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La logique du corps articulaire

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Book

Reference

La logique du corps articulaire

BOLENS, Guillemette

BOLENS, Guillemette. La logique du corps articulaire . Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2000

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:87690

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.

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Les articulations du corps humain dans la littérature occidentale . .

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La Logique du Corps Articulaire

Les articulations du corps humain dans la littérature occidentale

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Collection "Histoire"

dirigée par Hervé MARTINet JacquelineSAINCLIVIER

Voir liste des titres parus en fin de volume

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Guillemette BOLENS

La Logique du Corps Articulaire

Les articulations du corps humain dans la littérature occidentale

Presses Universitaires de Rennes

2000

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Cet ouvrage a bénéficié du soutien financier de la Société Académique de Genève et de la Faculté des lettres

de l'Université de Genève

©

Presses Universitaires de Rennes Campus de La Harpe 2, rue du doyen Denis-Leroy

35044 RENNES Cedex Mise en page: Patricia Perrin pour le compte des PUR Dépôt légal : 1ersemestre 2000

ISBN: 2-86847-494-2 ISNN: 1255-2354

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Remerciements

Cet ouvrage est issu de ma thèse de doctorat soutenue à la Faculté des lettres de l'Université de Genève. Mon directeur de recherche a été le Pro- fesseur Charles Méla dont l'aide et le soutien m'ont permis de mener à bien ce travail. Je lui exprime ma très sincère gratitude, en espérant que cette étude estàla hauteur de sa confiance. Les membres du jury de thèse ont été les Professeurs Paul Beekman Taylor, Brian Stock, Gregory Polletta et Philippe Borgeaud.

Je remercie vivement le Professeur Paul Beekman Taylor de m'avoir en- couragée tout au long de l'écriture de ce travail et d'avoir réponduà mes nombreuses questions, qu'il s'agisse d'islandais ou d'anglo-saxon. Je suis très reconnaissante envers les Professeurs Brian Stock et Gregory Polletta pour leurs précieux conseils prodigués pendant de nombreuses années, et envers les Professeurs Philippe Borgeaud et André Hurst dont les com- mentaires m'ont été d'un grand secours. Je tiens également àexprimer ma gratitude au Professeur Wlad Godzich dont les conseils et l'enseignement m'ont ouvert de nouveaux horizons, et au Professeur Richard Waswo qui, par ses suggestions, m'a poussée à développer certains aspects importants de ce travail.

Durant un séjour de quatre ans aux Etats-Unis, j'ai travaillé sous la di- rection du Professeur Kevin Brownlee. Je tiens iciàle remercier ainsi que les Professeurs Joan DeJean, Gérald Prince, Stephen Nichols, Thomas Hill et Winthrop Wetherbee. Enfin, je suis reconnaissanteà tous ceux et celles qui, par leur soutien, des échanges enrichissants et des conseils bibliogra- phiques, m'ont aidée dans l'élaboration de ce travail, en particulier les Pro- fesseurs Margaret Bridges, Allen Shoaf, Neil Forsyrh, Vincent Barras, Brenno Boccadoro et Wolfgang Marschall, et mes collègues Carla Scott, Corinne Fournier et Agnese Fidecaro-Karali.

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Introduction

Il vit qu'il ne pouvait l'emportersur lui, il heurta Jacob à la courbe dufémur qui se déboîta

alors qu'ilroulait avec lui dans la poussière.

Genèse 32:26

La notion de corps est le résultat d'unesélection: certaines zones, cer- taines caractéristiques du corps sont considérées, d'autres ne sont pas même perçues. Cette sélection permet l'élaboration d'une cohérence,laquelle repose su r des logiques pouvantvarier considérablement. En littérature, le corps humaina été mis en récit de façons diverses, offrant chaque fois les indices d'une conception physique particulière.

Mon objectif est de mettre en éviden cequ'il aexisté uneco nce p tio n du corps organisée en fonction des articulations(articulationsdelamâchoire, cou, épaules, coudes,poignets, articulations des doigts, vertèbres,hanches, geno ux, chevilles, artic ulatio ns des orteils). Cette conception se distingue de celle d'uncorps-envelo ppe dans laquelle le corps s'organise en fonction des orifices (yeux, oreilles, narines, bouche, seins, nombril, urètre, vagin, pénis,anus).Cequi déterminelalogiquedu corps articulaireest la notion de jointure,tandis quela logique du corps-enveloppese définitdan sune dialectiquede l'interneet del'externe.Le corps articulaireresteen vie tant que les os restent joints et que les tendonsjouent leur rôle de liens; le corps-enveloppe reste en vie tant que les viscères sont maintenusàl'inté- rieur grâceàl'enveloppe cutanée.

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LA LOGIQUEDU CORPS ARTICULAIRE

Les blessures du corps articulaire affectent les jointures et les attaches tend ineuses.Ainsi,le forgeron nordiqueVolundalestendons desgenoux sectionnés ;leTroyen Énéeest frapp éàlahanch e,précisémentàla jonc- tion du fémur et de l'os du bassin ;Beowulfdisloqu e l'épaulede Grendcl, causant la rupture des tendons. Parcont re, tuer le corps-enveloppe,c'est ouvrirles limitesdu contenant,c'est perfor er,entailler en vue de créer un passage. Le corps-enveloppe est en péril quand sa surface englobante ne le protège plus suffisamment des assauts du monde environnant, quand les parties internes ne sont plus empêchées de se répandre ou enfin quand les échanges naturels entre l'interneet l'externesont interdits.Desexem ples dela logique du corps-enveloppevonrêtre donnés danscetteintroduction, car je chercherai ensuiteàcomprend re en particulierla logique du corps articulairepar l'analyse de textes quien sont porteurs.

Tandis que la qualité essentielle du corps-enveloppe est sa capacité à maintenir un passage équilibré entre l'interne et l'externe,la qualité fon- damentale du corps articulaire est sa mobilité. La qualité du corps articu- laire est augmentée par la récupération et l'accroissement de la capacité motrice. Lacte thérapeutique consiste non pas à fermer les plaies, à faire cicatriser ou à faire sortir un excédent corporel (saignée, purge), mais consiste àaugmenter la sensibilité motrice, l'amélioration se manifestant alors par une mobilité accrue.

Les logiques du corps articulaire et du corps-enveloppe permettent de distinguer les deux héros homériques.En effet, l'un des moments cruciaux del'Odysséeest la reconnaissance d'Ulysse par Euryclée,Le roi d'Ithaque, transformé en vieillard mendiant par Athéna, avait été blessé au-dessus du genou par un sanglier alors qu'il était adolescent, et l'ancienne nourrice reconnaît la cicatrice en la palpant du plat de la main. L'importance de cette cicatrice est donc considérable:elle est le seul signe persistant de l'identité du roi. Ulysse est caractérisé corporellement par la trace sur sa peau d'uneblessure vieille de plusieurs décennies. Ainsi,l'importancede la blessure vient non pas de ce qu'elle est près du genou, mais de ce qu'elle a entamé l'enveloppe cutanée. Le résultat de cette blessure n'est pas une mobilité modifiée, maisl'inscription palpable et visible sur lasurface du corps d'unévénement passé.Àl'inverse,Achille est caractérisépar sa vélo- cité: plus de soixante-dix fois le texte mentionne la rapidité duPéléide, que ce soit par des épithètes ou par la mise en scène de cette capacité motrice supérieure. En outre,la faille du corps est chez Achille la cheville, zone de contact du pied et de la jambe, lieu de fragilité d'un demi-dieu qui devait être invincible.

Le corps articulaire commence et finit au niveau des jonctions osseuses.

Cela n'exclut en aucune manière la connaissance d'autresaspects du corps, àsavoir les organes, les muscles, la peau, etc. Par exemple,le sang coule en abondance dans l'Iliade. Toutefois, ces aspects sont ajoutés àla structure

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IN TRODUCTION

osseuse comme le seraient des objets attachés à un mobile (tel un mobile de Calder) : les objets sont bien présents, mais ils sont secondaires par rap- port à la structure mobile faite de tiges articulées. Linverse est vrai pour le corps-enveloppe où la capacitéàcontenir est prioritaire: la peau contient des organes qui contiennent des substances et des liquides. Cette notion peut s'illustrer par l'image de poupées russes emboîtées les unes dans les autres et définies dans leur rapportà l'interne et à l'externe: ce qui est dedans est caché, tout comme l'organe est caché par l'enveloppe. Dès lors, la mort type est pour le corps articulaire la disjonction des éléments de la structure articulée, tandis que la mort type pour le corps-enveloppe est l'extériorisation des parties internes.

