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La vie économique et sociale du Centre-Ouest pendant la présence américaine

B) Les répercussions de la présence américaine sur l’économie du Centre-Ouest Si les œuvres humanitaires américaines sont d’un grand secours aux populations du Centre-

2- Les États-Unis : une terre d’abondance

Face aux importantes quantités de marchandises importées par les États-Unis, les droits d’octroi sont donc des ressources non négligeables pour les communes. Malgré le non-paiement de ces taxes, les municipalités peuvent tout de même jouir de l’apport en nourriture des Américains qui représente un autre pan de l’aide américaine et qui impacte directement les populations françaises. Si en France la production agricole est en chute libre en raison de la conscription et de l’occupation par les Allemands de dix départements du Nord et de l’Est de la France, soit 6 % des terres les plus fertiles du sol français, à l’inverse, les États-Unis profitent de la hausse de la demande du marché mondial et des besoins d’importations alimentaires des Britanniques et des Français, apportant ainsi une vraie prospérité à l’agriculture américaine. Un slogan apparaît d’ailleurs très vite aux États-Unis, Food will win the war699, qui sert à mobiliser

les populations et à développer la production américaine. La nourriture doit donner un avantage à l’Entente face à l’Allemagne, elle devient un « instrument stratégique 700». Pour Sébastien

Farré, « la contribution alimentaire américaine en faveur des pays de l’Entente constitue un enjeu capital dans le contexte d’une guerre d’usure qui épuise progressivement les ressources des principaux pays belligérants 701 ». Au total, plus de 23 millions de tonnes de nourriture sont

envoyées des États-Unis vers l’Europe pendant la guerre702. Durant la période de l’armistice de

novembre 1918 à septembre 1919, 5 millions de tonnes de farine, 10 millions de tonnes de céréales, plus d’1 million de tonnes de porc et environ 10 millions de tonnes de sucre traversent

697 AD 17, 41 ETP 403, Séance de la Chambre de Commerce de La Rochelle, 21 février 1918. 698 Ibid, 41 ETP 405, Séance du 8 mai 1919.

699 « La nourriture nous fera gagner la guerre ». 700 FARRÉ Sébastien, Op.cit., page 56.

701 Ibid, page 43. 702 Ibid.

l’Atlantique703. Les États-Unis ne sont pas la seule nation à mettre en place une véritable

organisation de fourniture de nourriture aussi bien pour les civils que pour les combattants britanniques et alliés. Le Canada s’en charge également puisque la « production et l’économie de vivres ont été au cœur de l’effort de guerre alimentaire canadien 704 ». L’accent est donc mis

sur la production agricole et les habitants du Canada voient leurs habitudes alimentaires changer.

L’abondance en nourriture du territoire américain fait l’objet de fantasmes de la part des populations du Centre-Ouest, d’autant que l’alimentation de l’arrière est entravée par le manque de moyens de transport ou encore par l’interruption du commerce international. Pour agrémenter les imaginaires, la presse se fait l’écho de la richesse agricole américaine en reprenant des articles parus dans les journaux américains. En 1917, les fermiers ont ensemencé 23 millions d’acres de plus qu’en 1916, le nombre de vaches laitières a été augmenté de 390 000, celui du gros bétail de 2 millions de têtes705. Le journal Le Tourangeau précise que

« les récoltes aux États-Unis sont d’une exceptionnelle abondance 706». Dans les écoles

charentaises, les enseignants montrent des cartes des États-Unis à leurs élèves où chaque espace a sa spécialité. Ainsi, les cartes présentent une Amérique à plusieurs visages : le Nord-Ouest apporte du bœuf, le Centre-Est du porc et du blé tandis que l’Est est plutôt spécialisé en matières premières telles que le pétrole, le fer ou la houille. En septembre 1917, l’attaché commercial en Amérique indique au Président du Conseil que l’économie et l’industrie américaines en 1916 sont « particulièrement influencées par la guerre707 » et note une « prospérité » agricole du pays

en 1914 et 1915. En 1916, les États-Unis importent majoritairement en France, notamment 50 % de leurs céréales, 22 % de viande, ou encore 91 % de sucre708. De plus, ils effectuent en

France des achats de subsistance. L’armée américaine possède d’ailleurs des cartes sur lesquelles sont répertoriées les villes selon leur apport en nourriture. Les stocks de vivres américains en France disponibles au 11 novembre 1918 sont de 421 322 tonnes pour la viande, 88 300 tonnes pour les fruits, 74 455 pour le sucre et 309 478 pour les pommes de terre709. Au

703 EIGHMEY Rae Katherine, Food Will Win the War: Minnesota Crops, Cooks, and Conservation During World

War I, Saint Paul, Minnesota Historical Society Press, 2010, page 10.

704 DJEBABLA BRUN Mourad, Combattre avec les vivres. L’effort de guerre alimentaire canadien en 1914-

1918, Québec, Septentrion, 2015, page 14.

705 Le Tourangeau, 21 juillet 1917. 706 Ibid., 16 juin 1918.

707 CADAE, 159 CPCOM 100, Lettre de l’Attaché commercial en Amérique au Président du Conseil, 1er septembre 1917.

708 PORTE Rémy, « États-Unis », COCHET François, PORTE Rémy (dir.), Dictionnaire de la Grande Guerre,

1914-1918, Paris, Robert Laffont, 2008, page 405.

total, plus d’1,3 million de tonnes de nourriture proviennent des États-Unis et plus de 248 000 tonnes d’Europe710.

