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Chapitre 6 : L’internet au quotidien, l’école « Maurice Carême »

3. Une équipe, des approches distinctes

Au sein de l’école « Maurice Carême », nous voyons donc se dessiner des profils très distincts dans les rapports à l’informatique et à internet, des pratiques divergentes au sein de la classe, des usages différents de l’un ou l’autre outil. Si notre analyse s’attache aux usages d’internet, elle débouche indubitablement vers une analyse du travail global des enseignants, des rapports différents au métier et à ses missions, des visions distinctes des priorités à accorder à l’une ou l’autre prescription.

3.1. Du travail « cellulaire » à la « classe ouverte »

Chez la plupart des enseignants de cette école, le quotidien s’inscrit dans le cadre habituel que l’on attribue au travail enseignant : un travail « cellulaire », circonscrit par les murs de classe, protégé des regards extérieurs. Si les concertations sont menées au sein des cycles, elles n’engendrent pas de profonds changements dans l’organisation. Chacun distille ses enseignements dans son local, avec « ses » élèves s’intéressant, finalement, assez peu à ce qui se passe au-delà de la cloison qui le sépare de son collègue.

Catherine et Vincent font exception. Leurs classes sont organisées en différentes zones, chacune dédiée à un usage spécifique : coin bibliothèque, espace pour « l’animal de

classe »142, coin « prière », … La différenciation des apprentissages est au cœur de la pratique pédagogique des enseignants de ce cycle. Plusieurs périodes de la semaine sont ainsi consacrées à un travail en « groupes de niveau ». Les élèves sont répartis en différents groupes selon leur niveau de compétences dans la discipline travaillée143. Aidés par l’un ou l’autre enseignant supplémentaire, Catherine et Vincent travaillent alors autour d’activités liées à la lecture ou aux apprentissages mathématiques. Dans ce cadre, l’informatique est alors envisagée comme un outil parmi d’autres. Des exercices, qu’ils soient en ligne ou sur CD, sont proposés à certains élèves tandis que d’autres travaillent dans un manuel ou sur une feuille, participent à une manipulation.

Figure 10: Classe de 1e année - Mme Catherine

Leur travail quotidien n’adopte donc plus une forme aussi isolée que celle que l’on connaît habituellement dans l’enseignement. Les élèves sont « échangés » entre les titulaires, les instituteurs s’approprient le local du collègue, son matériel et coordonnent leurs pratiques. Cette ouverture se traduit par l’usage qu’ils font d’internet : ils sont, de loin, ceux qui demandent le plus de publications sur le site. A chaque sortie scolaire, à chaque évènement

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Le terme est volontairement générique, l’espérance de vie et le maintien des animaux ainsi amenés en classe étant des plus fluctuants. Phasmes, hamsters, cochons d’Inde, gerbilles et autres rongeurs se sont succédé, sans discontinuer, dans ces deux classes.

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Cette forme de travail est une des réponses des enseignants à l’injonction d’intégrer dans leurs pratiques la pédagogie différenciée. (Kahn, 2009)

Chapitre 6 : L’internet au quotidien, l’école « Maurice Carême » marquant, les photos arrivent par dizaines pour être mises en ligne. Quand cela s’avère possible, certains dessins d’enfants sont scannés pour être diffusés sur le site ; dans d’autres cas, les œuvres des élèves sont photographiées. Internet permet de « faire sortir » les images de classe. Le site web de l’école devient ainsi la vitrine des activités organisées, la lucarne par laquelle les parents peuvent observer ce qui se passe dans l’école.

Figure 11 : Classe de 2e année - M. Vincent

A l’opposé, Nadine et Colette refusent, en bloc, l’idée de diffuser des images du travail en classe ou de sorties scolaires. Sur le site de l’école, il est bien difficile de trouver quelques photos illustrant les activités de ces classes. Bien que sollicitées régulièrement pour proposer des photos, les deux enseignantes contournent la requête à chaque fois. De l’absence de l’appareil photo aux piles « malencontreusement » déchargées, du simple oubli au refus plus catégorique, les justifications se multiplient en réponse aux requêtes de la direction.

3.2. Des usages privés aux usages professionnels

Comme nous avons pu le voir dans ce chapitre, les usages d’internet peuvent être très diversifiés dans la population enseignante. Le rapport entretenu avec la technologie, au sens large, est un facteur influençant indéniablement l’utilisation d’internet. L’absence

d’ordinateur, dans le cadre privé, la méconnaissance de l’outil, voire son appréhension, vont indéniablement restreindre les usages. Toutefois, cette configuration semble relativement peu fréquente, une grande partie des enseignants rencontrés disposant, à leur domicile, d’un ordinateur et d’une connexion à internet.