Une logique corporelle se définit par la nature des événements narrés;

c'est le récit qui investit tel lieu corporel d'une importance particulière.

Dansl'Iliade, la mort d'Hector est due à une blessure articulaire: Achille vise la région des clavicules, lesquellessont décrites comme assurant la jonc- tion des articulations du cou et de l'épaule. Ainsi, le Grec plante son arme dans la jointure de deux articulations. En revanche, la mort d'Hector est mise en récit par l'auteur médiéval Benoît de Sainte-Maure dans son Roman de Troie de la manière suivante: Achille aperçoit le Troyen, se dirige vers lui en éperonnant son cheval, et - sans autre transition dans le texte - le double haubert d'Hector ne peut empêcher que le foie et les poumons s'épandent sur la selle d'une victime renversée par la mort et devenue bien vite pâle et livide'. Il n'est plus du tout question d'articulations, mais au contraire d'organes internes passésà l'extérieur, ceci ayant pour consé- quence une mort qui se manifeste par la modification du teint, soit la cou- leur de la peau.Lalogique du corps-enveloppe est si prépondérante ici que le traitement du cadavre d'Hectorrépète le mêmeévénement:«le ventre"

est extrait du corpsj les intestins, le foie, les poumons et le reste des entrailles sont retirés et le corps est enduit de baumeà l'intérieur comme à l'extérieur'. L'action narrée est organisée en fonction du rapport interne- externe: le baume est appliqué dedans comme dehors.

LaChanson

de

Roland est également porteuse de la logique du corps- enveloppe. Lamort de Roland se joue au niveau des ouvertures de la tête : en sonnant son olifant, Roland fait couler le sang par sa bouche, fait explo- ser«les tempes de son cerveau" " et bientôt la cervellesort par les oreilles'.

1.«Et quaml'ap erceitli cuiverz,1Dreir a lui brochele destrier:1Ne! POtgarir l'au bercdobler1Que rot la felee le poumon1Ne li espandesor l'arçon.1Mort le trebuche tor envers,1En poi d'orefu pale e pers.»(16222-16230)

2.«(oo .]Et le ventre dei corssaché,1Ostee en ont bien la coraille,1Feie e pormon e l'autreenrraille.

1Dedenz ont la cors enbasmé,1Sinimistrent a grant planté,1Esirefirentildehors. »(16512- 16517)

3.«Parmi la buche en saltforsli cler sanes :1De sun cervelle temple en est rumpant.»(1763-1764) 4.«Par les oreillesforss'en ist li cervel.»(2260)

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LA LOGIQUE DU CORPS ARTICUlAIRE

La mort est causée par une rupture des limites englobantes due à une pres- sion respiratoire excessive, permettant aux organes internes de se répandre et aux liquides de jaillir par les orifices. En outre, Charlemagne fera ouvrir devant lui le cadavre de Roland afin d'en recueillir le cœur qui sera placé dans un cercueil de marbre blanc, tandis que la dépouille sera enveloppée dans la peau d'un cerf (2964-2968). Le lieu corporel privilégié par cette action est un organe interne, le cœur, dont l'importance fait qu'il mérite d'être préservé. Cet organe, considéré comme central, est sorti du conte- nant périssable qu'est le corps pour être transféré dans un contenant durable et protecteur fait de marbre, tandis que le cadavre est enveloppé dans une peau. Le corps est donc traité dans une logique de l'enveloppe, du conte- nant et du contenu, l'action ayant pour but la préservation d'un centre.

Dans ce texte, les blessures narrées lors des combats vont majoritaire- ment dans le sens du corps-enveloppe. Le corps est perçu avant tout comme une masse unitaire que l'on peut tout simplement couper en deux;

les armes y plongent, elles traversent les frontières du corps de part en part, les entrailles sortent et la cervelle suinte '. Outre la dialectique de l'interne et de l'externe, le corps est désigné comme une globalité et se décline au singulier. Il en va tout autrement del'Iliadeoù le corps se construit au fil de l'épopée comme un système complexe et pluriel, fait d'intervalles et de points de contact.

La blessure la plus étonnante dans laChanson de Rolandreste celle que subit l'empereur lui-même. Charlemagne est scalpé: son adversaire brise le heaume, atteint de son épée les cheveux, enlève plus d'une paume de chair, et l'osàcet endroit reste nu6. L'enveloppe protectrice du heaume, puis celle de la peau sont supprimées, et l'os - soit la partie interne - est exposé. Il convient ici de souligner ce qui distingue l'étude de motifs de l'étude d'une logiquecorporelle. L'ossature est cruciale dans le corps arti- culaire; elle peut, cependant, apparaître comme motif dans un texte por- teur de la logique de l'enveloppe. Le récit en fait alors le lieu d'un événe- ment qui engage la dialectique de l'interne et de l'externe. Un même aspect corporel peut avoir des fonctions diverses selon la logique qui lui donne un sens. Dans laChanson de Roland,l'ossature est évoquée dans une logique de l'enveloppe alors que, dansl'Iliade,elle l'est dans une logique articulaire de jonction/séparation.

Il existe quelques rares exceptionsàla prédominance du corps-enve- loppe dans laChanson de Roland,la plus évidente étant l'écartèlement du traître Ganelon: tous ses nerfs se distendent, tous ses membres sont rom- pus, et son sang se déverse sur l'herbe verte '. Cependant, cette description

5. «Delors sun cors veit gesir la büele,1Desuz le frunt li buillit la cervele." (2247-2248)

6.«MerJil'espee sur les chevels menuz,1Prent de la carn grant pleine palme e plus;1Iloec endreir remeint li os rutnut,»(3605-3607)

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INTRODUCTION

ne s'inscrit pasdans un réseau de plus grande envergureoù d'autrespas- sages feraientécho àcelui-ci. Le poi nt déterm inant du sup p lice est son caractère infamant. Enfin, un passageuniqu e fait référenceàunejointure, et c'est préciséme nt pou r direqu'il n'est pas nécessai re de la chercher : Roland fend sonadve rsaire endeux et sonép ées'arrêtedanslecorps du cheval dont

il

tranche l'échinesans en chercherla jointure8.Laviolence de Roland fracassetout sur son passage.

À la différence du corps-enveloppe,le co rps articulaire s'élabore au niveau des zones de contact et des intervalles; le corps n'est pas perçu commeuneentité unitaire,mais comme un réseau de relations.C'est donc, entoutelogiqu e,dansles intervallesart iculaires que vont se ficher les armes pour tuer.DansYIliade,l'art icul ation ducouestdécriteàelle seuleen plu- sieursétapes,carelleest faited'un e sériedejo intu res(àlanuqu e, auniveau de ladernière vert èbre, au niveau desclavicules ,etc.). Cette zone,investie pour la mort du plus grand héros troyen , l'estégalement pour montrer l'im age épo usto u flantedu dieu de la gue rre,Arès, blesséaucouet terrassé parAthéna,écrasé surle solet incapable deretrouverla cohésionde ce qui sedittbumos.Je proposer ai une lect ure de ce terme, qui coï ncide avec la no ti o n de rapp o rt si impo rta nte pour la comp réhe ns io n du corps dan s l'Iliade.

Le corpscom priscommesystème de relarions apparaîtdansun passage trèsparticulier delasaga islandaiseEyrbyggja Saga,illust rantparfaiteme nt la nature du corps articu laire". Les frères Thorbrandsson, Snorri er Tho- rodd ont éréblessés Ctilsdoivent êtresoignés par Snorri le Prêtre. La découvertedes blessuresainsi que leur guéri sonfont l'objetd'unemise en scène qui ne manque pasd'humour. En effer, tand is qu'un homme inapte cherche vainement àretirer les vêtemen ts ensa ng lantés et trop serrés des blessés,il faut l'attention de Snorri le Prêtrepour remarquer que rien de moins qu'unelan ce traversela jambede Thorodd entre le tibiaet le ten- don. Puis, Snorrile Prêtres'éto nn e queson homonymemange si lente me nt et il déco uvre que SnorriTho rbrandsso néprouve un peu de peineàman- ger son fro m age car une flèche est plantée à la racine de salan gu e. Tho- rodd a égale me ntétépro fond ém ent entaillé au cou,cequi l'em pêch ede teni r la tête droite. Il lui faudra pati enter pou r que ses rendo ns se renouent10.

