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Raison pratique et création réflexive : l'artéfact au-delà du champ étendu de l'art

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Academic year: 2021

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Submitted on 17 May 2018

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Raison pratique et création réflexive : l’artéfact au-delà

du champ étendu de l’art

Nuno Pedrosa

To cite this version:

Nuno Pedrosa. Raison pratique et création réflexive : l’artéfact au-delà du champ étendu de l’art. Art et histoire de l’art. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2015. Français. �NNT : 2015PA010563�. �tel-01794556�

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UNIVERSITÉ PARIS1 PANTHÉON-SORBONNE

École doctorale d’arts plastiques, esthétique et sciences de l’art

Doctorat en arts et sciences de l’art Nuno PEDROSA

Raison pratique et création

réflexive : l’artéfact au-delà

du champ étendu de l’art.

Practical reason and reflexive practice: the artefact beyond the expanded field of art.

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SOMMAIRE

1. Introduction ... 7

2. La mort de l’auteur ressuscitée ... 28

3. Les artistes et leurs substituts ... 36

4. Actes d’expression ... 52

5. À la recherche de l’intentionnalité ... 67

6. Artéfacts insaisissables ... 76

7. Des œuvres d’art comme instruments ... 91

8. Des objets techniques remarquables ... 107

9. Des limites de l’extension du champ de l’art ... 131

10. Proximité et désinvolture ... 155

11. Conclusion ... 174

TABLE DES ILLUSTRATIONS ... 187

BIBLIOGRAPHIE ... 194

INDEX DES NOMS ... 200

INDEX DES NOTIONS ... 204

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Figure 1. Nuno Pedrosa, Sac à dos (en utilisation sur les dos de Maria João Santos), image vidéo fixe enregistrée par le système vidéo en circuit fermé de la

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1.

Introduction

« La quantité d’interprétations occultes, populaires ou professionnelles, suscitée par le Jardin

[des délices terrestres, de Jérôme Bosch] est motivée par le fait que personne ne semble être

d’accord sur la nature de cet objet : on peut lui accorder toute sorte de significations… En outre, une telle ventriloquie n’est que l’exemple manifeste de ce que ma discipline fait de son objet. La phrase "des choses qui parlent” résume ce que les œuvres d’art sont pour l’historien d’art : des génératrices effectives de discursivité. »

Joseph Leo Koerner1

Si je m’attarde dans les pages suivantes sur un nombre peut-être excessif de sujets trop diversifiés, mon intention n’est jamais d’engager un effort exégétique. Mon but ici n’est pas de spéculer sur les divers sens possibles, pour moi en tant que spectateur premier, de chaque artéfact examiné, et je serai extrêmement attentif à ne pas engager mes intentions originelles au moment de la fabrication de ces objets. Aussi

1KOERNER Joseph Leo, « Bosch’s Equipment » dans : Lorraine Daston (éd.), Things that Talk: Object

Lessons from Art and Science, New York, Zone Books, 2004, p. 44-45.Traduction de l’auteur. Dans l'originel : « The multitude of professional, popular, and occult interpretations that the Garden has

spawned is in some measure motivated by the fact that, because no one quite agrees on what, even in the most general sense, this thing is, it and its myriad details can be made to mean almost anything… At one level, such ventriloquy is but a conspicuous instance of what my discipline does with its objects. The phrase “things that talk” shorthands what artworks are for art history: effective generators of discourse. »

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ce texte ne fait pas la part à l’effort interprétatif – je ne suis pas prêt à faire parler les objets. Ce qui suit n’est en conséquence pas une déclaration d’intention ou un mémoire d’artiste. Si quelque chose doit être exprimé à propos des Horizontaux, du Sac à dos, ou de tout autre artéfact issu de mon corpus d’œuvres, cela devrait davantage ressembler à un chuchotement timide loin de tout effort interprétatif. Il s’agit de traiter des catégories d’objets auxquelles appartiennent ces artéfacts. Pour cela, j’emprunte le concept de « champ élargi » à Rosalind Krauss et je réexamine ces artéfacts dans une approche de l’œuvre d’art libérée de toute condition nécessaire et suffisante. Dans les premiers chapitres, l’œuvre d’art n’est qu’à peine abordée. Le texte est en grande partie déterminé par la réflexion sur les modalités plus ou moins répandues et convenues de regarder une œuvre d’art. Je questionne la manière dont les évènements discursifs vont de pair avec toute œuvre d’art, qu’elle soit de type conceptuel, expressionniste ou carrément formel, et je me demande si l’œuvre d’art peut exister sans un auteur, sans un texte et sans un interlocuteur. A contrario, évoquer des évènements discursifs est-il une condition nécessaire à toute œuvre d’art ? Sont-ils inclus quelque part au plus profond de l’œuvre d’art elle-même ?

Mon corpus d’œuvres comprend huit artéfacts. Cependant, de la Tour d’observation et du Panneau d’affichage, il ne subsiste que la documentation iconographique. Le

Panneau d’affichage été composé d’un poteau central et d’un grand panneau sur lequel

était affichée une photographie grand format de l’auteur. L’élément le plus caractéristique de cette sculpture était son positionnement : tournée face au mur, elle

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laissait entrevoir l’image affichée sous un angle très étroit. La Tour d’observation conçue spécifiquement pour un angle de la salle de séminaires de deuxième cycle au San Francisco Art Institute est composée de trois modules en acier. Elle était munie d’un escalier d’accès à sa plateforme. Derrière le plexiglas miroité, j’observais sans être vu. Fabriqué dans la même période, le Sac à dos sort du périmètre de l’école pour s’aventurer dans le monde extérieur. Le Sac à dos est composé d’une perche munie d’une petite caméra vidéo industrielle, un anneau d’éclairage à infrarouge et d’un système d’enregistrement à disque dur. Je l’ai porté sur mon dos une dizaine de fois dans des vernissages, enregistrant soit tout ce qui se passait devant moi, soit mes mouvements parmi la foule, les échanges sociaux minuscules quasiment privés qui se déroulaient à

Figure 2. Nuno Pedrosa, Tour d’observation (détail), cornière acier soudée, plexiglas, film miroir, système vidéo en circuit fermé et système

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mes côtés ou mes propres interactions avec les autres visiteurs. Porté sur le corps à l’aide d’un harnais, l’artéfact Horizontaux est muni d’une petite caméra vidéo industrielle haute définition placée à l’extrémité d’un bras articulé. Ce bras fait partie d’un système de stabilisation auquel s’ajoute une perche et des contrepoids. Bien que l’artéfact Horizontaux profite formellement de la succession répétitive des façades caractéristique des banlieues pavillonnaires, l’artéfact Verticaux vise la contemplation à distance des tours d’habitation. La même caméra vidéo utilisée dans les Horizontaux est portée cette fois-ci en hauteur par un ballon fixé à quatre treuils électriques disposés en carré sur le sol.2 Au lieu du bras articulé et des contrepoids, l’image est stabilisée par l’effort combiné des treuils électriques et d’un système de gyroscopes à trois axes. Quoiqu’ils ne soient pas munis d’un enregistreur vidéo,3 les Horizontaux et les

Verticaux possèdent chacun d’eux un viseur haute définition avec loupe binoculaire.

Au lieu de se déterminer par la fonction de l’enregistrement vidéo, les Verticaux et les

Horizontaux sont primairement des instruments qui visent à structurer les expériences esthétiques de leurs utilisateurs. Cependant, ils produisent simultanément des instantanés de la vie domestique en banlieue : pendant un instant, au fur et à mesure que chaque

2 Dans le prototype des Verticaux l’ascension de la caméra s’effectue par moyen d'un ballon. Pour des

raisons de commodité, la version finale est munit d’une turbine électrique. Je maintiens cependant les treuils électriques pour une ascension plus contrôlée. La sauvegarde des quatre treuils doit aider également à la stabilisation de la caméra.