Nous pouvons établir un parallèle assez intéressant entre les usages privés d’internet et ceux dans le cadre professionnel. Pour illustrer nos propos, nous avons dressé un tableau des enseignants en indiquant s’ils possédaient un compte Facebook, s’ils publiaient des éléments sur le site de l’école et s’ils recouraient, au moins ponctuellement, aux TIC dans leurs pratiques de classe. Nous avons fait précéder ces items d’un niveau global de maîtrise de l’outil informatique. Cette donnée est relativement subjective et ne se veut aucunement discriminatoire. Elle a été établie sur base de nos observations mais aussi sur le sentiment de maîtrise que les enseignants nous exprimaient face à cet outil.

Prénom Maîtrise de l’outil informatique

Possède un compte Facebook

Diffuse sur le site de l’école

Recourt aux TIC en classe

Catherine Moyenne Oui Oui Oui

Vincent Bonne Oui Oui Oui

Nadine Moyenne Non Non Non

Colette Très faible Non Non Non

Juliette Moyenne Oui Non Oui

Hélène Moyenne Oui Oui Oui

Stéphane Très Bonne Non Oui Oui

Jérôme Bonne Oui Oui ---

Tableau 9 : Usages et compétences informatiques des enseignants de l'école "Maurice Carême"

Les non-usages de Nadine et Colette reflètent des réalités complexes, bien différentes. Alors qu’internet et l’informatique génèrent un effet anxiogène chez Colette, c’est un « non-usage de façade » qui caractérise les pratiques de Nadine. La posture militante de cette dernière l’amène à gérer un double discours. Officiellement, elle s’oppose aux TIC et à internet alors que, dans sa pratique personnelle, elle y voit de nombreux atouts. Pour autant, accepter ce changement revient, pour elle, à renier sa fonction symbolique de militante, s’opposant à un enrichissement des tâches enseignantes. L’angoisse de Colette n’est pas à minimiser, ni à prendre à la légère. Redoutant l’inévitable arrivée du TBI dans sa classe, l’éventuelle prescription d’utiliser internet dans le cadre professionnel, elle assombrit le tableau, chaque jour un peu plus, déformant sa représentation des TIC au point de s’imaginer incapable d’y arriver. Sa volonté de « s’y mettre », de se former vacille parfois, dépassée par l’effet anxiogène que lui procure cet éventuel changement.

Chapitre 6 : L’internet au quotidien, l’école « Maurice Carême » Pour Catherine, Vincent, Juliette, Hélène et Jérôme, l’usage personnel de Facebook doit certainement influencer leur perception quant à la diffusion d’informations via le site web de l’école. Présents à titre personnel sur le web, ils ne semblent pas s’opposer à l’idée de transposer cette pratique au sein du cadre professionnel. En outre, on notera qu’ils disposent d’une maîtrise suffisante de l’outil informatique pour l’utiliser tant à titre privé que professionnel. Cet élément nous semble déterminant. Avant de pouvoir imaginer l’intégration d’internet au sein des pratiques de la classe, il est nécessaire de pouvoir en mesurer les avantages et les inconvénients, de disposer d’une compétence minimale de l’outil informatique avant de se lancer dans une manipulation avec les élèves.

Enfin, nous noterons que Stéphane, bien que disposant d’une très bonne maîtrise de l’outil et l’utilisant beaucoup à titre privé, ne corrèle pas l’intensité de ses usages privés à ceux professionnels. L’informatique et internet constituent, de son point de vue, des outils intéressants, des objets d’enseignement mais dont l’usage reste relativement modéré à l’école, réservant sa technophilie à un usage dans la sphère privée.

3.3. Des individus, des perceptions et des usages différents

En conclusion à l’analyse de cette équipe éducative et de ses individualités, nous pouvons mettre en lumière certains éléments qui viennent éclairer notre objet de recherche, nous permettant d’en saisir encore davantage la complexité. Nous avons pu noter une certaine diversité dans les pratiques et les usages. L’utilisation d’internet au sein des activités de la classe semble peu développé, centré sur la réalisation d’exercices en ligne par les élèves. L’usage s’accroît, comme chez Stéphane et Vincent, lorsqu’un outil tel que le TBI est intégré dans la classe. Sans devenir omniprésent, internet est alors intégré dans les pratiques, utilisé comme un outil complémentaire à la recherche d’information.