Ainsi, les blessures sont situées dans les zones articulaires du cou et des chevilles, cr leur descriptionrenvo ie auxtendons,lesquels sont censés se

7.KTrestuicsi nerf mult li suneescendan r,1Ecuit li memb rede suncors derumpant ;1Sur l'erb everte en espantli clersanc.»(3970- 3972)

8.« (...]Trenchetl'eschine,unen'ioutquis joint ure." (1333) 9.EyrbyggjaSaga,p.123-124.

10. Sinarnarknytti, "taknitthesinews"(entrecroiser,en trelier lestendons).

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LA LOGIQUE DU CORPS ARTICUlAIRE

renouer. En outre, les armes sont fichées en des points précis définis au moyen delanotion de rapport,àsavoir«entrele tibia et le tendon» et«à

la

racinede la langue ».Il ne s'agit pas d'un organe, lequel serait isolable, mais d'un intervalle (entre) ou d'un point de contact(làoùla langue s'enra- cine dans la gorge).

Concernant les tendons, deux notions fondamentales sont repérables.

1) Les tendons sont des ligatures chargées d'assurer le maintien des membres entre eux: s'ils sont sectionnés, la tête penche; 2) les tendons peuvent se renouer. Le second point est d'autant plus intéressant qu'il est contredit par l'expérience: les deux extrémités d'un tendon sectionné ne se renouent pas naturellement. L'idée d'une réunion des parties repose entièrement sur la logique du corps articulaire, logique selon laquelle le corps est constitué de la jonction du même au même. Le propre d'une bles- sure est de disjoindre, tandis que la guérison implique une réunion de ce qui a été divisé. Nous rencontrerons cette idée dans une série d'incanta- tions d'origine archaïque. Nous verrons aussi comment, suivant la même logique, tuer dans l'Iliade s'exprime par l'idée de déliaison présente dans les formules «délier les articulations» et «délier les genoux». La haute valeur signifiante de cette formule, magistralement mise en récit lors du meurtre de Patrocle, me permettra de proposer une lecture des découvertes archéologiques qui ont révélé l'existence d'un nombre considérable de squelettes datant de l'âge du Bronze, entaillés dans la région des attaches tendineuses.

L'analyse du corps articulaire montrera que le sens proprioceptif (ou sens du mouvement) a pu jouer un rôle essentiel dans la façon que l'homme avait de rendre compte de lui-même. La conception du corps propre à un certain moment culturel oriente la façon de vivre le corps, de solliciter ses facultés et de transmettre un savoir à son sujet. Le sens du mouvementest propreàtous les êtres vivants art iculés. Il pellt cependant nepas êrreconceptualisé et ne susciteraucuneespèced'intérêt.Àl'inverse, le même sens peut faire l'objet d'un savoir et de pratiques ayant pour but d'en affiner la sensibilité. De même que la sensibilité auditive, gustative, visuelle, olfactive et tactile se développe, il est possible d'augmenter chez un individu la sensibilité aux informations fournies par les terminaisons

nerveuses proprioceptives. .

L'un des aspects les plus récurrents de la logique articulaire est la mise en valeur de la motricité, laquelle se trouve systématiquement liée narrati- vernent à la production du feu. L'association de la mobilité et du feu appa- raît dans la légende celtique de Cuchulainn, danslalégende nordique du forgeron Vëlund, dans Beowulf, dans l'Iliade avec la figure du forgeron Héphaistos, et dans l'Hymne homériqueàHermès.Une mobilité supérieure permet la réalisation d'un certain type de mouvement particulièrement

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INTRODUCTION

important,le pivotement, et plus spécifiquementun pivotementàdirec- tiondoubleet divergente.

Un dossier iconog raph iq ue montrera que l'articulation a été symboli- sée chez les Celteset lesScandinaves parune spiraleet une roue. En Grèce, la danse pyrrhique(danse du feu) ainsique la claudicatio nd'Hép haisros, dieu forgero n, pourront s'expliquer par l'idéed' une inversion articulaire sour cede flam m es. Lamo b ilité en tantque tellesembleavoirété pe rçue comme la source fondamentale de l'acte créateur. Lenjeu ne relèvejamais d'une techn ique extérioriséedan s l'idée d'outil,et ilne s'agit pas nonplus d'utiliser le corps comme inst rument. Ilest question d'uneentitéàla fois agissanteet agie, d'u n événementsim ulta nément de création et de des- truction, d'ar ticulation et de désarticulation;ilest question avanttout d'u n événement, et cet événement est double et contradictoire.

Je proposerai dan s la concl usio n unehyp oth èse visantàrend re com pte du pourquoianthropologiqued'unemanièrede pensersi différentede celle qu i,par ailleurs, prévaluten Occident.Je me baserai pour ce fairesur les découvertesd'Aleksand r Lur ia,analysées parWalter Ong, concernantdeux mo desde pensée : celui d'une cu ltureexcl usivementoraleet celui d'une cult ure qui a intégré l'écrit. Tandis que,dansleprem ier cas,la réflexionest situatio n nelle et événementielle, dans le second, elle se fait par le biais d'abstractions.Cettedifférenceest si fondamentale qu'ellea empêché la comp réhension d'aspectscruciaux de l'Iliade,de Beoioulfe:du Chevalier delaCharrette,œuvrespourtantcentrales de la cult ure occident ale.

Lexrrêrne raret édes textes porteu rs de la logiqu e artic ulairevient pro- babl em entde ce que celle-ci relève de la mentalitéorale.Caril faut alors que les textes soient véritablementlim inairesetqu'ils marquentdans leu r modede penséeune mentalité oblité rée parl'avènem en tmêm e de cequi paradoxalem ent a permis leu r conservatio n jusq u'à nos jo urs, à savoi r l'écrit. Alors que l'Iliadeest cet abo ut isseme nt d'une préh istoi remilléna ire, l'Odyssée-rédi géeune oudeuxgénératio ns plusta rd11- ne l'estdéjà plus:

la mentalité de l'écrita commencé à exister etle hé rosn'est plus carac té- risé par sa véloci té, mais par un signe isol able (une cicatrice). Le mot n'existeplusexclusivem ent par l'événe ment énonciatif.

Ma méthode de lecture consistera tout au long de cette recherche à observeraussiscrup uleuseme nt que possible le choix des signi fiantsafin de mettre en évidencecequi est désigné du corps. La régularitéd'une asso- ciation lexicale sera toujo urs priseencomp teet les événementscorporels serontanalysés littéralement, évitantainsi de sup pr ime ren les résuma ntou en lestrad uisant symbo liquement les indicesessenti elsàla co mpré hension d'unelogiqu e corpo relle.J'auraiplusieurs foisl'occasion de mettre enques-

Il. Claude ORR/EUX et PaulineSCHMITTPANTEL,Histoire grecque,p. 45.

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L4LOGIQUEDU CORPS ARTICULAIRE

rion des traductions admises qui, n'étantpas littérales, font perdre la trace de ce qui pourrant, dans la logique articulaire, avait un sens.

Ce type d'analyse textuelle mecond uiraàredéfinir la techniquelitté- raire des entrelacs proposéepar la cririque au sujet de BeowulfLalecrure d'un entrelacs,c'est-à-dire d'un réseaude signifiants, se fait par "observa- rion mot après mot des lignes formées par la rép érition;elle se fait par l'observarion des points de croisement de ces lignes, puis par la mise en relation de ces points de croisement. C'est la mise en relation des points de croisement qui, au fil de l'œuvre, dessine l'événement corporel à grande échelle élaboré par les entrelacs.

Deux réseaux lexicaux se déploient dans le poème angle-saxon pour finalement eux-mêmes se croiser et conférer une dimension remarquable au texte. Le premier réseau est fait de mots qui désignent les parties consti- tutives du membre supérieur (de l'épaule aux ongles), tandis que le second réseau concerne la métallurgie. L'importance cruciale pour la survie de lignes métalliques forgées est véhiculée par un terme mystérieux,searo,tout comme elle l'est dansl'Iliadepar lesdaidala, les entrelacs des armures. Dans les deux cas, le croisement des lignes permet au corps de rester en vie, c'est- à-dire de rester joint. On voit ainsi que l'idée de lignes forgées par un métallurgiste exceptionnel (Héphaistos, Vôlund) fait écho à la technique poétique employée précisément pour dire l'importance de cette trame vitale.

