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LA POPULATION DU BASSIN DANS LE TEMPS ET L’ESPACE

CHAPITRE 3 : HABITAT ET INFRASTRUCTURES VILLAGEOISES

1. Évolution de l’habitat

Les villages laotiens empruntent souvent des noms associés aux éléments naturels qui les entourent : nom d’un cours d’eau, d’une montagne, d’une espèce végétale. C’est le cas de Ban Phatang (montagne dressée), Ban Phathao (montagne grise), Ban Houay Ngam (beau ruisseau) et Ban Phoudindeng (colline de terre rouge). Tous ces noms révèlent l’importance vitale des sites naturels sur lesquels les villages sont implantés et l’attachement des hommes à ceux-ci. D’autres villages ont des noms plus «idéologiques » ou poétiques tels que Ban Sengsavang (lumière du paradis) et Ban

63 Somsavath (magnifique), qui ont pour but de susciter un ancrage au lieu, préoccupation importante, surtout pour un village déplacé et recomposé comme Somsavath et même pour un village intra-urbain, comme Sengsavang, qui accueille des familles d’origines diverses.

Dans les grands villages, les habitants utilisent pour nommer leurs quartiers des termes à connotation topographique (Ban Phone : sur la colline, Ban kang : au milieu, Na say kham : les champs de sable doré, Hat song khon : rivière à deux bras), économique (Tao phoun : les fours à chaux), ou encore une orientation par rapport au reste du village (Fak neu : l’autre coté, Hua ban : la tête du village, Hang ban : la queue du village, Hua khua : la tête du pont…). Ces derniers termes, circonstanciels, s’appliquent aux différentes parties du village selon la localisation de la personne au moment où elle parle. Ils peuvent aussi être référentiels et attribués à une situation particulière dans le village.

Les villages taï se développent généralement de l’amont (symbolisé par la tête) vers l’aval (symbolisé par la queue ou les pieds), le monastère se situant à la tête. Ce système de référence, fondé sur l’opposition tête-pieds, joue un rôle très important dans le mode de structuration symbolique de l’espace caractéristique de la société lao (Formoso, 1987). Le référentiel lao reprend la hiérarchie des parties du corps, en proscrivant par exemple le rapprochement d’éléments corporels différents (visage et pieds par exemple) lorsque les personnes en présence sont d’un rang social équivalent ou proche. A l’inverse, la combinaison d’éléments de nature différente marque l’inégalité de statut. L’opposition tête-pieds opère aussi à l’échelle de la maison, du grenier à riz, du terroir et des rizières.

Dans le bassin de Vang Vieng, l’habitat se détache de l’espace cultivé et de l’espace sauvage par le couvert d’arbres fruitiers surplombant les maisons, qui donne souvent l’impression d’un ilot arboré au milieu des rizières (Taillard, 1977 p. 72). Le village prend plusieurs formes selon sa situation. Il peut ressembler à une île plus ou moins arrondie et surélevée lorsqu’il est entouré de rizières et de jardins comme Ban Phathao, c’est la forme la plus courante des villages de plaine rizicole. Le village de Phathao est le seul de l’échantillon à ne pas être situé au bord de la route 13, localisation la plus fréquente pour les villages du bassin. Il s’insère entre les pitons calcaires qui s’élèvent en remparts et la rivière Nam Xong. Un pont puis une piste permettent aux villageois de gagner la route 13, située à 1,5 Km, à hauteur de Ban Nongboua.

Dans les vallées traversées d’un axe important de communication comme la route 13, on rencontre surtout des « villages-rue », qui s’étirent parfois sur plusieurs centaines de mètres, comme Somsavath ou Houay Ngam [Figure 15, Figure 12], un village de berge situé entre la Nam Xong et la route 13, parallèle à la rivière, entre les villages de Viengxay au nord et de Phone Xou au sud. Il est distant de 6 Km au sud de Vang Vieng. L’installation au bord de la route comporte plusieurs avantages. D’abord,

64 la facilité des déplacements, liée au passage des transports en commun mais aussi à la qualité de cette route qui, asphaltée, évite la poussière de saison sèche et la boue de saison des pluies. Cette configuration en bordure de route profite ensuite aux petits commerçants (gargotes, garages, pompes à essence, petites boutiques…). Elle augmente cependant les risques d’accidents liés à l’augmentation du trafic.