La fonction de canal de communication que confère internet semble se développer. Il est un outil d’information entre la direction et l’équipe éducative. Il est intéressant de noter que, dans ce cadre, la perception de l’outil diffère d’un individu à l’autre, d’aucuns l’estimant intrusif, d’autres y étant relativement indifférents. En aucun cas, l’usage de l’email n’a soulevé l’enthousiasme chez les enseignants rencontrés. C’est davantage dans le chef du directeur que ses atouts nous ont été exprimés. Un second usage d’internet dans l’acte de communiquer réside dans le site internet de l’école. Vitrine des activités scolaires, le site de l’école « Maurice Carême », comme celui d’autres écoles, permet de diffuser des photos d’évènements, de sorties scolaires ou d’activités. La communication se veut essentiellement descendante, l’information étant communiquée par l’école à destination du public permettant rarement une interaction ou un retour des parents par ce canal.

Les usages d’internet dans le cadre professionnel sont diversifiés au sein de la communauté enseignante. Certains font du « non-usage », ou d’un usage volontairement limité et circonscrit, un outil de protestation, de « résistance passive » face à leur direction, au système éducatif. Pour beaucoup, internet revêt l’image d’une immense bibliothèque où images, documents et ressources sont « à portée de clic ». Si les critères de sélection au sein de ce « réservoir » semblent disparates, une variable commune semble se dégager :

l’importance de l’esthétisme. Il nous faudra donc investiguer davantage ce concept afin d’en vérifier la possible généralité ou, au contraire, la spécificité à cet échantillon.

Nous nous devons également de souligner une disparité selon le genre. Les hommes semblent, généralement, plus familiers des usages d’internet et de l’informatique que leurs collègues féminines. La distinction n’est pas tant à analyser dans un niveau de maîtrise que dans un rapport général à la technologie. Vincent, Jérôme et Stéphane envisagent le numérique de façon globalement positive alors que les femmes de l’école le perçoivent soit avec indifférence, soit avec appréhension. Ainsi, l’attitude réservée de Catherine est une réponse au stress et à l’angoisse que génère l’outil informatique, attitude qui, somme toute, est assez proche de celle de Colette. Sans rejeter l’usage d’internet, Hélène et Juliette y voient un outil parmi d’autres, sympathique au demeurant mais ni révolutionnaire, ni incontournable. La question du genre est certainement sensible mais elle ne peut être occultée. Ainsi, on la voit apparaître dans d’autres enquêtes144 où elle dénote des comportements différents, les hommes semblant davantage utiliser les TIC au sein de la classe.

Enfin, nous soulignerons la dichotomie qui existe entre la perception, parfois utopiste, de Jérôme et la pratique au sein des classes de son établissement. Les usages d’internet restent relativement faibles et l’engouement pour les TIC et leur application en classe ne fait pas l’unanimité. Sans s’intéresser aux causes profondes, ni aux usages existants, le directeur applique une politique d’équipement, somme toute très similaire à celle qui se fait, à un niveau macro, par le Ministère de l’Enseignement. Mais cette démarche est-elle suffisante pour exacerber les usages, pour changer les pratiques ?

Si ces portraits et le cadre micro dans lequel ils ont été établis sont insuffisants pour dresser une typologie des enseignants selon leurs usages de l’internet, ils nous permettent de faire émerger certaines variables intéressantes. Ainsi, on retrouve des similarités entre Catherine et Colette, principalement sur le fait qu’internet et l’informatique leur procurent davantage de stress et de complications que de réels atouts. La relative maîtrise dont disposent Stéphane et Vincent les éloigne de cette perception, leur faisant parfois s’interroger sur l’appréhension de leurs collègues face à un outil qui ne leur paraît pas présenter de complexité infranchissable.

Sur base de ces éléments, il semble donc nécessaire de pouvoir élargir notre champ d’analyse, de prendre de la hauteur en portant un regard plus large sur cette population. L’enquête par questionnaire que nous avons menée nous permettra d’adopter cette posture, de poser une analyse macro de notre objet de recherche

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Comme celle de l’AWT, par exemple, où dans son « Baromètre TIC 2013 » nous pouvons relever que les personnes « ressource TIC » sont plus souvent des hommes (61%), que les hommes qui sont des utilisateurs plus réguliers (13%) et occasionnels (36%) que les femmes, (respectivement 6% et 25%) et que les niveaux d'usages TICE sont systématiquement plus élevés chez les professeurs masculins (moyenne de 3,0) que pour leurs collègues féminines (moyenne 2,2) et ce aussi bien dans la classe qu'en dehors.

Chapitre 7 : Enquête sur les usages