Par ailleurs, un corps n'est pas défini dans Beowulfpar sa forme, son contour, son volume ou sa couleur, mais par sa mobilité, sa puissance, ses manifestations dynamiques et les gestes dontilest capable. Cela est spéci- fique à la mentalité orale relie qu'elle est définie par Ong, ce qui tend à confirmer que Beowulfa été mis par écrit après une période de transmis- sion orale. Par exemple, la forme du dragon n'est jamais décrite dans le texte, et tout lecteur tenté d'imaginer, à la lecture du motwyrm,l'appa- rence devenue conventionnelle d'un monstre ailé dont le museau béant vomit des flammes, perdra toute chance d'entendre ce qui véritablement se dit dans le texte.

De la même manière, la reconstruction rationalisante compromet la lec- ture du Chevalier de la Charrette. Chrétien de Troyes a réinvesti la matière de Bretagne en mettant par écrit de façon remarquable cette logique autre, orale, païenne, par laquelle s'explique la spécificité de blessures systémati- quement articulaires, et il l'a fait au moyen de la technique des entrelacs.

L'observation des lignes lexicales permet, en effet, de rendre compte d'un événement corporel par lequel le corps est fendu au niveau des jointures.

Nous verrons que cet événement, autrement incompréhensible, s'explique par la logique du corps articulaire.

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LIL/ADE

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Chapitre 1

Les intervalles du corps

Dequi (viennent) lesdeuxchevillesqu' ona faites en bas, lesdeuxrotulesen haut du genou del'Homme ? D'oùa-t-on tiréles deuxjamb esqu'on a misesen place ?

Etlesdeuxjointures du genou ? Qui comprendcela? Atharva-VetU! X.2.21

Nommer le corps2

Les blessuresdans la premièreépopée occidentalesom nombreuses:

188Troyens et 52 Grecs en meurenr', Maisloin de donner l'imp ression d'unedestruction anarchique du corps, ellesen élaborent une concep tion précise,commelesmorts, dansleur grande majorité,sont expliquées par

1. Traduction de Louis RENOU.

2. L'!liaMdépeint un monde brutal011les femmes-pr étexte desdisputes-som échangées com meil enestfairdes bœufs,et où la violen ce deshommesestjustifiéeparl'allégationd'un vou loir divin, L'injus tifiab leavait déjàrecours àlatranscen dan ce.Parlan t deïIliad«,Onians comm en te le corn- ponem en t deshom mesvis-à-visdescapti ves deguerre par la phrase:The attitude rosexisone of fran k naturalism(l'a ui rudeen vers le sexe estcelle d'un franc naturalisme) .Cette phrasevient directement après la citation suivante:"Levénérable Nestor dit: "Ne laissez aucun homme se hâter de s'en retourner avant que chacun ait couchéauprès d'une épo usetroyen ne etracheté ses efforrs et ses plaintespour Hélène»,Quelle que soit lavaleurlittéraired'un e œuvre etquan d bien mêm e le contexte de celle-ci serait mythique,cautionner avec désinvolture le systèmerépressif- pratiqué jusqu'ànos jours- desviolsde guerre me paraît radicalement inacceptable.Cf.R.B.ONIANS,The OriginsofEuropean Thought,p.4.

3.Robert GARLAND,«The Causation of Dearh in the Ïliad»,p. 43.

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LïUADE

une description des blessures qui les causent, les descriptions renvoyant à certaines zones corporelles nommées et délimitées avec soin.

L'étude du corps en littérature nécessite d'observerce qui reçoit un nom. Il est de ce fait indispensable de respecter la nomenclature offerte par le texte sans faire d'opérations de synthèse quant aux parties désignées.

Ainsi,le tableau de Frôlich est problématique ",Le tableau s'intitule Tableau statistique des blessuresde guerre dansl'Iliade. Il se subdivise verticalement parles parties du corpset horizontalement par

t

issuede la blessure et

t

arme

employée.L'issue de la blessure est mortelle, non mortelle ou incertaine;

l'arme est la pierre, l'épée, la lance ou la flèche; la partie du corps est la tête, le cou, le tronc,les membres supérieurs ou les membres inférieurs.

Nous verrons que ce tableau ne peut servirà l'analyse du corps dansl'Iliade, car la rubrique appelée parties du corps n'est pas en mesure de rendre compte de la spécificité des blessures telles qu'elles apparaissent dans le texte, une grande partie d'entreelles étant articulaire.

Pour ce qui est des autres rubriques, à savoir l'issue de la blessure et l'armeemployée, Mirko Grmek affirmeàjuste titre que «[d]ansl'Iliade, l' issuefatale d'uneblessure dépend plus de la région et de l'organe touché que de l'arme employée»,et il ajoute que«[ljes descriptions homériques des traumatismes attestent une excellente connaissancedes endroits vul- nérables du corps humain, de la disposition anatomique des principaux organes et de la conséquence la plus probable des lésions qu'ils subissent5».

Par contre, les maladies n'ontpas leur place dans l'épopée:

«...[Ljorsd'unsiège prolongé, les maladies infectieuseset carentielles ne pouvaient manquer. Et pourtant, les héros deYIliaden'ontjamais de coliques intestinalesou néphrétiques et ne sont mêmejamais enrhumés.

L'historiendesmaladies doit regretter que les exigencesd'ordre moral et esthétique,auxquelles se plie la composition de l'épopée,le privent d'infor- mationsprécisémentsur la catégoriepathologique qui estprimordiale pour son investigation6».

Effectivement, le corps dansl'Iliadene concerne pas les maladies, non seu- lement pour des raisons esthétiques et morales, mais aussi parce que le corps dans cette épopée en particulier n'est pas fait de contenants qui s'infectent, se tuméfient et suppurent: ilest fait de points de jonction mis en danger par l'interférence des armes.

En ce qui concerne la question des formules, je partage l'avis de Nor- man Austin: la répétition ne diminue pas l'importance d'unpropos, elle la souligne.

4. Le tableau aété traduit par MirkoGRM EK.LesMaladiesàl'aubedelacivilisationoccidentale. p. 53.

Ilse trouvechez H.FROLICH.DieMilit ârmedicinHomer's,àla p.58,er les catégories corporelles sont" Kopf Hals,Rurnpf Obergliedm assen,Untergliedmassen».

5. M.GRMEK,op. cit .,p.52.

6. Ibidem.p.63.

(24)

LESINTERVALLESDUCORPS

«Lesens desformules homériquesnou séchapperaroujours si nous les lison scomme des moyensderemplir les mènes C«metricai fillers"). Elles ne somcert aine me nt pasla techniqu edu pauvre poèteluipermet tantde promouvoirun récit ench anteur j ilserait plus corrected' inver ser l'ordre ct de direque lesrécits so nt desinventions perm cttamdevéhiculerlesfor- mules. Celles-ci SO Ilt les éléments fonda men ta ux auxq uels Homèr e retourne encore et encore, comme un musicien compositeur retourne encore et encore à ses gammes fondamentales ou à ses thèmes.7»

Je m'intéresserai en particulier aux formules qui expriment le résultat d'une blessure mortelle.En outre, je chercherai à montrer que le récit sert non seulementàvéhiculer les formules, mais aussiàdonner forme àune vision complexe et cohérente du corps humain, vision dans laquelle la capacité sensorielleet en particulier la sensibilité motrice jouent un rôle prépondérant.

Énée blessé àla hanche

La blessure d'Énée est articulaire et sa description met en évidence l'importance de la nomination. Issu d'Aphroditeet d'Anchise, Énée est fils d'unedéesse et d'un mortel, tout comme Achille.Sa valeur est comparée à celle d'Hectorpar Arèsqui parle sous les traitsd'Acamas(V, 461-469).

Dansle passagesuivant,Énée est blessé par Diomède.

68È XEwa8Lov Àa~EXELpl

Tu8Et8l)S, I-lÉya Ëpyov,Ôoùôùoy' dvôpeq,ÉPOLEV, oloi vûv ~pOTOl ELa' .68É I-lLVpÉarraÀÀE Kal cl os . TL\l ~aÀEv Alvctco KaT' taXlOv, Ëv8a TE I-ll)POS taXl e',! ÈvaTpÉq,ETUL, KOTUÀl)V8É TÉ I-lLV KaÀÉouaL . 8ÀaaaE 8Éol KOTUÀl)V, rrpèc8'al-lq,w pfj~E TÉVOVTE waE 8'arropLVOV Tpl)XÙV Àl80s .uùrùp0y'~pws ËaTl) yvù~ÉpLTrWV Kal ÈpdaaTo XEL pl rraXEl1;l yall)S . al-lq,l 8Èoaa EKEÀULV~ VÙ~ ÈKaÀUljJE.