3 Munis originalement d’un système d’enregistrement vidéo sur disque dur, je leur ai supprimé

finalement ce composant. Comme on verra plus loin dans cette thèse, une telle absence vise renforcer leur capacité à conditionner l’éprouve du paysage et faciliter un certain type d’expérience esthétique.

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En dehors d’un effort d’interprétation, d’une dissection formelle ou d’un effort de mémoire sur des intentions passées, il semblerait qu’il y a peu – si ce n’est aucun – autre point de vue pour aborder ce corpus. Le Sac à dos et les Horizontaux semblent de surcroit échapper à toute catégorisation. La vérité est que personne n’avait encore produit d’évènements discursifs pour ces deux artéfacts. Le silence absolu qui les a entourés depuis le tout début rendait difficile toute approche. Cependant, cela ne va pas sans paradoxe, parce que le Sac à dos pouvait retenir très facilement l’attention du passant lorsqu’il était en fonction sur mon dos, avec cette tendance à susciter une attention plus décontractée chez l’observateur occasionnel que chez le spectateur spécialisé. Bien entendu, la difficulté peut venir de l’incapacité du spectateur spécialisé

Figure 4. Nuno Pedrosa, Transducteur (détail), cylindre en aluminium usiné, arbre rotatif en acier inoxydable et roulements à billes, 49,5cm x 50,6cm, 2007 (photo de l’auteur)

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et de son refus de faire des efforts en dehors du cadre reçu, soit du manque absolu de capacité qu’amorce cet artéfact à les stimuler. Néanmoins, quel que soit le cas, aucune de ces options ne nous facilite en aucune manière la tâche – tâche qui était d’expliquer l’artéfact et son échec à attirer l’attention du spectateur spécialisé, peut-être même son insuccès comme œuvre d’art. Il devint de toute façon évidente que nous n’étions pas devant un cas isolé. Les Horizontaux, les Verticaux et presque tous, si ce n’est pas tous, les artéfacts compris dans ce corpus semblent contrarier tout effort d’interprétation.4 C’est particulièrement le cas avec les Dessins dimensionnels, le Dessin

de transducteur et le Transducteur. Toutefois, vue sous un autre angle, cette fugacité est peut-être la qualité plus remarquable de tous ces artéfacts. En effet, l’artéfact qui n’accomplit pas ce qu’on attend est autant une source de perplexité qu’une opportunité de réflexion. Dans le cas particulier de cette thèse, se présente l’opportunité de réfléchir sur les raisons pour lesquelles ces artéfacts échouent à entretenir une identification nette et immédiate dans un ensemble plus ou moins stable d’objets voisins, que ce soient des instruments ou des œuvres d’art. Ce mémoire a finalement débuté en considérant que ni le Sac à dos ni les Horizontaux ne peuvent être considérés comme des instruments seulement et qu’ils ne peuvent pas non plus être considérés comme des œuvres d’art. Une telle entreprise n’est surement pas sans risque, car nous

4 Bien qu’une telle approche suscite des réserves plus loin dans cette thèse, la « notion d’art comme

groupe » telle que proposée par Berys Gaut s’est avérée initialement la plus capable d’expliquer ce corpus d’artéfacts. Il suffirait identifier un ensemble d’attributs partagés avec une forme d’art préexistante. Le statut d’œuvres d’art de ces artéfacts procèderait de cette correspondance.

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Figure 5. Nuno Pedrosa, Verticaux (détail), tôle acier peinte avec pliage, poignées acier inoxydable, treuils électriques, rivets,

câbles nylon, ballon latex, câbles et interrupteurs électriques, dimensions variables, 2008 (photo de l’auteur)

n’avions aucun protocole, aucune procédure qui auraient pu être évoqués. Ainsi, aucun des artéfacts issus de ce corpus ne pourrait être abordé avec les outils de l’historien ou du critique d’art. Et, si nous avions choisi de chercher des sujets chers à la théorie d’art contemporain dans ces artéfacts, il n’y aurait alors presque rien à trouver non plus. À l’exception peut-être de Verticaux, qui emprunte la complexité formelle caractéristique de la sculpture la plus récente. Que ce soit pour la conscience excessive de lui-même, ou pour son manque d’efficacité, il est cependant regrettable que le seul artéfact s’avérant d’une valeur sculpturale plus ou moins évidente soit également le seul qui ne nous ait pas entièrement convaincus pour sa complaisance stylistique. Cependant, si

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les artéfacts qui constituent le corpus de cette thèse sont inertes pour la critique ou l’historien d’art, il en va peut-être autrement pour l’ontologie. S’il est bien vrai qu’ils s’opposent farouchement à toute production de texte, ils ne sont guère hors de propos en tant que spécimens d’un type d’objets insaisissables.Tout ceci pourrait bien entendu être le résultat d’un ensemble d’intentions appartenant à d’autres disciplines qu’à l’art uniquement. Cette manière d’expliquer ces artéfacts, par l’hétérogénéité de leurs traits qui, raison de leur manifestation discontinue, ne sont pas des objets étanches et isolés, dépasse les limites spécifiques d’un seul champ d’activité. Mais il serait également trompeur de laisser à penser qu’il est question uniquement de pratiques interdisciplinaires ou transdisciplinaires. Mon but n’a jamais été d’investir l’espace interstitiel et transitionnel entre les différentes disciplines pour les mêler dans un ensemble composite faisant foi des limites des disciplines.

Même si tout ce que j’ai dit jusqu’à maintenant s’avère sans suite dans les pages suivantes, cela résume en grande partie les obsessions qui se sont imposées tout au long de cette thèse. Mon approche est une approche qui suit les caprices de son objet d’étude, une approche qui ne recourt à aucune méthode établie, mais qui trouve sa justification dans le corpus d’artéfacts lui-même. De ce fait, on peut dire sans risque que vous êtes en train de lire la thèse d’un artiste plasticien, même si je suis maintenant moins contraint par la nécessité de produire des œuvres d’art. En ce qui concerne le manuscrit proprement dit, le résultat, en dépit de l’hétérogénéité des sujets, déploie une réflexion sur les questions posées par ces artéfacts. Ce motif sous-jacent anime les

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diverses parties et leur donne sens. Et, si l’artéfact se trouve parfois à l’arrière-plan, il le fait dans l’attente du moment opportun et propice qui permettra à chaque question de se développer dans un élan qui lui est propre.

