée dans les creux du thalweg où l’énergie turbulente est maximale mais elle est diminuée au niveau des hauts topographiques. En retour, la dissipation de l’énergie d’écoulement lors de ces trajectoires sinueuses diminue la capacité de transport du chenal et son pouvoir d’incision.

Finalement, toutes ces expériences réalisées « en canal » permettent d’étudier les mécanismes physiques contrôlant l’érosion et le transport de particules au sein d’un réseau chenalisé, qu’il s’agisse d’une rivière alluviale ou à substratum rocheux. Néanmoins, dès lors que l’on s’intéresse à la dynamique de la rivière en relation avec son bassin versant, il est nécessaire d’étendre le dispositif à trois dimensions, de construire de nouveaux prototypes et d’adapter la technique permettant d’éroder le matériau.