CV,

302-310)"

[Lors danssa main leTydé id e prit unepierr e éno rme et quene sau- raientsoul everdeux hommes d'aujourd' h u i,mais qu'ilbrandit toutseul, sans peine.Il touch alahanch ed' Én ée,àl'endro it où la cuisses'emboîte dansla han chectqu'on appelle le cotyle. Il broyale co tyle et déch irales deux tendon si lapierrerugueusearrachala peau ;lorslehéros s'écro ulaà gen oux ,appuyédesaforte main au sol,ct unenuitobscur eenveloppases yeux.]

7.NormanAUSTIN.Archeryat the Darkofthe Moon.p. 6(traduction del'auteur).

8.L'éditionde A.T.MURRAYetWilliamF.WYATTest utiliséepourtoutesles citations de['l/jade. Les traductionsemre crochetssom de FrédéricMUGLER,les autressont de l'auteur.

(25)

L'lUADE

On voit avec quelle minutie le texte sait décrire une blessure. Diomède lança la pierre«à la hanche»(KaT' tOXLOV),«là où la cuisse tourne dans la hanche»:Ëv8ci TE IlTJPOS tOXLltl ÈVOTpÉ~ETaL. Ainsi,la zone affectée est nommée,puis elle estenco re délimitée au moyen d'unephraseintro- duite parËv8d « » ;Ëv8a.Ivn,08louencoreom.lsont régulièrement em ployés pourlocaliser les blessures :l'arme frapp elàoù tel ossejointà telos.Le texte ne met pas en évidence un organe (lequel serait isolable en tant que tel), mais une zone de contact,une relation physiologique.

La zone touchée à l'intérieurde la hanche porte elle-même un nom:

c'est le cotyle9. Lacte de transmission que représente cette information est signifié par la phrase KOTUÀTJ V 8É TÉ IlLV KaÀÉOUOl, « ils l'appellent cotyle».Llliadevéhiculeun savoir anatomique qui esttransmis parla des- cription de chaque blessure et la nomination précise et systématique des parties affectées. Ce qui est vrai en général dans le texte l'est doublement ici, comme l'acte de nomination est lui-même désigné.

Ilest à noter que le verbe «tourner dans }) (ÈV-OTpÉ~W) est employé pour décrire la relation de mobilité qui existe entre «la cuisse »et «la hanche»(Ëv8ci TE IlTJPOS LOXlltl ÈVOTpÉ~ETaL). Le mouvement articu- laire est donc ici considéré comme un mouvement tournant. Cene infor- mation correspond à ce qui est vérifiable du rapport de la têtedu fémur à son emboîtement iliaque,suggérant ainsi la transmission d'un savoir pure- ment physiologique. Toutefois,nous verrons que l'idée de rotation articu- laire suit, dans certains cas,une logique autonome.

Après avoir situé la zone blessée, le texte décrit les conséquences du coup porté d'abord d'unpoint de vue anatomique local: Diomède«lui broya le coryle»(8ÀcioOE 8É ol KOTUÀTJV), «sectionna les deux tendons»

(rrpos 8'éill~wl'rlÎÇE TÉVOVTE)et«la pierre arracha la peau»(>-l8osWOE 8'cino pwov).Puisil est question des conséq uences pour la personne en son entier: Énée tombeàgenoux Ct lanuit voile ses yeux.Le texte orga- nise les informations offertes de façon significative. La première donnée est une localisation exacte de la zone affectée, soit la partie de l'os du bassin est brisée, qui est en contact avec la tête du fémur. C'est cela que le texte explique en premier. Ensuite,ilparle des tendons rompus et en dernier lieu de la peau déchirée. Lordre des informations ne suit pas le chemin du pro- jectile qui d'abord pénètre la peau pour ensuite broyer l'os. Lordre des informations suit une logique selon laquelle le corps est fait avant tout de jonctions osseuses. Selon les sujets des verbes, c'est l'agent humain qui blesse l'ossature et les rendons alors que ce n'est que l'objet inanimé, la pierre,qui entame la peau.

Le terme employé dans ce passage pour signifier«peau »est

li ill

V6s

«peau d'un homme ou d'un animal vivant ou mon», Ce mot apparaît

9.Lesens premier decotyle est"creux,cavité».

(26)

LESINTERVALLESDUCORPS

douze fois dans l'Iliade :onze foispour désigner le cuir d'unebête, une fois pour désigner la peau d'unhomme,en l'occur renceI:.née1oLemploidece terme en ce qui co ncerne un homme est uniquedans l'Iliade.Àl'inverse, la rupture des tendons humains apparaîtàplusieurs reprises.

La rupture des tendons

Diomède a sectionné chez I:.née«les deux tendons» qui maintenaient le fémur au bassin. Le terme employé pour«tendon» est6 TÉ1'W1', O1'TOS', de la famille de TEL1'(ù«tendre» ;il apparaît encore dans les passages sui- vants.

Diomède et Ulysse ont capturé Dolon, espion troyen. Celui-ci implore leur pitié, quand Diomède brusquement le décapite.

[ ...] 68'aÙXÉ1'a uéooov ËÀaaaE

<l>aaya1'(~ a i.çaS',drro8'a~<I>w KÉpaE TÉ1'OVTE .

<l>eEyyo~É1'ou 8'apa TOl) YE KapT! KOVL1:lGLV È~i.xeT!v.

(X,455-457)

[Il lui planta son fer en plein milieu du cou et lui trancha les deux ten- dons.La voix se tut, ct la tête rouladans la poussière.]

Nous retrouvons ici, comme dans la description delablessure d'Énée,la phrasea~<I>wTÉVOVTE«lesdeuxtendons»,Ainsi,une blessure art iculaire, qu'ellesoitàla hancheou qu'ellesoitau cou, affecte deuxtendons,lesdeux tendons qui s'y trouvent. Ladualitén'est pas spécifiée,cependant,lorsdu meurtredeSrhénélaospar Patrocle.

KaL p'Ë~aÀE 1:eE1'ÉÀaov, 'I0m~ÉvEoS'<l>i.Ào1'ulov, auxÉvaXE p ~ a8i.~ , pijÇE1'8' drrèTcio TÉVOVTaS'.

(XVI, 586-587)

[Il atteignit Sthénélaos,le filsd'Irhéménès,d'unepierre en pleincou, et lui brisanet les rendon s.]

Dansce passage, les tendons sont au pluriel sans qu'il soit préciséqu'ilssont deux.Par contre, la mortd'Archéloque, tué par Ajax, filsdeTélamon,est narrée en détails.

TOV p' Ë~aÀE1' KE<I>aÀijS' TE KaL aÙXÉvoS' ÈvaUVEOXW~, 1'dOT01' aaTpayaÀOv, arro8' a~<I>(ù KÉpaETÉ1'OVTE . TOl) 8È rroÀùrrpôrepov KE<I>aÀ~crou«TE p'LVÉS'TE oü8n rrÀij1'T'

Ti

rrep Kvij ~m KaL yoûvarrEGOVToS'.

(XlV, 465-468)

10.Cf. RobertRENEHA N, •The Meaningofl:!1MAinHomer»,p.275.

(27)

L'lLlAD E

[L'épieu frappa l'endroit011la tête ct le cou se joignent,la dernière ver- tèbre,ct luitrancha les deux tendons. Archéloque tomba; sa tête, sa bouchectson nez touchèrentlesolbien avant sesgenoux ct ses jambes.]

Ànouveau, le cou est dit avoir deux rendons. Larme, cette fois, heurte la nuque au niveau de «la dernière vertèbre (vElaTov ciuTpd:yaÀov), à la jointure (Èv uuvEOXIl41)de la tête (KE<j:>aÀlÎS) et du cou (uuXÉVOS) »,Il n'est donc pas question de l'avant du cou comme'chez Dolon. Il s'agit d'unezone précise de la nuque: l'épieu se plante«dans» (Ev)le point de contact du crâne et de lacolonne vertébrale.

Ainsi, le texte rend compte de plusieurs niveaux d'observation. Pre- mièrement,au niveau de l'ensembleducorps, l'articulationdu co u joint le troncàla tête. Deuxièmement, au niveau du cou lui-même,différentes zonesopèrentla jonction. Une zone est à l'avant, une autre est à l'arrière.