Les tout premiers chapitres sont consacrés au sujet du détachement, c’est-à-dire l’effacement de la présence de l’artiste de son œuvre, et aux difficultés que cela pose du point de vue d’une définition de l’œuvre d’art. Dans « la mort de l’auteur

ressuscité », je souligne l’hégémonie du texte dans les arts visuels, en le signalant comme un trait caractéristique de toute œuvre d’art, par sa prédisposition à attirer l’attention et à susciter des moments d’exégèse, parfois même la production de discours. J’ai développé ces sujets dans « Les artistes et leurs substituts », « Actes

internes d’expression » et « À la recherche de l’intentionnalité ». J’ai engagé

cependant le corpus artistique d’une manière plus directe dans « Un point de vue au

hasard ». Dans « Artéfacts insaisissables », j’ai traité de notions telles que le « champ

élargi » et la« notion d’art comme groupe » de Berys Gaut, ou même de « ressemblance de famille ». Je n’ai ni mis en doute ni confirmé aucune d’entre elles, mais je conclus sur l’impossibilité d’expliquer mon corpus d’artéfacts en utilisant uniquement ces concepts. C’est précisément la nature paradoxale du Sac à dos et des Horizontaux qui est la raison d’être d’une réflexion, sur « Des œuvres d’art comme instruments », et sur les conséquences de l’existence d’un titre dans toute œuvre d’art. Je tire profit de la réflexion d’Arthur Danto sur ce même sujet et, en particulier, l’observation selon laquelle le statut de toute œuvre d’art intitulée « Sans titre » reste fondamentalement

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La diversité des sujets abordés ne doit pas empêcher une vision d’ensemble. D’un côté, l’effort pour réduire la présence de l’auteur est toujours une visée plus ou moins explicite dans le corpus de cette thèse. D’un autre côté, la difficulté à catégoriser une grande partie des artéfacts enrôlés : son statut d’œuvres d’art reste discutable, mais ils ne peuvent pas être expliqués uniquement par leur nature d’instruments. Enfin, les difficultés de l’accès au réel d’une façon directe et immédiate sont rendues plus manifestes avec le Transducteur. Ce sont des directions de recherche très différentes, dont le lien est dans le corpus lui-même. Le Sac à dos et les Horizontaux par exemple, ont suscité des questions sur la relation entre celui qui filme et celui qui est filmé. En outre, c’était leurs conditions d’instruments et d’œuvres d’art, des conditions quelque peu troublantes, qui m’a permis d’engager une discussion sur l’impossibilité d’une définition de l’œuvre d’art, discussion reprise une fois de plus à propos du Dessin de transducteur et des

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Figure 7. Nuno Pedrosa, Sac à dos, tôle aluminium peinte avec pliage, rivets, caméra vidéo proche infrarouge, système d’enregistrement

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Figure 8. Nuno Pedrosa, Horizontaux (prototype), caméra vidéo industrielle couleur, moniteur vidéo, système d’enregistrement vidéo sur disque dur, perche avec bras articulé, batterie et composants divers, dimensions variables, 2008 (photo de l’auteur)

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Figure 9. Nuno Pedrosa, Dessin de transducteur, dessin vectoriel, 2007

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Figure 11. Nuno Pedrosa, Dessin de transducteur, dessin vectoriel, 2007

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Figure 13. Nuno Pedrosa, Dessin de transducteur (détail), dessin vectoriel, 2007

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Figure 15. Nuno Pedrosa, Dessin de transducteur (détail), dessin vectoriel, 2007

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Figure 17. Nuno Pedrosa, Dessin de transducteur (détail), dessin vectoriel, 2007

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Figure 19. Nuno Pedrosa, Transducteur (détail), servomoteurs avec dispositif d’asservissement, 2007 (photo de l’auteur)

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Figure 21. Nuno Pedrosa, Transducteur (détail), cylindre en aluminium usiné, arbre rotatif en acier inoxydable, roulements à billes, galet dentée et courroie de transmission, 49,5cm x 50,6cm, 2007 (photo de l’auteur)

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2.

La mort de l’auteur ressuscitée

« La notion de geste telle comme je le compris, fait référence à ce côté de l’attitude d’un individu engagé dans un évènement social, lequel déclenche un geste de l’autre part. Exemples de ce type de gestes peuvent être trouvées dans les attitudes et les mouvements d’un individu parmi la foule, comme dans nos propres réactions, dans le tourner de la tête en réponse au regard de l’autre, dans l’attitude hostile de quelqu’un par rapport au geste menaçant de l’autre, dans les attitudes qu’on peut assumer par rapport aux différentes modulations de la voix humaine (…) »

George Herbert Mead5

a) Geste signifiant, le quotidien et l’œuvre d’art

Face au flux des phénomènes naturels fortuits, et avant même les nombreux évènements insignifiants et insouciants dont nous sommes quotidiennement responsables (lesquels sont totalement en opposition avec de fortes entités discursives telles qu’une pièce littéraire ou qu’une œuvre de cinéma narratif), il subsiste un éventail parfois

5MEAD George Herbert, The Philosophy of the Present, Great Books of Philosophy Series, New York,

Prometheus Books, 2002, p. 192. Traduction de l’auteur. Dans l'originel : « The term gesture I am using

to refer to that part of the act or attitude of one individual engaged in a social act which serves as the stimulus to another individual to carry out his part of the whole act. Illustrations of gestures, so defined, may be found in the attitudes and movements of others to which we respond in passing them in a crowd, in the turning of the head toward the glance of another’s eye, in the hostile attitude assumed over against a threatening gesture, in the thousand and one different attitudes which we assume toward different modulations of the human voice (…) »

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inattendu d’évènements quotidiens affichant une valeur communicationnelle. Incorporé dans un évènement social, un mouvement du corps, tel que George Herbert Mead le conçoit dans la citation ci-dessus, représente un évènement de ce type. Peu importe sa simplicité, un mouvement du corps possède toujours valeur d’indice et devient même signifiant dès le moment qu’il se produit avec conscience de soi et d’autrui.6 Nous ne pouvons en aucun cas supposer que des occurrences signifiantes ne peuvent être trouvées uniquement dans tels territoires. Habitués comme nous le sommes à les voir si dissemblables, nous remarquons à peine le lien entre des occurrences mineures de signification – comme dans l’essentiel des énoncés quotidiens de nature non linguistique – et des exemples forts d’expression, pleins de signification, tels qu’observés dans les œuvres d’art. Ceci est particulièrement évident dans la façon dont chaque geste assume un sens très propre selon le contexte, quand nous adaptons notre contenance à chaque évènement social, de même que dans le souci avec lequel l’artiste dispose les différents objets constitutifs d’une installation dans l’espace de la galerie : il organise tous ces objets dans le but de produire un tout signifiant, de même que nous articulons les différentes parties qui composent notre corps avec une même fin.

6 En parlant ici de geste, j’adopte la notion de geste signifiant telle que proposée par George Mead. Le

mouvement du corps, conscient de soi, en plus de pouvoir se constituer indice, devient geste signifiant suite à l’anticipation de l’attitude d’un « autrui généralisé ». J’utilise le mot indice dans une acception similaire è celle d’indice proposée par Charles Peirce, c’est-à-dire en tant que paradigme de signification s’appuyant sur une relation de contigüité. Un mouvement du corps peut se constituer indice malgré les intentions de son auteur, mais ne devient signifiant que dans un contexte de communication.

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Les objets de nature symbolique qui constituent nombre d’œuvres d’art (voir la mythologie à l’œuvre dans le travail artistique de Joseph Beuys ou le tissage complexe de significations trouvées dans l’œuvre de Matthew Barney, lesquels demandent un univers de discours ou de significations partagées avec le spectateur) ne sont pas entièrement dissemblables du répertoire d’évènements non verbaux engagés dans des occasions d’échange social de nature communicationnelle. C’est le cas chaque fois que je modifie mon comportement : raidissement du corps laconique, silence ostensible, changement de l’intonation, etc. Les œuvres d’art et l’usage du corps dans le contexte d’un évènement d’échange social de nature communicationnel (lequel se situe à l’opposé de l’usage du corps dans le contexte du travail) peuvent sembler sans rapport les uns avec les autres, mais tous ces objets et évènements demandent notre attention et trouvent leur raison d’être dans le tissage de leurs significations. L’interactionniste a bien démontré de quelle façon notre quotidien est rempli d’évènements au contenu symbolique et comment on ne cesse de les interpréter. Herbert Blumer nous rappelle que, « Dans l’hétérogénéité de ses actions – soit des actions mineures telles que s’habiller, ou des actions de plus grande portée comme d’organiser une carrière – l’individu désigne des différents objets, leur donne du sens, évaluant leur pertinence. »7 Ceci n’épuise pas l’éventail d’évènements quotidiens de nature