65 Le plan de Phatang montre l’évolution d’un « village-île », qui se développait classiquement en aval du monastère, vers un « village-rue ». Au début du vingtième siècle, le village s’est développé à partir d’un monastère situé à l’amont d’une quarantaine de maisonnées, installées en arrière berge de la Nam Xong. Il était longé par la piste caravanière reliant Vientiane à Louang Phrabang [Figure 13 : 1]. A partir des années 1930, le village a connu un phénomène de bipolarisation, avec une implantation initiale au sud et une autre, en pleine expansion, au nord. Cette bipolarisation résultait de la construction de la route nationale à 200 mètres au nord. Très vite, de jeunes couples défrichèrent des terres afin de s’installer le long de cet axe en tête du pont qui fut créé, formant un nouveau noyau de peuplement doté d’un monastère et nommé initialement Ban Thasala (sala du ponton) [Figure 13 : 2]. Cette bipolarisation resta inscrite dans l’espace jusque dans les années 1960 puis, l’accroissement de la population aidant, la zone intermédiaire qui jusqu’alors démarquait les deux villages fut rapidement bâtie. L’ancien monastère, de plus en plus excentré à l’aval des habitations, fut progressivement abandonné. N’ayant plus qu’un monastère, les deux villages se réunifièrent sous le nom originel de Phatang dans les années 1960. Au même moment, des familles de réfugiés en provenance de Tin One et Muang Noy s’installèrent aux abords nord-ouest et nord-est du village, le long de la route nationale. Leurs hameaux furent nommés en référence aux rizières (Na xay kham : rizières dorées) et à la situation, à l’ouest du pont (Hua khua : tête du pont)

[Figure 14]. Aujourd’hui, Phatang présente une forme oblongue entre rivière et rizières

et est structuré par un écheveau de voies principales parallèles à la rivière.

Contrairement au développement de l’amont vers l’aval (de la tête vers les pieds), Phatang s’est déployé de l’aval vers l’amont, la construction de la route étant venue perturber l’ordonnancement traditionnel. Le nouveau quartier, situé à l’amont et sur un terrain plus élevé que le noyau historique du village, est cependant appelé « Hua ban » : tête du village dès lors que le monastère s’y est déplacé. La partie ancienne du village, située à l’aval est appelée « Hang ban » : queue du village.

La localisation des principales institutions, autrefois situées dans la partie centrale du village (école primaire et monastère) a été rééquilibrée par la construction de l’école secondaire (1990) et du centre de santé (2005) à l’est du village [Figure 14], sur l’autre rive de la rivière : au nord donc se développe un nouveau quartier en forme de village rue. La position stratégique du village sur l’axe de circulation majeur du pays est renforcée par sa situation de carrefour grâce à la piste reliant les villages montagnards installés en amont de la Nam Xong et de la Nam Noy (une dizaine de villages dont les plus importants sont Keokouang et Tin One).

66 Figure 13 : Plans approximatifs de Ban Phatang en 1900 et 1950

67 Figure 14 : Plan de Ban Phatang (2006)

En plus des « villages-iles » et des « villages-rue », un troisième type est représenté dans le bassin, en forme d’arête de poisson. Ban Phoudindeng illustre ce troisième type et, dans une moindre mesure, Ban Somsavath. Les maisonnées se succèdent en bordure de la route qui constitue l’axe principal, mais également le long d’axes secondaires perpendiculaires qui donnent accès à la rivière (les Taï de Phoudindeng), aux vergers (à Somsavath) ou à la montagne (Khmou et Hmong de Phoudindeng) [Figure 16 et Figure 15].