À l'avant, deux rendons assurent le maintien de la jonction osseuse. Nous verrons, quand il sera question d'Hecror, l'extrême importance de cette zone avec en particulier le rôle joué par les clavicules.À l'arri èredu cou, deux rendons maintiennent la jonction des vertèbres cervicales et du crâne, la dernière vertèbre faisant office de joint à proprement parler. Enfin, le passage qui suit constitue un troisième niveau d'observation,celui des cer- vicales elles-mêmes et de la moelle qu'ellescontiennent.

Achille tue Deucalion:

.1EuKaÀlwva 8' E'TTELS','Lva TE çuVÉXOUUL TÉVOVTES ciYKWVOS, TlJTOV YE <!>lÀT]S 8Là XELpOS E'TTELpEV atXlliJ xaÀKEClJ .08É llLV llÉVE xdpa ~apuvSElS, 'TTPOUS'opOWVScivaTOV .08È <!>auyavlll auxÉva SElvas TilÀ'aUTlJ 'TT~ÀT]KL KcipT] ~ciÀE . llUEÀOS alJTE

u<!>OV8UÀlWVEK'TTaÀS',68'E'TTL XSOVL KELTO TUVUUSELS.

(XX, 478-483)

[Puisiltoucha Deucalion, à cet endroit du coude011se joignent les tendons, ct lui perçale bras,tandis que,le bras engourdi, le Troyen l'atten- dait, la mort devant les yeux. Lui tranchant le cou de son glaive,il fit voler la têteavec le casque; et des vertèbres la moelle gicla sur le corps qui s'écroula?tterre.]

La rupture des tendons a lieu, mais cette fois au niveau du coude.Le coude est blessé«là où les tendons se rejoignent»(Lva TE ÇUvÉXOUGL TÉVOVTES).

Puis «le cou (auxÉva) est tranché, la tête (Kapn) tombe, et la moelle (IlUEÀOS) gicle des vertèbres (u<!>OV8UÀllùV EK'TTaÀS') ».La zone articulaire du cou est disséquée en profondeur. Les constituants du cou sont nommés, il s'agit des vertèbres, et à l'intérieurdes vertèbres se trouve la moelle,sub- stance suffisamment fluide pour jaillir. Cet aspect, s'ilétait isolé,pourrait renvoyer au corps-enveloppe; mais il s'intègre ici dans une logique du rap- port, propre au corps articulaire.

(28)

LESINTERVALLESDUCORPS

Une phrase comme«les deux tendons» (Oll<j>W TÉVOVTE) relève de la formule, laquelle correspond à l'image d'unejointure maintenue de deux côtés par des lanières.Cependant,les informations offertes par le texte cor- respondentàcertains aspects vérifiablesdu corps. En ce qui concerne les tendons, il est possible de palper deux structures longilignes au passage de la nuque et du crâne. Ce sont

les

faisceaux supérieurs du muscle trapèze qui s'insèrentsur laprotubérance occipitaleexterne. De même, à l'avant du cou, deux tendons SOntaisémentperceptibles,qui se rejoignent au-des- sus du sternum pour former lafourcherresternale ;ils terminent le muscle srerno-cléido-mastoïdien. Ce muscle reliele sternum et les clavicules à l'apophysemastoïdeetà la ligne courbeoccipitale supérieure. En termes plus prosaïques, ce muscle correspondà la forme longilignequi court de l'avant du coujusque derrière l'oreille. Il traverse en biaisles parties laté- rales du cou et reliel'avant Ct l'arrièrede cette articulation majeure. La dimension concrète des informations offertes par le texte n'est pasà négli- ger: il est indispensable de chercher àdéfinir ce qui a pu attirer l'attention, ce qui a été sélectionné de la réalité corporelle pour jouer un rôle dans la logique formulée par l'œuvre.

Diorès est tué en deux temps:

"Eve' ,A~apuYKELOriV ALl,)pm uoîp' ÈlTÉOllCJE .

XEwaoi.t~ yàp ~ÀilTOrrnp« O"<j>upov OKplOEVTL

KV~~llv OEÇlTEp~V .~âÀE oÈ 0PBKWV ayos avopwv, nELpWS 'I~~pao"LollS, OS op' AlV68EV ElÀllÀoUeEl .

a~<j>oTÉpWoÈ TÉVOVTE Kat OCJTÉa ÀâasaVal8~s

0XPlS àlTllÀOLllCJEV .<'> 0'ÜlTTLOs Èv KOVLBCJl

KâlTlTEaEV, OJl<j>w XELpE <j>LÀOLS ÉTCipOLOl lTETâO"O"as,

eu~àvàlTOlTVELlùV .ô 0' ÈlTÉopa~Ev oS

p'

Ë~aÀÉv trep, nELplÙS, OllTa oÈôou pl rrnp'o~<paÀov. ÈK 0' dpa rrdoru XUVTO xaJlat XOÀâOES,TOV OE O"KOTOS OO"O"E KciÀulj;E.

(IV, 517-526)

[Lors ledestin frappa Diorës,filsd'Arnaryncée. Un groscaillou pointu l'atteignitàla jambe droite.près du talon.L'auteurdu coup étaitle chef desThraces,l'Imbraside Pires,qui arrivait tout droitd'Enos.La pierre sans pitié lui écrasa complètement lestendonsct lesos, ct l'homme chutàla renverse dans lapoussière. Il éleva les deux bras versles siens ct rendit l'âme.Piros,son vainqueur,courut vers lui ct le frappa prèsdu nombril; lors routes sesentraillescoulèrentsur lesol,et l'ombre recouvritses yeux.]

Ce passage réunit une blessure articulaire et une blessure qui relève de l'enveloppe. Lapremière concerne lazone articulairedela cheville(rrup à O"lj>upèw) dans laquelle«les tendons et les os»(TÉVOVTE Kat OO"TÉa ) sone broyés;la seconde consisteà percer le venere dans la région du nombril, laissant les entrailles sc répandreà terre.Lablessure articulaire vient en pre-

(29)

['ILIADE

mier et, bien qu'elle affecte une zone qui n'est pasftpriorivitale (la che- ville),elle a des conséquences catastrophiques: le guerrier exhale sonthu- mas (6VIlOV ciTIOTIVELlùv)11, ce qui est synonyme de mort. En un second temps, l'enveloppe est entamée, ne retenant plus les viscères. Ainsi, la bles- sure qui, dans la logique du corps-enveloppe, non seulement serait la plus grave, mais encore suffirait àcauser la mort, est ici secondaire en compa- raison d'une destruction de l'articulationde la cheville.

Il est encore fait mention des tendons dans deux passages célèbres. Dans le premier, Hippothoos traîne la dépouille de Patrocle par une cheville:

811aciIlEVOS TEÀallWVL rrnpù a<j>vpàv cill<j>L TÉvovTas (XVII, 290),

«l'ayant lié (811aciIlEVOS) au moyen d'une courroie (TEÀafu;)VL) à la che- ville(rrup«a<j>vpàv)autour des tendons (cill<j>L TÉVOVTaS) », La référence aux rendons,qui estsuperflue puisquela cheville a été désignée, souligne l'importancede ces lanièresphysiologiques. Dans le second passage, Achille transperce les tendons et utilise des lanières de bœuf pour attacher le corps d'Hectorderrière son char.

cill<j>OTÉpwV IlEToma6E TIo8wv TÉTPllvE TÉVOVTE Ès a<j>vpov ÈK TITÉpvllS,~oÉOUS 8' ÈÇ"!ÎTITEV tllcivTas, ÈK 8L<j>POlO 8'Ë811aE, KciPll 8' ËÀKEa6m ËaaEv.

(XXII, 396-398)

lÀl'arrière des pieds,illui transperça les tendons, enrre chevilles et talons,y passa des courroies et les attachaàson char, laissanr traîner la tête.]