7 BLUMER Herbert, Symbolic Interactionism: Perspective and Method, Berkeley, University of California

Press, 1998, p. 80. Traduction de l’auteur. Dans l'originel : « In any of his countless acts-whether minor,

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symbolique. En particulier pour tous ceux qui sont impliqués au quotidien dans des occurrences d’interaction sociale qui exigent des efforts d’interprétation car, « on doit

toujours être conscients des actions de l’autre, prenant note de ce qu’il dit à un moment ou à l’autre, élaborant des interprétations sur ses mouvements, l’un après l’autre ».8 La langue peut être au centre de notre capacité à produire des pensées de type propositionnel, mais le corps occupe un rôle d’une portée qui n’est pas moindre dans l’ensemble de nos compétences expressives. Soit parce qu’ils prennent la forme d’indexes, soit en raison de leur caractère symbolique, les gesticulations, les modes de contenance, les gestes, mais bien évidemment aussi le visage, se voient souvent enrégimentés par la littérature et les arts avec des fins expressives.9 Par opposition aux mouvements corporels réflexes,

designating different objects to himself, giving them meaning, judging their suitability to his action, and making decisions on the basis of the judgement. »

8 Idem, ibidem, p. 109. Traduction de l’auteur. Dans l'originel : « One has to keep abreast of the action of

the other, noting what he says at this point and that point or interpreting his movements as they appear, one after another ».

9 Dans Proust ou les intermittences du cœur, le chorégraphe Roland Petit profite des nombreux éléments

de communication non-verbale présents dans À la recherche du temps perdu, mettant simultanément en évidence l’attention apportée par Proust aux « gestes et à langue corporelle, la vision kinesthésique, au

corps comme véhicule des émotions et de la mémoire ». SCHMID Marion, « Proust at the ballet : Littérature and Dance in Dialogue » dans French Studies, vol. LXVII, n. 2, p.184-198. Pour rester dans le contexte de la danse contemporaine, Pina Bausch utilise des modes de contenance ordinaires sans apporter aucune modification majeure à telle ou telle gesticulation ou posture trouvés, mais en les plaçant dans un tout nouveau contexte la chorégraphe fait ressortir leur caractère d’indices. Un parmi plusieurs exemples littéraires : Dans Zazie dans le métro Raymond Queneau utilise la parenthèse pour ajouter des éléments de communication non-verbale aux dialogues. Voir SHORLEY Christopher, « ‘Joindre le geste à la parole’ : Raymond Queneau and the uses of non-verbal communication » dans French Studies, vol. XXXV, n. 4,

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au corps engagé dans une activité utile et aux mouvements du corps plus ou moins involontaires de genèse culturelle, le geste produit avec conscience de soi et d’autrui résulte d’un effort communicationnel et devient par là d’emblée signifiant.

b) Valeur indicielle et valeur expressive des objets

La dernière chose que l’on peut dire d’un objet ou d’un évènement qui a été créé intentionnellement c’est que vous êtes devant un objet ou un évènement insignifiant, qui a été produit par accident. Le mouvement du corps engendré avec pleine conscience et avec l’intention de communiquer une émotion en est un exemple. Le mouvement réflexe et l’objet naturel par contre ne deviennent indice que par le biais d’un exercice d’observation dirigé, ou expressifs que par leur incorporation dans un objet artistique. En d’autres termes, on n’attribue pas habituellement une valeur indicielle ou une valeur expressive à un objet naturel ou à un mouvement réflexe, bien qu’ils puissent susciter nombre d’interprétations dans le contexte d’une enquête dirigée ou d’une œuvre d’art. Le réflexe d’extension de jambe par exemple, suite à la percussion du tendon rotulien, ne se configure habituellement comme indice que dans le contexte de la pratique clinique. Ou les bruits résultant de mouvements de contraction et de distension de la cage thoracique qui passent habituellement inaperçus, sauf si l’on est à la recherche de symptômes de maladie. À cet égard est dans le contexte de la pratique clinique, l’invention par le physiologiste René Laennec pendant les premières décennies du XIXe

p. 408-420. Voir également KORTE Barbara, Body Language in Literature, Toronto, University of Toronto Press, 1997, et POTROYOS Fernando, Nonverbal Communication Across Disciplines: Narrative

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siècle du stéthoscope et de l’« auscultation médiatisée », a donnée naissance à l’établissement d’une « herméneutique acoustique-thoracique du corps résonant ».10 En l'absence de médiation technologique et hors du contexte de la pratique clinique, il est cependant possible d’attendre aux sonorités produites par le corps pour en retirer des conclusions sur les états d’âme sous-jacents. Le catalogue de qualitatifs permettant d’établir les divers états d’âme qui se manifestent par la fonction respiratoire est vaste : ont conclu des états d’angoisse par exemple à partir d’une respiration courte et superficielle, ou des états de détente à partir d’une respiration prolongée et profonde. Le réflexe d’extension de jambe devient un indice de l’intégrité de certaines fibres nerveuses, de même que la respiration ne devient indice que dans le contexte d’un exercice d’observation dirigé. De la même façon qu’un objet perçu comme naturel peut être soumis à un exercice d’interprétation et devenir indice, on peut lui ajouter une valeur expressive a posteriori : un fragment de pierre n’appelle pas d’efforts interprétatifs de nature expressive à moins d’avoir été transporté du site où il se trouvait initialement vers le contexte du musée ou de la galerie. Bien entendu, le recyclage artistique de n’importe quel objet naturel ou artéfact trouvé, qui lui accorde une valeur expressive étrangère à son origine, est une procédure aujourd’hui amplement connue. Pour en rester aux objets naturels, rappelons les installations de Rebecca Horn où l’artiste utilise des cailloux arrondis, par exemple dans Circle for Broken Landscape (1997).

10STERNE Jonathan, Audible Past: Cultural Origins of Sound Reproduction, Durham, Duke University

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Sortis de leur contexte naturel, les cailloux disposés en installation entrent en dialogue avec les quelque peu d’objets y présents : un cercle dessiné sur le sol, un mécanisme automatisé, de grandes aiguilles en acier et des cônes de verre remplis avec du liquide coloré. Comme tous ces objets, les cailloux ne sont simplement pas des cailloux non plus, mais deviennent des artéfacts de nature expressive. D’ailleurs, l’artiste joue avec les caractéristiques naturelles de l’objet, non pas pour aboutir à une fin utile comme en architecture, mais pour fabriquer un tout signifiant.

c) La raison pratique comme stratégie d’affaiblissement de la présence de l’auteur

Il existe un spectre d’objets et d’évènements où l’éventualité d’y reconnaitre des éléments symboliques est plus forte. Elle est si enracinée que presque tout en leur sein en porte la marque. On parle bien évidemment des œuvres d’art et de littérature, de presque tout si – ce n’est même tout – ce qu’on appelle de l’art. Cela est si structurel à cette catégorie d’objets que toute contestation de ce rôle engendrerait une crise. La raison symbolique, en elle-même et hors de ce contexte, représente un complément d’action. Mais les limites restrictives posées par les modes d’échange symbolique sont telles et si enracinées dans nos habitudes de production et réception de l’œuvre d’art, que peu d’espace est laissé à la raison pratique. Le rôle accordé à l’auteur (en tant que producteur d’artéfacts à la valeur symbolique) n’est donc pas surprenant et il est difficilement concevable que ce rôle soit souvent contesté à l’intérieur même du champ d’activité où elle a le plus d’ascendant. Et on peut se demander à quel point le fait de procéder à une attaque depuis le champ d’activité qui profite largement de la primauté de la raison symbolique est compromettant ?