68 Figure 15 : Plan de Ban Somsavath (2007)

69 Figure 16 : Plan de Ban Phoudindeng (2007)

Enfin, le village de centre-ville, Sengsavang, possède toutes les caractéristiques d’un quartier urbain avec son maillage orthogonal de rues. Il constitue, avec Ban Sisavang, la partie la plus touristique de la ville (guest houses et restaurants). D’ailleurs, dans le passé, ces deux villages n’en formaient qu’un. Ils ont été séparés depuis l’arrivés de nombreux immigrants puis, depuis 2008, rassemblés à nouveau pour des

70 raisons économiques24. Ban Sengsavang est peu étendu du fait de sa position de centre-ville, encastré entre Ban Vang Vieng et Ban Sisavang. Il est par ailleurs limité à l’ouest par la rivière Nam Xong et à l’est par la piste d’aviation construite par l’armée américaine durant la deuxième moitié des années 195025 [Figure 17]. Le développement spatial de Vang Vieng correspond bien au modèle traditionnel présenté pour Phatang, de l’amont vers l’aval, de la tête vers les pieds de l’agglomération, ainsi que sa situation entre la rivière et la route nationale, séparée aujourd’hui par la piste d’aviation [Figure 18, Figure 19].

Figure 17 : Plan de Ban Sengsavang (2007)

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Plusieurs villages du district ont ainsi été regroupés entre 2007 et 2008 de manière à augmenter le budget des administrations villageoises et de leur permettre de financer des projets à l’échelle de l’unité de peuplement.

25 La piste d’aviation, baptisée « Lima site n°6 » par l’armée américaine, est à l’abandon depuis la fin de la guerre. Elle est néanmoins conservée telle qu’elle vraisemblablement pour des raisons de sécurité et accueille périodiquement des foires ou des banquets de mariages.

71 Figure 18 : Photo satellite de l’agglomération de Vang Vieng (Source : Google Earth 2004). Les rues commerçantes sont surlignées en jaune

72 Figure 19 : Photo satellite de Vang Vieng : marché (Source : Google Earth 2004)

73 Le déploiement des villages dans l’espace traduit souvent l’histoire de leur peuplement. Ainsi, à Phatang, les parties les plus anciennes sont celles de Hang ban (qui correspond en fait à l’ancienne tête du village) et de Hua ban (qui correspond à l’ancien Ban Thasala). On y trouve toutes les familles fondatrices du village et leurs descendants. La partie Hua ban est souvent considérée comme la plus riche car elle a été installée aux abords de la route et compte de ce fait plus de commerces ou de familles enrichies depuis longtemps grâce au commerce de longue distance. Au contraire, les parties Ban Phone, Na say kham et Hua khua sont d’apparition récente et comptent essentiellement des familles de réfugiés arrivées dans les années 1960 depuis des villages voisins, dont un groupe de familles khmou installées à Hua khua. De même, à Houay Ngam, les maisonnées installées au nord du pont constituent la partie ancienne du village. La partie dénommée « Tao poun », plus récente, est liée au développement de l’activité de production de chaux dans les années 1950. Plusieurs anciens fours sont encore visibles à cet endroit, valorisant la proximité du ruisseau et de la rivière. La partie sud du village, qui constituait jusqu’en 1990 un village taï deng distinct : Hat song khon, a conservé son ancien nom. Enfin, à Somsavath, la répartition des maisonnées traduit également l’origine des villageois : les parties nord et centrale du village pour les anciens habitants de Kayso et la partie sud pour ceux de Nampin. Notons que les familles originaires de Kayso ont généralement des exploitations plus étendues du fait de leur arrivée précoce sur le site et même de la mise en culture de certaines parcelles de rizières et de vergers avant leur déplacement. Cependant cette séparation perd de son évidence car les mariages unissent souvent les descendants des deux anciens villages et parce que la jeune génération, née à Somsavath, remplacera bientôt celle des parents déplacés.

Ban Phoudindeng présente la particularité d’être divisé en trois parties selon une logique non pas historique (toutes les familles sont arrivées à peu près au même moment) mais ethnique. En effet, la partie nord se compose de familles khmou alors que la partie sud est peuplée, à l’est de la route, de familles hmong et à l’ouest de la route de familles taï. Seule la partie peuplée de Khmou admet une certaine mixité car on y trouve quelques maisonnées taï possédant des rizeries. Une première explication serait que ces trois groupes vivaient, avant leur installation à Phoudindeng, dans des villages différents. Mais cette explication est partielle car chaque groupe est constitué de familles originaires elles-aussi de villages différents. Il n’y a donc pas uniquement une logique de regroupement villageois mais aussi une logique de regroupement ethnique.