La zone mutilée par Achille est localisée de façon étonnamment méticu- leuse :«ilperça (TÉTPllvE) les tendons (TÉVOVTE) à l'arrière (IlETOTIw6E) des deux pieds (cill<j>OTÉplùv TI08l;)V) àla cheville (Ès a<j>vpàv) à partir du talon(ÈK TITÉpvllS)»,Ici encore,ilne suffit pas de désigner la cheville, il faut préciser qu'ils'agit de l'arrière de l'articulation et du point qui sur- plombe directement l'os du talon. La logique de relation est clairement dis- cernable dans ce type de précisions que nous retrouverons au Nord concer- nant la blessure de Vôlund. La tradition post-homérique fera de la zone mutilée chez Hector le lieu de la mort d'Achille lui-même, d'où la phrase

«tendon d'Achille» ou par un déplacement ultérieur«talon d'Achille», En dépit de la violence d'Achille, le corps d'Hector est protégé par les dieux. Aphrodite oint d'ambroisie la dépouille du Troyen afin qu'elle ne soit pas déchiquetée et que les chiens ne puissent l'approcher, et Apollon cache le lieu où se trouve le«cadavre»(VÉKVS) en le couvrant d'une nuée pour éviter que «l'ardeur du soleil ne dessèche l'enveloppe cutanée tout autour des ligaments et des membres»:Il~ TIpLV IlÉvoS'~EÀLOLO /aKtlÀEl' cill<j>L TIEpLxpoa LVEaLV~8È IlÉÀEaalV (XXIII,190-191) ;1') xpoa est ce

11. Même verbe XlII, 654.

(30)

LESINTERVALLESDU CORPS

qui peut être frotté ou enduit, c'est la surface du corps, d'oùla traduction fréquente de «peau », et 1) ts. lVOSdésigne «les muscles, les nerfs,les fibres, les ligaments»et par extension «la force,la vigueur,la véhémence».

Le rôle de cet organe pluriel est de maintenir la cohésion des constituants du corps, permettant l'exercice dela force physique.La notion de lien phy- siologique est si importante qu'elleapparaît dans la description générale d'uncorps,au même titre, voire même avant les membres eux-mêmes .

Le sens dets est explicité dansl'Odysséelorsque le fantôme d'Anriclea, mère défunte d'Ulysse, explique à son fils descendu dans l'Hadèspourquoi il ne peut embrasser son ombre:«[Telle est la loi des humains quand ils meurent], lesLVES ne tiennent plus la chair et les os»:ou 'Yàp Ën aupKas TE Ka!. oc r éeLVES Ëxouaw (XI,219). Letermets est employé au plu- riel(lvES),et il apparaît clairement qu'ilrenvoie à l'idée de maintien, qu'il s'agisse de chair ou d'os, c'est-à-dire aussi bien pour les couches supérieures du corps (la chair) que pour les zones profondes (l'ossature). Enfin,le pas- sage concernant le cadavre d'Hector et la référence à l'enveloppe cutanée fait penser que les organes en question sont des fibres (musculaires, liga- mentaires ou tendineuses) dont le relief est perceptible sous la peau. La peau estelle-mêmeimport ant e ici,fonctionnant comme surface mais non commeconte nantchargé de maintenir la cohésion des organes.

Synonyme de tendon, le substantifTàVEÛPOV donnera le mot«nerf»

mais n'a pas encore ce sens, le système nerveux n'étant pas connu à cette époque.

<I>uÀEC811S8' "A Il <j> LKÀOV È<j>0PllllSÉvTa80KEua as Ë<j>Sll àpEÇUIlEVOS rrpuuvov aKÉÀos, ËvSa lTUXLaTOS Iluwv uvSpWlTOUlTÉÀETaL .lTEP!.8'Ë'YXEOS atXIlD veùpn8LEaXLaSll [...[,

(XVI, 313-316)

[LePhylëide,épiantAm phiclos qui s'élançait, le devançaet lefrappa au sommer de lajam be, surson muscle leplus épais. La poi nte del' épieu fit sauter les tendons (...).]

Le point d'impact est «le sommet de la jambe» (rrpuuvèvaKÉÀos), «là où (Ëv8a)le muscle le plus épais(lTUXWTOS Iluwv) de l'être humain (dv- SptÛlTou) commence(lTÉÀETaL) »;«l'épieu(Ë'YXEOS) autour de la pointe (lTEP!. [...] atXIlD) divisa(8LEaXCa811)les nerfs /tendons(veüpc) »;8w- aXL(tùsignifie«fendre, séparer, écarter, diviser », comportant donc l'idée de disjonction.Le souci de précision va ici jusqu'à expliquer que ce sont les tranchants de la tête de l'épieu qui, sur leur passage, fendent les tendons situés exactement au sommet du muscle de la cuisse.

Le corps dansYIliadeest un système de rapports et il fait l'objet d'une transmission: il nous est dit que le muscle de la cuisse est le plus épais chez l'humain. Que l'on remarque l'emploidu terme èivSpwlTOS :il s'agitdu

(31)

L1LIADE

corps humainsans différenciation sexuelle, laqu elleserait expriméeparles substan tifs6àv~p.àvôpÔ$'«l'ho m meliet

ri

)'uvll,)'UValKÔ$' «la femmeli. Le corps dont ilest question, avant d'être sexué,estune série dejonctions etdeco n nexions,la cohésio n desparti es étan tassurée par des lanièresphy- siologiques appeléesLS,TÉVWVouenco reVEÛpOV.

Hector: la clavicule et les points vitaux (kairos)

La blessure d'Énéeest clairement articulaire. L'importance des articu- lations du corps apparaîtégalement dans la description de la blessure mor- telle infligéepar Ach illeàHector. Mais avant cette ultim eatte inte,le grand chef troyenest touchéàquatre reprises,et sur cinqcoupsportés,la zone du cou est frappée trois fois.

1).Ajax planee sa lance à travers l'écu d'Hectoret entaille«le cou»(6 aùx~v)decelui-ci; lesan g coule, mais malgréle danger que pour- rait représenter une hémorragiede la gorge,cette blessure n'a aucune conséquence notable (VII,261-262).

2).Diomède lance sajaveline qui frappe le casque d'Hector sans passer outre. Le guerrier est étourdit pendant un instant et tombe à genoux.Puis il reprend bientôt haleine et réengage le combat (XI, 349-360) .

3).Le grand Ajax, fils de Télamon,lance une pierre qui frappe Hector

« près de la gorgeli (ayx o8l 8npf1s)et le fait pivoter (XIV,409- 418).

4).Idoménée frappe de son épieu Hector « au torse près du sein li

(icrrrùaTf1Sos napà lla(ov)(XVII, 606). Mais la cuirasse protège le Troyen etil n'est pas blessé. On retrouve dans la description des deux dernièresblessuresl'idéede relation avec ici la notion deproxi- mité(prèsde la gorge,prèsdu sein).

5).Enfin, seul Achille parvientàtuer Hector.

olos 8'aaT~ p Etal llET'dorpdot VUKTàs àll0À.y0 ËanEpos, ÔS KaÀ.À.laTos EV oùpav0 'LaTaTal dorrip, WS atXllf1sànÉÀ.alln 'EUtlKEOS, ~v dp' ,AXlÀ.À.EÙS naÀ.À.Ev 8EÇlTEPÛ <j>povÉwv xcxô v"EKTOpl 8((p, elc opérov xpoa KaÀ.ov, on l] EtÇElEllaÀ.laTa .

TOÛ8È Kal dÀ.À.o rooov uèvËXE xpoa XaÀ.KEa TEUXEa, KaÀ.ci,Tà Ilnrpoxxoio ~CrJVÈva plç EKUTuKTas .

<j>alvETo8'iJ KÀrfl 8ES drr'WllwV aUXÉv'Ëx oua l , À.auKaVlrlV, '(va TE 4JUXT1S (ÛKWTOS OÀ.ESpOS . TÛ

p '

Ènl olllEllawT'nua'ËYXn8los 'AXlÀ.À.EUS , aVTlKpÙ8'ànaÀ.ol o~k'auxÉvos ~À.uS' àKWKtl .

(32)

LESINTERVALLESDUCORPS

auB'dp ' drr' dacj>eipayav IlEÀLl1rriue xaÀKo~dpELa, ocj>pei TL IlLV rrporteinotdIlEl~OIlEVOSÈrrÉEŒalv.

(XXII,317-329)

[Comme au cœur de la nuit s'avance, au milieu des étoiles, Vesper, l'astrele plus brillant qui soit au firmament: tel flamboyaitl' épieupointu qu'Achillebrandissait de sa main droite.Il voulait tuer le divin Hector ct cherchait sursabellepeau l'endroit le plus fragile. Le reste dc son corps se cachait souslesbelles armes dont il avait dépouillé le cadavre de Patrocle, sauf un point,à la c1aviculc,oùlagorge Ct le cou s'arrachentàl' épauleet où la mortestdes plus promptes. C'est là qu'Achille lui planta l'épieu en plein élan.Lapointe plongea à traversla gorge délicate. Pourtant la lourde pique en bronze épargna la trachée,afin qu'Hectorpûtlui répondre et dire quelques mots.]

Ilest remarquableque, dans unsouci de cohére nce anatomique, le texte

justifie

le fait qu'Hector puisse encore parler: la lance «n'a rien tranché (oùB ' op'Tei llE) du pharynx (drr'dacj>âpuyov), afin qu'il lui adresse la parole (ocj>pâ TL IlLVrrpcrtettrot) ».