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Il semble possible de croire que si nous devions tenter cela, c'est-à-dire un rejet non équivoque de la raison symbolique un cadre autre que celui dans lequel nous sommes tenus d’œuvrer jusqu’à présent prendrait inévitablement place. Un cadre de création artistique basé sur la raison pratique par exemple. Dans ce cas, nous n’aurions peut-être pas mis en question toutes les pratiques artistiques qui reposent sur la pensée symbolique, mais nous aurions circonscrit un contexte dans lequel un tout nouvel ensemble de pratiques pourrait être mis en place. Le Sac à dos et les Horizontaux sont des exemples d’œuvres d’art qui essayent d’opérer dans un tel cadre. Ils ont été créés comme instruments avant de devenir des candidats à œuvres d’art. Mon état d’esprit était plus proche de celui de l’ingénieur mécanique que de celui de l’artiste : somme toute, je me suis consacré à la fabrication et à l’assemblage d’un artéfact capable de réaliser du travail utile. Je ne me sentais pas obligé de faire des œuvres d’art et le désir d’affaiblir ma présence en tant qu’artiste n’était qu’une motivation parallèle et secondaire par rapport au désir de créer ces instruments. De toute façon, il semble que l’arrêt des forces qui gouvernent l’existence même de l’auteur requiert bien plus qu’une simple motivation ou une déclaration d’intentions. Je me rappelle les innombrables stratégies de détachement mises en place par les différentes avant-gardes, comme l’usage du hasard par les surréalistes ou l’abnégation formelle de l’art minimaliste. Ayant comme seule motivation la création des instruments, je crois avoir affaibli le poids excessif de la pensée symbolique dans mon travail et c’est en faisant cela que je peux même pouvoir amoindrir ma propre présence en tant qu’artiste.

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3.

Les artistes et leurs substituts

« Même si votre robot avait réussi le teste [de Turing] avec succès en donnant des réponses vagues

et « profondes », ne soyez pas surpris si les gens sont vite lassés de parler avec votre créature. Quand vous créez un robot, vous n’écrivez pas un logiciel, vous écrivez un roman… Si votre robot devient populaire et que les gens commencent à parler avec lui au fil des heures et des jours –

peut-être devrez essayer de devenir un écrivain au lieu d’être un informatique. »

Eugene Demchenko et Vladimir Veselov11

a) L’utilisateur au lieu du spectateur

En tant qu’effort de détachement, le Sac à dos a réussi dans la mesure où il a effectivement changé soit la relation de l’artiste avec son œuvre soit la nature de notre condition en tant que spectateur. En bref, choisir de concevoir un instrument au lieu d’une

11 DEMCHENKO Eugene et VESELOV Vladimir « Who Fools Whom? The Great Mystification, or

Methodological Issues on Making Fools of Human Beings » dans : Grace Beber, Robert Epstein et Robert Gary (éds.), Parsing the Turing Test: Philosophical and Methodological Issues in the Quest for

the Thinking Computer, Dordrecht, Springer Netherlands, 2009, p. 458. Traduction de l’auteur. Dans l'originel : « Even if your bot passes the test by giving heaps of vague and “profound” answers, don’t be surprised if people get sick of talking to your creature after ten minutes. When making a bot, you don’t write a program, you write a novel… If your bot becomes popular and people are ready to talk to it for hours day by day – maybe you should think about a writer’s career instead of being a programmer. »

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œuvre d’art semble être la stratégie la plus efficace, puisqu’elle opère un changement radical dans les conditions de production et de réception de l’œuvre. Et je n’ai pas conçu le Sac à dos uniquement comme instrument, je l’ai utilisé aussi comme tel. J’ai vu ce changement à l’œuvre à l’occasion de la conception des Horizontaux : j’ai dès le début conçu cet artéfact comme instrument, ce qui ne pouvait qu’opérer un changement radical dans ma condition de créateur. Ayant étudié préalablement les performances d’un prototype, j’ai apporté des modifications sur le dessin numérique. En essayant d’intégrer des dispositifs électroniques déjà existants, j’ai fait de la rétro-ingénierie, et j’ai finalement fait usiner quelques pièces en aluminium anodisé à partir des dessins techniques. Après l’assemblage des divers composants, j’utilise les Horizontaux sur

Figure 22. Nuno Pedrosa, Horizontaux (ensemble monté du bras articulé), aluminium anodisé noir satiné, composants divers, dimensions variables, Espaços do Desenho, Lisbonne, 2008 (photo de l’auteur)

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mes épaules, changeant une fois encore la nature de ma relation avec cet artéfact et ma condition de spectateur en celle d’utilisateur. Par comparaison avec le Sac à dos, on peut dire de ces changements qu’ils sont encore plus évidents dans les Horizontaux en raison de l’usage presque exclusif des procédures de conception et de fabrication industrielles : le Sac à dos, ayant été usiné par l’artiste lui-même par pliage des feuilles d’aluminium à l’atelier métal du San Francisco Art Institute, possède un élément « autographique » entièrement inexistant dans les Horizontaux. En revanche, le partage de la création avec le spectateur (comme dans le cas de l’art participatif), devenu inter-acteur et assesseur de l’artiste dans l’acte créatif, ne semble pas apporter de changements

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Figure 24. Nuno Pedrosa, Horizontaux (ensemble monté du bras articulé, détail), dessin vectoriel, 2008

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Figure 26. Nuno Pedrosa, Horizontaux (ensemble monté du bras articulé, détail), dessin vectoriel, 2008

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Figure 28. Nuno Pedrosa, Horizontaux (ensemble monté du bras articulé, détail), dessin vectoriel, 2008

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Figure 30. Nuno Pedrosa, Horizontaux (vue en éclaté du bras articulé, détail), dessin vectoriel, 2008

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majeurs dans le statut de l’œuvre. L’œuvre New Topological Ready-Made Landscape (1974) d’Hélio Oiticica démontre cela : le spectateur joue librement avec le sable tout obéissant aux limites physiques imposées par les bordures de la boîte. L’élément du hasard visible dans cette œuvre ne semble qu’ajouter un principe d’impondérabilité, laissant la modalité de création intacte. Il y a enfin les stratégies de détachement qui ressortissent à l’usage des automatismes.

b) Automatisme et autonomie

En réalité, rendre une entité tierce responsable de l’autorité et la faire passer pour une entité autonome n’est pas une procédure si inhabituelle. Entre l’œuvre d’art et l’auteur réel, cet élément tiers – l’automate par exemple – augmente la distance perçue entre l’œuvre et son auteur en fournissant un simulacre d’autosuffisance. Le succès d’une telle stratégie semble dépendre entièrement de notre crédulité. Cela s’avère être particulièrement vrai pour les partisans de l’intelligence forte qui recourent à la position intentionnelle pour en conclure à l’existence d’intentions et d’états mentaux dans un automate. Selon cette hypothèse, nous pouvons en quelque sorte évaluer les états cognitifs d’un automate au travers de faits observables, alors que les chances de conclure à la validité de ces états au travers de sa constitution interne (en examinant par exemple le fonctionnement interne d’un microprocesseur par rapport à celui du cerveau), peuvent être faibles, voire nulles. Ainsi, un automate peintre devrait être considéré comme une entité créative de plein droit s’il arrivait à afficher un comportement équivalent à celui d’un artiste humain, à qui des intentions équivalentes pourraient être attribuées. Malgré tout, ce n’est pas un hasard si le statut d’artiste n’a

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jamais été accordé à un automate. Avant que nous soyons préparés à lui accorder un tel statut, il y aura peut-être besoin de lui reconnaitre la capacité de produire des états mentaux comparables. C'est-à-dire qu’il ne devra pas seulement produire des œuvres d’art réussies, il devra également nous convaincre de son autonomie artistique.