Par ailleurs, pour présenter aux populations cette précieuse aide américaine, des ouvrages sont publiés. Ainsi, un livre de propagande, Ce que les États-Unis nous apportent publié en juillet 1917 indique aux lecteurs l’ensemble des apports américains711. Ces derniers

apportent des aliments qui sont abondants au pays de l’Oncle Sam, l’ouvrage montre chiffres à l’appui que la production américaine est supérieure à celle du monde depuis de nombreuses années. Les Américains sont « un grenier et un cheptel pour les Alliés 712». L’ouvrage précise

également l’approvisionnement des États-Unis en matières premières et déclare la suprématie « universelle » du pays pour ces dernières qui en font une puissance industrielle. Le fascicule conclut donc par cette question « comment ne serions-nous pas animés du plus grand espoir, quand nous savons que ces ressources sont inépuisables ? » Dans ses mémoires rédigées après le temps de la guerre, Robert Mineau, habitant de Poitiers, évoque cette abondance américaine, notamment dans le camp de Biard, où les Américains « réservaient un généreux accueil à leurs visiteurs qui s’en revenaient lestés d’un chargement de conserves de crabes et de saumon, de confiture d’orange et de melon, de pain de maïs et de riz de la Caroline, de lames Gillette et d’albums de chants du Texas et de la Virginie 713». La nourriture apportée par les troupes

américaines représente une véritable aubaine pour les populations françaises pour lesquelles les restrictions sont légion.

La question de l’alimentation durant le premier conflit mondial occupe aujourd’hui une large place dans les questionnements des historiens français et américains. Ces derniers s’interrogent non seulement sur la cuisine des tranchées mais également sur l’adaptation des populations civiles à de nouvelles formes de consommation et d’habitudes alimentaires. Les historiens se penchent également sur la question des restrictions et du ravitaillement, à l’échelle d’une ville ou à l’échelle nationale714. Ces nouvelles recherches montrent que même si les

710 Organization of the Service of Supply, juin 1921.

711 Ce que les États-Unis nous apportent, Éditions Hachette, juillet 1917. 712 Ibid.

713 MINEAU Robert, Poitiers en 1914-1918. Souvenirs de jeunesse, scènes de la vie poitevine, Poitiers, Brissaud, 1983, page 279.

714 Parmi eux, LEMBRÉ Stéphane, La guerre des bouches. Ravitaillement et alimentation à Lille 1914-1919, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2016 ; POULAIN Caroline (ed.), Manger et boire entre

1914 et 1918, Gand, Snoeck Publishers, 2015 ; BOZON Thierry, « Consumption and Total Warfare in Paris (1914-

1918) », dans

TRENTMANN Frank, FLEMMING Just (ed.) Food and Conflict in Europe in the Age of the Two World Wars, New York, Palgrave MacMillan, 2006, pages 49-64.

Français voient dans les États-Unis une terre d’abondance, la population américaine est tout de même touchée par les restrictions de nourriture715. Tout comme en France, le gouvernement

américain met en place des jours sans viande. Les Américains voient donc leurs habitudes alimentaires profondément modifiées suite au conflit et leur façon de cuisiner changent également. Katherine Eighmey montre que dès l’engagement américain, des économistes de l’Université du Minnesota créent des recettes de pain en utilisant moins de blé et que les Américains sont en même temps invités à réduire le gaspillage alimentaire et à créer des jardins pour la guerre. En octobre 1917, ils sont conviés à manger au moins une fois par semaine un repas sans viande et sans blé. Changer ses habitudes alimentaires, se nourrir de produits locaux, avec moins de calories et en évitant de gaspiller dans les foyers américains apparaissent comme des actes civiques. La presse charentaise tend à signaler aux habitants du département le sacrifice consenti par les Américains pour nourrir les populations françaises en montrant la solidarité dont font preuve les amis d’outre-Atlantique. « La semaine d’un citoyen américain 716» se présente comme telle : le lundi est sans pain, sans blé, sans alcool, sans

magasin, le mardi est sans viande, sans théâtre, sans cinéma, le mercredi sans pain et sans blé et le samedi sans viande de porc. Chaque jour de la semaine ainsi que le dimanche doivent comprendre un repas sans viande et un sans farine et sans pain de blé. Les Américains sont solidaires et connaissent les sacrifices consentis par les populations d’Europe, aussi bien sur le plan alimentaire que sur la question des loisirs.

En France également, la population est invitée à réduire sa consommation de pain et de viande, deux des éléments importants de la ration du soldat. Des recettes sont créées pour cuisiner à petit prix en évitant de consommer certaines denrées comme le sucre, la farine ou la viande. Comme l’indique Éric Langlinay, la consommation et le ravitaillement pendant la Première Guerre mondiale appellent une « inflation de normes, décrets, arrêtés, édictés par différents niveaux de l’appareil administratif français 717». En mai 1917, il est interdit de vendre

de la viande fraîche, congelée ou en conserve le jeudi et le vendredi. En octobre de la même année, il est impossible de servir du lait dans les restaurants et les cafés718. Il s’agit d’un contexte

715 EIGHMEY Rae Katherine, Op.cit. 716 Le matin charentais, 1er février 1918.

717 LANGLINAY Éric, “Consommation et ravitaillement en France durant la Première Guerre mondiale (1914- 1920)”, CHARIOT Alain, CHESSEL Marie-Emmanuelle, HILTON Matthew, Au nom du consommateur :

consommation et politique en Europe et aux États-Unis au XXe siècle, Paris, La Découverte, 2005 , pages 29-44,

page 43.