Achille anéanmoins infligéàson adversaire un coup mortel,«visant »

(e icop éœv)un point que l'armurelaissait visible,«là où »(om.Üla peau ressort le plus.La peau qui recouvre les clavicules est mise enlumière par la protubérancede celles-ci. Car ce sont les c1aviculcsque l'arm ure révèle:

« les clavicules (KÀl1l8ES) apparaissaient (cj>ULVETO), elles qui portent (ËXOUOl)le cou (aùXÉv')à partir des épaules (drr'(~Ilwv) »,Laclavicule fait lien entre le cou et l'épaule, elle joint ces deux articulations en même temps qu'elle les sépare. Elle est la jonction de deux articulations, soit une articulationd'articulations. La région est globalement désignée par le terme

1i

ÀUUKUVll1«cou, gorge >J, maisla précisionde la description fait penscr que le point d'impact est le creux sus-c1aviculaireà la racine du cou,ceci permettant d'expliquerpourquoi le pharynx n'a pas été blessé malgrésa proximité.

Ainsi,le duel des deux héros principaux de l'Iliadefinit par avoir lieu et le poète met en évidence un point de jonction. Pour comprendre la bles- sure d'Hector,il faut avoir à l'esprit le triangleformé par le haut du muscle trapèze, la verticaledu cou et la ligne médiane formée par la claviculequi parr du bas du cou pour rejoindre l'épaule. C'est dans cet espace de connexion, non dans un organe, que le Grcc planteson arme.

Concernantla clavicule, le mot

1i

KÀl1iS, KÀEl 80s est employé,qui désigne tout ce qui sert à fermer: verrou, clef, crochet j en anatomie, ildésigne bien«la clavicule»,terme qui lui-mêmevient du latinclauicula

«petite clef»,de clauis«clef», Laclaviculeest donc une clef osseuse qui àla fois sépare et unitle cou et l'épaule.Le motKÀl1t s apparaît également au chant VIII,commeTeucros tire la corde de son arc vers son épaule,

« la clavicule sépare le cou de la poitrine )', OSl KÀl1tS

(33)

L'ILIADE

drroépver/ aÙXÉvu TEGTii80s TE (325-326). Puis le texte explique com- ment Teucros est frappé là exactement d'une pierre lancée par Hector. Il est à noter que la corde est faite d'un tendon (nerf) et se trouve juxtaposée au point de jonction qui est heurté. «Le tendon [à savoir la corde de l'arc]

se rompit(p~ÇE8É ol vEUprjV)et le bras s'engourditau-dessus du poignet (vdpxnce 8È XE1..p Érrl Kuprr0) »(328). La section de la corde-tendon rejoue la rupture qui, dans d'autrespassages,affecte les tendons humains.

La zone blessée est dite être un point vital: flaÀwTa KaLplov ÉGn,

« elle est au plus haut point (flaÀwTu) appropriée (KaLplOV) >l, sous- entendu pour donner la mort. MoniqueTrédésouligne que la blessure de Teucros est identique à celle dont meurt Hector: «Dans les deux chants, le même point décisif est visé; une blessure en cette partie du corps fait aisé- ment franchir la limite qui sépare la vie de la mort12 », Quand il s'agit d'Hector, la phraseflaÀwTu KaLpLov ÉGn est remplacée par la phrase'(va TE 4;uX1ÎS WKlGTOS oÀE8poS,«là où la perte(oÀE8pos)de la psyché est des plus prompte (WKLGTOS) »(XXII, 325). Le sens des deux phrases est le même. La clavicule qui réunit le cou à l'épaule et à la poitrine est unkairos.

Kairosest un terme dont l'acception s'est modifiée au cours des siècles.

Monique Trédé en a fait l'historique et montre que«la notion dekairosa d'abord été définie spatialement13». Dansl'Iliade,l'adjectif dérivéKULplOS désigne«un lieu crucial, critique, névralgique du corps du guerrier14»,Au IV' siècle, la valeur du mot a évolué et le sens temporel est le plus fréquent ; le sens dekairosest alors «le moment opportun»et«la juste mesure».Au milieu du V' siècle déjà, «parallèlement à l'essor des deux "ans royaux" - médecine et art oratoire - qui font une large place au kairos,la notion apparaît fondamentale pour l'analyse de l'action humaine efficace », que ce soit «pour l'archer ou le pilote de navire, le cuisinier ou le médecin, le stratège, l'homme politique ou l'orateur15». La connaissance et le respect du kairos, du juste moment, garantissent le succès de l'action entreprise.

Monique Trédé fait remonterkairosà la racine inde-européenne*ker- signifiant«couper, séparer» et démontre par l'étymologie que«lekairos peut être considéré comme point de séparation ou point de jonction de deux éléments d'un même objet ou d'une même situation; la même réa- lité est conçue comme présentant deux aspects complémentaires: sépara- tion et jointure16».

Plusieurs mots formés sur la racine *ar-ont également cette double signification:èip8pov, èip8pa désignent «la jointure des membres, l'arti-

12. MoniqueTIŒDË.Kairos.L-proposet l'occasion. p. 29. 13.Ibidem.p. 38.

14.Ibid.•p.27.

15.Ibid.•p. 83.

16. Ibid.,p. 70-7\.

(34)

LESINTERVALLESDUCORPS

culation » mais aussi «la partie,la section »; le verbe dpepowsignifie

«joindre, em boîter» et«diviserselon lesarticulations»;le substantifdp- floS'désigne«le joint de maçonnerie,lafermeture des portes»maisaussi

«la fissure, la fente»17. Dansl'Iliade,on trouveleverbeape flÉW «ajuster, joindre, unir» avec le sens de «se mettre d'accord» (VII, 302). Le nom qui correspondàce verbe estape~LéS'«jonction »d'où«union,liend'ami- tié »,On trou veencore leverbedpu pioxto «ada pter,ajuste r, emboî ter » auquel Chant raineet Boisacq renvo ientconcernant apepovetdp8flOS'. Le verbe dpapi.GKll.l apparaîtau cha nt XVI (212) pour décrire les rangs de guerriers qui se resserrent en faisantface à l'ennemi ;la scène est ensuite co m parée au travail d'unmaçonquiajuste des pierresafin de rafferm ir un mur.Nous verronsl'extrêmeintérêtdu verbedpapLGKlùquand il seraques- tion des armures.

Enfin,Jean -Lou isDurand expliq ue quele terme«dépeceur1>,drtamos, s'emploiepour désignerproprement lemageiros,(1 lesacrificateur», celui qu icoupeselon les articula tio nsla. «Ladécoupe,écrit- il,procède suivant les art iculati ons proposées par le sq uelettel? 1>. Les blessur es d' Én ée et d'Hector indi quent quelajonction des os était considérée comme un point crucial, co mme un kairos.SiÉnée ne meurt pas desa blessure,c'estqu'il est sauvé par une intervention divine. Les blessures des deux guerriers s' int ègrent dan s unevision d'en semblequ'il va s'agirde définir. Pour ce fuire, ilconv ient decontinueràobserverlanomencla tu re mise en récit dans l'œuvre homérique.

Canatomie comme système de relations

l'ai faitla listedes blessuresnarrées parle texte dans le but de mett re en évidence ce qui a été sélect ionné et désign éducorps dansl'Iliade.Les entréesdelaliste so nt lespointsd'impactdes armes. Dansle casoùla bles- sure engage plusieurs parti esducorps,jedo n neladescrip tion com plèteet leno mdesparties affectées (engras)avecles termesgrecssuppléme ntaires (entre crochets),ce qui permet , enoutre,d'observer la forte récurrencedes préposition sde localisation (phrasesen italiques).Afin queces pagesres- tent lisibles,j'ai limitélenombrede référencesau texte pou rchaq ue ent rée.

Le terme qui a donné«anatomie)',i] dva -ro uri,signifie «dissection, litt.coup uretout lelon g), 20. L'épopéehoméri que fuit le récit deblessures en précisant avecsoin lesparti esaffectéestoutcom me le feraitl'anatom iste qui coupe et désign e. Aprèsavo ir fuitla listedesblessures,

il

m'est apparu

17.

nu,

p.71.

18.Jean-LouisDURAND,"Bêtes grecques".p. 151.

19.Ibidem,p.151.

20.TOIlTiest dérivédeTÉIlL'w"couper»,

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