Pouvoir dire (ou non) que l’automate partage le même type d’intentionnalité que les êtres humains, et pouvoir dire (ou non) que les ordinateurs ont une vie mentale similaire à celle des humains, voilà deux questions qui font débat. Une des affirmations les plus célèbres contre cette équivalence a été présentée par John Searl, dans les années 1980. Dans son essai Minds, Brains and Programs il rapporte la célèbre expérience de pensée appelée la « Chambre Chinoise » qui est justement une réponse à l’approche comportementaliste qui se trouve à la base du test de Turing, un exercice qui consiste à essayer de jauger l’intelligence d’une machine en confrontant son comportement à celui d’un interlocuteur humain. La « Chambre Chinoise » instaure une situation hypothétique dans laquelle toute personne enfermée dans une pièce et ne connaissant que la langue anglaise, pourrait très bien engager une conversation en chinois sans ne rien comprendre si on lui donnait des instructions sur la manière de formuler les réponses aux diverses questions glissées sous la porte. Le passeur qui s’avère comprendre parfaitement le chinois, mais qui ignore la mise en scène, aurait l’impression qu’une conversation intelligente est en cours. En vérité, incapable d’avoir un quelconque contrôle sur aucun élément - excepté en ce qui concerne l’option de suivre ou non les instructions - tout ce que l’opérateur pouvait faire serait déduire ce

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sur quoi il était questionné, de présumer l’exactitude des instructions et, par la suite, la justesse des réponses. Dans l’hypothèse où un spectateur parlerait chinois et qu’il serait néanmoins au courant de tout le processus, ce dernier n’y verrait très probablement rien de plus que des états d’intentionnalité dérivée. Il réaliserait très vite que nous avons pris l’intention d’une personne pour celle d’une autre, c'est-à-dire celle de la personne qui a écrit les instructions pour celle de la personne située à l’intérieur. Ce qui signifie qu’une existence intentionnelle est souvent attribuée à un artéfact uniquement dans la mesure où il s’agit d’une extension de l’intentionnalité d’un agent humain. Contrairement à la position intentionnelle, qui établit qu’une machine peut être considérée comme consciente sur la base du fait que son comportement est identique à celui d’un humain, la « Chambre Chinoise » fournit une hypothèse qui met en cause la légitimité de ce critère. Il est donc attesté que la circonstance dans laquelle quelqu’un est capable de traiter des informations à un niveau formel ne signifie pas que cette personne les comprenne. Plus important : nous ne pouvons déduire en aucun cas qu’un ordinateur s’engage dans des états cognitifs à chaque fois qu’il se fait passer avec succès pour un humain.

S’il est théoriquement possible de simuler la conscience de soi, nous pouvons affirmer sans risque que nous n’avons pas encore réussi à le faire. En fait, ce n’est même pas si inévitable que certains le croient. En revanche, nous n’avons jusqu’à présent rencontré que des cas où les réponses provenaient d’un ensemble d’instructions aux variables intégrées. Même si un automate réussissait le test de Turing, il resterait

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mais cette fois pour de vrai. À propos du décès de l’art, il considère qu’il a été souvent annoncé « pendant le dernier siècle, mais jamais vraiment accompli. »12 Une observation précise, et prosaïque, qui complète l’annonce que l’art tel que nous le connaissons est officiellement mort. Il s’agit en fait d’une remarque un peu tardive dans la longue histoire des prophéties sur la fin de l’art et de l’auteur, bien que je soupçonne qu’il ne s’agit guère du dernier mot sur le sujet. Une allégation si grandiloquente exige toutefois notre attention, et nous conduit à nous intéresser à la constitution technique du Robot Action Painter : le spécimen standard est constitué d’un microcontrôleur programmable, un nombre de capteurs et de servomoteurs, ainsi que quelques feutres de couleur. La particularité du Robot Action Painter se trouve dans le comportement aléatoire déclenché par l’algorithme stocké dans la mémoire du microcontrôleur.13 Ressortissant à la conception de comportement émergent – laquelle remet à certains comportements complexes issus de l’interaction en apparence

12 GARCIA PEREIRA Henrique et MOURA Leonel, Symbiotic Art Manifesto, 2004,

http://www.leonelmoura.com/manifesto.html, accédé le 3 octobre 2013. Traduction de l’auteur. Dans

l'originel : « (…) during the last century though never actually achieved. »

13Le Robot Action Painter démarre invariablement dans le « mode aléatoire ». Il exécute des dessins dans

ce mode jusqu’à une certaine limite d’accumulation des traces. À partir de cette limite, il continue dans le « mode réactif ». Subséquemment, l’automate procède en dirigeant ses efforts sur les régions dont l’accumulation de la couleur est plus grande. En dépit de l’interaction avec son environnement immédiat et l’« émergence » d’un dessin formellement complexe grâce à une boucle de rétroaction, la notion de comportement émergent est plus évidente dans le projet Artsbot : identiques au Robot Action Painter dans leur fonctionnement, les automates employés dans le projet Artsbot interagissent entre eux de façon indirecte (stigmergie) dans la création d’un même dessin. Voir http://www.leonelmoura.com/rap.html

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En outre, si les dessins réalisés avec le Robot Action Painter sont formellement inventifs, ils répondent cependant à une forme dérivée de l’art abstrait, et le résultat manque de la congruence et de l’opportunité historique ou de la complexité affichée par la stratégie formaliste à son plus haut développement. Et on peut se demander pourquoi Leonel Moura a-t-il choisi le paradigme abstrait parmi beaucoup d’autres à sa disposition ? Pourquoi pas un robot artiste conceptuel, par exemple ? Après tout, le

Robot Action Painter pourrait très bien n’être qu’un pauvre substitut d’un peintre

formaliste et ainsi nuire à la cause de l’intelligence artificielle forte. En vérité, Moura ne fait rien d’autre qu’imiter le stéréotype d’un artiste expressionniste abstrait. Car le

Robot Action Painter renvoie à une notion simpliste de la pratique artistique en tant qu’expression. En outre, si l’objet de cette attaque est reconnaissable dans une conception de l’art en tant que débordement spontané de sentiments puissants,14 alors la théorie de l’art comme expression telle que procurée par Benedetto Croce pourrait bien survivre au Robot Action Painter sans dommage majeur. On évaluerai la validité de cette allégation par la suite.

d) L’aléa, stratégie classique de détachement

Pour le moment, il suffit d’observer que l’effort d’affaiblissement du rôle accordé à l’artiste humain dans le Robot Action Painter n’est pas du tout convainquant. Il subsiste des doutes sur le degré d’autonomie de cet automate ou de la légitimé de déduire des intentions sur la base de son comportement uniquement. À lui seul, le

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comportement émergent affiché par le Robot Action Painter, ne nous permet pas de conclure définitivement. Ce qu’on peut dire cependant sans trop de risque c’est que l’absence d’états mentaux pourrait nuire à la valeur artistique des dessins produits par le Robot Action Painter. De plus, le rôle accordé à la technologie dans cet automate n’est pas évident. L’élément technologique ne semble obéir qu’à l’implémentation d’une procédure aléatoire. Le Robot Action Painter crée certes des dessins toujours différents, mais ce type de comportement pourrait être atteint par des moyens bien plus simples. Dans la série de dessins Tree Drawing par exemple, l’artiste Tim Knowles place des feuilles de papier sous des stylos attachés aux branches des arbres, ce qui produit des dessins toujours différents et inattendus. Si l’adoption du hasard ne présente rien de nouveau,15 et si la proclamation d’autonomie soutenue par Leonel Moura reste problématique (démontrant qu’il n’y a pas de l’art sans un être conscient capable de vraie autonomie et que la créativité ne peut pas se réduire à un algorithme), la modalité de création adoptée par l’artiste prolonge une tradition de création artistique inspirée par la culture technique et les modes de création caractéristiques de l’industrie manufacturière. Dans cet aspect il n’y a pas de différence entre le Robot Action Painter,

15 Dans La mécanique de l’imprévisibilité, Pierre Saurisse examine en détail l’usage du hasard en art

dans les années 1958 à 1962, période identifiée par l’auteur comme charnière en raison de l’incorporation explicite dans le procès créatif des procédures aléatoires. Voir SAURISSE Pierre, La mécanique de

l'imprévisible. Art et hasard autour de 1960, Paris, L’Harmattan, 2007. Pour d’autres récits centrés sur

l’adoption du aléa comme stratégie de restriction expressive et de diminution de la portée de l’artiste dans le procès de création d’une œuvre d’art, voir MALONE Meredith (éd.), Chance Aesthetics, Chicago, University of Chicago Press, 2009, et IVERSEN Margaret (éd.), Chance, Cambridge, MIT Press, 2010.

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les Horizontaux et le Sac-à-dos, car tous les trois utilisent des matériaux et des procédés de fabrication industrielle pour réfréner l’expression individuelle de l’artiste. Le Robot Action Painter finalement n’opère pas une vraie transformation du statut du spectateur. A contrario, les Horizontaux et le Sac à dos ne repoussent pas la présence de l’artiste entièrement, mais ils s’éloignent radicalement des modalités convenues de réception de l’œuvre d’art : on utilise ces artéfacts au lieu de les contempler.

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4.

Actes d’expression

« Les faits physiques, qui correspondent fortuitement ou naturellement à nos expressions,

sont ce qu’on nomme communément le beau ou l’expressif naturel : les faits physiques qui sont provoqués artificiellement et en vue de la reproduction que l’on veut obtenir, sont ce qu’on nomme le beau artistique, ou mieux encore, artificiel. »

Benedetto Croce16

a) Expression et dispositions d’âme

Le rôle consacré à l’œuvre d’art dans le procès d’articulation d’une expression chez son auteur, ou dans celui de la reproduction d’une expression chez le spectateur, n’est pas évident dans la théorie de l’art de Benedetto Croce. Ceci devient particulièrement manifeste si l’on confronte le mode d’appréciation esthétique de l’art avec le mode d’appréciation esthétique de la nature. Chez Croce, « le processus de communication

poétique, qui s’effectue au moyen d’objets artificiellement produits, de la même manière peut s’effectuer avec des objets naturellement donnés ».17 Ce qu’on appelle d’œuvre d’art n’est qu’un stimulus physique, lequel ne peut pas produire d’expression uniquement

16 CROCE Benedetto, Thèses fondamentales pour une esthétique comme science de l’expression et

linguistique générale, traduit par Pascal Gabellone, Nîmes, Champ sociale, 2006, p. 68.

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par lui-même. Sans un être capable d’éprouver une disposition d’âme, il ne peut se produire une expression, ou ce que Croce appelle simultanément le beau. À l’origine des Horizontaux par exemple, demeure le désir de profiter des sentiments de mélancolie que l’on peut éprouver en parcourant le paysage nocturne de la banlieue. Muni des

Horizontaux, les sentiments vagues de mélancolie éprouvés par le passant occasionnel sont substitués par une intuition esthétique déterminée. En d’autres termes, ces états d’âme donnent place à une occurrence expressive, laquelle consiste dans l’articulation structurée des impressions ou sensations, « une activité se déployant à partir des impressions et

qui les transforme en quelque chose d’autre ».18 Or, il dépend de notre prédisposition générale, de notre humeur du moment, des conditions historiques de sa production, que nous trouvions un objet beau.19 Ceci s’avère particulièrement vrai pour le beau naturel qui est « rare, indigent, fugace » plutôt que pour le beau artificiel qui est un « recours

plus solide et efficace pour la reproduction des expressions. »20 Le caractère fortuit d’une éventuelle correspondance entre fait physique naturel et expression est compensé dans les Horizontaux par l’implémentation d’un dispositif censé encourager la concordance entre le stimulus et l’intuition correspondante : l’équipement appareille le regard et suscite la production chez l’utilisateur d’une expression qui n’aurait pas eu lieu autrement.

18 Idem, ibidem, p. 10.

19 Idem, Thèses fondamentales pour une esthétique comme science de l’expression et linguistique

générale, traduit par Pascal Gabellone, Nîmes, Champ sociale, 2006, p. 84.

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b) Beau artificiel et substrat matériel (ou fait physique)

Plutôt qu’attirer l’attention sur soi et susciter la contemplation du spectateur, les

Horizontaux redirigent le regard de l’utilisateur vers le paysage. Le regard déborde ici

les limites physiques de l’œuvre pour trouver dans le paysage entourant l’objet d’une expérience esthétique. On peut se demander si le manque d’un substrat tangible capable de contenir ce regard est problématique et argumenter, en revanche, qu’il y a lieu un acte d’expression indépendamment du véhicule. On sait à travers Croce que l’expression amplifie ce qui dans des circonstances normales ne serait qu’une intuition banale : « le

peintre est peintre parce qu’il voit ce qu’un autre sent seulement ».21 Ce qui signifie que même une intuition banale perçue au cours de notre vie quotidienne est déjà une expression, elle ne transmet que de pauvres idées là où l’expression esthétique motive des dégradés plus fins. Selon les propres termes de Croce : « Ce qu’on appelle communément, par antonomase, l’art, recueille des intuitions plus vastes et plus complexes que les intuitions communes, mais ce sont toujours des intuitions de sensations et d’impressions ; l’art est l’expression d’impressions, non l’expression de l’expression. »22 Ce qui est cependant décisif, c’est la manière dont Croce élabore la

21 Idem, Esthétique comme science de l’expression et linguistique générale, traduit par Henri Bigot,

Paris, V. Giard & E. Brière, 1904, p. 10.

22 Idem, ibidem, p. 14. Collingwood adopte une position équivalente : « si vous voulez extraire plus

d’une expérience, il faut y ajouter plus. Le peintre ajoute bien plus à son expérience qu’une personne qui regarde uniquement… Ce que l’artiste extrait de son expérience est donc proportionnellement plus riche. »

COLLINGWOOD R.G., The Principles of Art, Oxford, Oxford University Press, 1958, p. 307-308. Traduction de l’auteur. Dans l'originel :« The sensuous elements involved in merely looking… are

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relation entre tout substrat matériel d’une œuvre d’art (le fait physique), et l’expression qui lui a donnée naissance. En vérité, chez Croce l’expression esthétique ne coïncide pas uniquement avec l’œuvre d’art, elle est l’œuvre d’art : « ni les signes de la peinture, de la

sculpture et de l’architecture ne sont des œuvres d’art ; celles-ci n’existent nulle part ailleurs que dans les âmes qui les créent ou les recréent ».23 Réduit au statut de stimulus chargé de rétablir les intuitions originelles, ou de « point d’appui pour la méditation et la

concentration intérieurs »,24 le substrat matériel d’une œuvre remplit ici surtout une fonction communicationnelle et d’aide-mémoire. Ces fonctions prennent place à travers « la fixation de l’intuition-expression sur un objet que nous ne dirons matériel ou physique que par métaphore, car, en fait, il ne s’agit pas ici de matière et de physique mais d’œuvre de l’esprit ».25 Ceci n’équivaut pas à dire que le fait physique est négligeable ou que la reproduction d’une expression chez le spectateur ne procède pas de l’œuvre. Croce précise à ce propos que « certaines visions artistiques ont besoin de certains moyens physiques

pour la reproduction, et que d’autres visions artistiques ont besoin d’autres moyens. »26

necessarily much scantier and poorer, and also much less highly organized in their totality, than the sensuous elements involved in painting (…) If you want to get more out of an experience, you must put more into it. The painter puts a great deal more into his experience than a man who merely looks at it... what he gets out of it, therefore, is proportionately more. »

23 CROCE Benedetto, Essais d’esthétique, traduit par Gilles Tiberghien, Paris, Gallimard, 1991, p.61. 24 Idem, ibidem, p. 72.

25 Idem, ibidem, p. 59.

26 Idem, Thèses fondamentales pour une esthétique comme science de l’expression et linguistique

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Figure 36. Nuno Pedrosa, Horizontaux (prototype), images vidéo fixes, 720px x 480px, Oeiras, Portugal, 2008

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c) L’anti-esthétique ou inexpressif

Il est cependant admissible que le fait physique ne soit ni essentiel ni nécessaire à l’articulation d’une expression. Nous aurions enfin tort de croire que « l’artiste crée

ses propres expressions, en peignant ou en ébauchant, en écrivain ou en jouant, et que par conséquent le beau physique, au lieu qu’il suive, précède parfois le beau esthétique », car en réalité l’artiste « ne pose pas une seule touche sans l’avoir déjà vue auparavant ».27 On pourrait par exemple se demander des dessins fabriqués par le

Robot Action Painter, s’ils tombent dans cette catégorie. Car, en dépit des mérites formels de ces dessins, le Robot Action Painter semble incapable d’imaginer quoi que ce soit préalablement à chacun de ses mouvements : le Robot Action Painter interagit avec les traces laissés sur la surface du dessin au fur et à mesure de sa création, mais il reste douteux que ceux-ci procèdent d’une intuition esthétique. Par la suite, même si le Robot Action Painter possédait une vie mentale, elle serait nécessairement étroite, n’ayant d’yeux que pour la tâche présente et n’obéissant qu’à l’ensemble d’instructions stockées. De surcroit, s’il est vrai que toute œuvre d’art offre à son créateur un point d’appui pour la méditation et la concentration, l’expression ne peut se manifester sans le concours de l’imagination. On trouve la confirmation d’une telle hypothèse dans Collingwood qui a recours à un argument comparable en affirmant que, si l’artiste donne vie à une œuvre d’art, elle doit avant tout procéder de l’intérieur, « une chose

mentale, existant seulement dans sa tête : le type d’entité qu’on appelle habituellement

27 Idem, ibidem, p. 71.

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l’expérience. »28 De plus, c’est parce que nous n’avons pas encore surpassé nos intuitions les plus banales que nous échouons à exprimer telle ou telle intuition avec succès. Somme toute, on ne rend pas des intuitions plus élevées que ce qu’elles sont initialement si l’on ne s’engage pas avec assez d’efforts dans leur expression. Car, en dépit de « l’illusion ou préjugé que nous avons de la réalité une intuition plus considérable que celle que nous en avons réellement », le fait est que « le monde dont

nous avons ordinairement l’intuition est peu de chose, et consiste en de petites expressions, qui se font de plus en plus grandes et plus amples seulement avec la concentration spirituelle croissante à certains moments. »29 Donner vie à des intuitions en dehors de la vie intérieure de l’esprit dépend avant tout de ce qui a été imaginé, et plus vous investirez dans l’acte d’expression, plus vous aurez d’intuition.

Suivre Croce quant à la nature précise de cette relation revêt ici une signification particulière, car c’est précisément dans un tel cadre que le succès d’un automate comme le Robot Action Painter doit se mesurer. Car il suffirait de remplacer une entité capable d’intuitions par une autre qui en manque (mais capable de simuler une expression qui n’a pas eu lieu), pour douter de cette thèse. En outre, si nous voulons accorder du crédit à l’affirmation que l’acte de communication d’une expression est dénué de sens s’il est

28 COLLINGWOOD R.G., The Principles of Art, Oxford, Oxford University Press, 1958, p. 37.

Traduction de l’auteur. Dans l'originel : « An ‘internal’ or ‘mental’ thing, something ‘existing in his head’

and there only: something of the kind which we commonly call an experience. »

29 CROCE Benedetto, Esthétique comme science de l’expression et linguistique générale, traduit par

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Figure 37. Leonel Moura, Robot Action Painter, feutres couleur sur papier, 47cm x 54cm, 2007 (photo courtoisie de l’artiste)

dissocié d’une occurrence intuitive, il est raisonnable de penser que le Robot Action

Painter devra être doté d’un analogue à l’« observation directe de l’activité que nous exerçons sur nous-mêmes et qui est notre conscience »,30 sans quoi cela confirmerait l’affirmation de Croce, qu’aucune intuition n’est possible sans l’intervention de l’esprit, seul capable d’engendrer une forme dotée de sens à partir du flot indistinct des sensations.

30 Idem, Thèses fondamentales pour une esthétique comme science de l’expression et linguistique

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Toujours selon Croce, les choses belles sont des actes d’expression accomplis qui apportent aux esprits prédisposés des intuitions comparables à ceux qui leur ont donnée vie. Mais aussi, une chose belle peut parfaitement déclencher des intuitions pénibles ou déplaisantes, bien que cela ait peu à voir avec ce qui peut être qualifié de laid. Du point de vue de Croce, ce dernier ne définit pas seulement l’opposé de l’expression mais tout simplement son manque. Car un objet laid est plutôt indolore pour ceux qui parmi nous ne connaissent « d’autre laid que l’anti-esthétique et inexpressif ; et celui-ci ne peut trouver place dans le fait esthétique dont il est le contraire et

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l’antithèse. »31 Une chose laide peut ainsi survenir à chaque fois que quelqu’un n’a rien à dire et tente de « cacher le vide intérieur sous un déluge de paroles, par le vers

sonore, par une peinture qui éblouit le regard, ou en assemblant de grands machines architectoniques, qui frappent et étourdissent, mais ne disent rien. »32

d) Expression comme volonté productrice et faire théorique

Entre l’occurrence intuitive banale – peu importe à quel point elle peut se révéler négligeable – et le geste imprécis mais grandiloquent qui tente d’avoir un impact avec des articulations inhabituelles ou excessives, il existe tout un monde. Ce geste aurait décrit une chose laide, c’est-à-dire un exercice formel vide de sens, alors qu’une occurrence intuitive banale possèderait toujours une valeur expressive. L’acte d’expression se caractérise comme activité théorique. C’est-à-dire qu’en tant qu’activité, l’expression implique la « volonté productrice » ou faire pratique, et faire théorique car « l’élaboration esthétique des impressions revient à les voir, c’est-à-dire

à les connaitre : les voir comme elles sont réellement, les connaitre comme vraies. »33 S’opposant au « sentiment vécu (dans l’action ou la passion) » et au « sentiment dans

son immédiateté », l’expression, laquelle n’implique aucune activité pratique qu’au

moment de sa communication, est image et sentiment contemplés et diffusé « en larges

31 CROCE Benedetto, Esthétique comme science de l’expression et linguistique générale, traduit par

Henri Bigot, Paris, V. Giard & E. Brière, 1904, p. 85-86.

32 Idem, Thèses fondamentales pour une esthétique comme science de l’expression et linguistique

générale, traduit par Pascal Gabellone, Nîmes, Champ sociale, 2006, p. 94.

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