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« On nuit à notre compréhension de l’art quand on oublie de tenir en compte l’histoire et quand on dégage l’humain de l’artéfact. »

Joseph Margolis42

a) Déclaration d’intention et preuves externes

Tout artéfact demande une occurrence intentionnelle, et aucune œuvre d’art n’en est dépourvue. D’un autre côté, l’effort d’isoler les nombreuses intentions sous- jacentes à toute œuvre d’art peut se révéler difficile, et cela n’est pas très conseillé à moins que nous ne le fassions en recherchant ce qui relève strictement de l’artéfact. Cette petite réflexion rappelle évidemment le célèbre essai The Intentional Fallacy, qui nous met en garde contre les déclarations d’intention proférées par le poète, bien que le même avertissement puisse être légitimement étendu à l’art. Sans plus attendre, Beardsley et Wimsatt nous présentent ce qui suit, au tout début de leur article : « Si le

poète réussit, ses intentions sont perceptibles dans le poème, mais si le poète échoue, le poème ne constitue pas évidence des intentions de son auteur et le critique

42 MARGOLIS Joseph, What, After All, is a Work of Art? Lectures in the Philosophy of Art, University

Park, Pennsylvania State University Press, 1999, p. 6. Traduction de l’auteur. Dans l'originel : « We lose

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littéraire doit chercher en dehors du poème les intentions qui ne se sont pas matérialisées dans le poème. »43

Vous pouvez donc en arriver à des conjectures diverses : pourquoi, par quels moyens et dans quelles circonstances un auteur a produit une œuvre d’art. Mais avant même de l’admettre, vous pouvez déjà vous éloigner par trop de l’œuvre d’art. Ainsi, afin d’éviter de tels dangers, on pourrait vouloir garder à l’esprit que l’intention de l’auteur « n’est pas accessible, ne doit même pas être employée comme critère pour

juger du succès d’une œuvre d’art littéraire. »44 Ce serait le cas à chaque fois qu’un artiste produit une déclaration d’intention pour compenser les insuffisances de son œuvre. D’où il s’ensuit que la biographie d’un artiste serait également extrinsèque à l’œuvre, bien qu’un regard porté au hasard sur quelques œuvres d’art contemporaines nous montre très rapidement que cela ne pourrait être toujours le cas. Il suffit de penser à l’art-confession de Tracey Emin par exemple, dont l’élément autobiographique devient l’œuvre d’art elle-même. La très célèbre œuvre My Bed (1998), en est un bon exemple. Composée du lit défait de l’artiste, des linges souillés avec des fluides corporels, de vêtements tachés de sang et de préservatifs usagés, ce tableau frappe le

43WIMSATT W. K. et BEARDSLEY Monroe C., « The Intentional Fallacy » [1946], dans : The Verbal

Icon: Studies in the meaning of poetry, Lexington, Kentucky, The University Press of Kentucky, 1982, p. 4. Traduction de l’auteur. Dans l'originel : « If the poet succeeded in doing it, then the poem itself shows what

he was trying to do. And if the poet did not succeed, then the poem is not adequate evidence, and the critic must go outside the poem - for evidence of an intention that did not become effective in the poem. »

44Idem, ibidem, p. 4. Traduction de l’auteur. Dans l'originel : « (…) is neither available nor desirable

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spectateur par un effet de choc, mais il ne semble pas y avoir de place pour ce type d’œuvre dans la thèse défendue par Wimsatt et Beardsley. Les auteurs considèrent comme acquis que l’appréciation de toute œuvre d’art est déterminée par ses qualités formelles. En plus de désavouer tout court les nombreuses œuvres d’art qui sollicitent des « preuves externes » pour être appréciées, Beardsley et Wimsatt semblent ne pas tenir compte des nombreuses gradations de l’intentionnalité, et ils oublient que les intentions d’un artiste ne se résument pas aux déclarations d’intention.

b) La nature insaisissable de l’intentionnalité

La thèse de Wimsatt et Beardsley est évidement invalide pour toute œuvre d’art qui ne se détermine pas par ses qualités formelles. Beardsley fait d’ailleurs lui-même la distinction entre les œuvres d’art et les artéfacts qui se produisent autour et à propos de l’art. C’est finalement ce qui se passe lorsque George Dickie est critiqué lorsqu’il s’occupe de fournir une définition de l’art qui contiendrait tout type d’art, ce qui inclut également « des casse-têtes fameux tels comme le ready-made et les objets trouvés de

Marcel Duchamp. » Au lieu de cela, Beardsley conçoit ce type d’objets comme des « déclarations sur l’art plutôt que des œuvres d’art »,45 ce qui n’est pas sans raison, même si l’auteur échoue à expliquer pourquoi nous devrions nous interdire de considérer de telles déclarations comme des œuvres d’art. Plus important, il en résulte

45BEARDSLEY Monroe C., Aesthetics: Problems in the Philosophy of Criticism, Indianapolis, Hackett

Publishing Company, 1981, p. xx. Traduction de l’auteur. Dans l'originel :« (…) such notorious puzzles

as Marcel Duchamp’s "readymades" and objects trouvés » et « statements about art rather than artworks themselves. »

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une équivalence grossière entre catégories d’intentions essentiellement différentes : d’un côté les déclarations d’intention, lesquelles peuvent être externes et accessoires, de l’autre côté l’histoire des motivations sous-jacentes à la production et à la circulation de toute œuvre. Sachant que tout artéfact implique des intentions et que toutes les œuvres d’art en sont un exemple, cette histoire devrait s’exprimer de quelque manière que ce soit par les attributs esthétiques, formels ou conceptuels d’une œuvre. Il peut être utile de rappeler le Manet Projekt’97 (1974) d’Hans Haacke qui n’est lui-même

que l’histoire d’une autre œuvre du point de vue du statut social de ses divers propriétaires. Conçu pour le musée Wallraf-Richartz par occasion de l’exposition Projekt’74, Manet Projekt’97 exhibe la nature morte L’Asperge (1880) de Manet sur un chevalet positionné devant une affiche informative avec des informations concernant les évaluations de son prix. On est loin d’une analyse attentive aux caractéristiques formelles de L’Asperge. Manet Projekt’97 convoque cette peinture non du point de vue de ces qualités là, mais en fonction d’un type d’évidence qui ne peut pas être accédée directement. En fait, il peut s’agir de ce type d’errance que Beardsley craint le plus, et non sans raison semble-t-il. Ce n’est pas tant l’appropriation par l’artiste des informations tenues habituellement comme accessoires pour l’appréciation d’une œuvre,46 que leur caractère extrinsèque et le rôle illustratif que L’Asperge vient occuper ici, l’œuvre dont il s’agit exposer les motivations subjacentes à chaque changement de mains.

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c) Surface de l’œuvre et traces d’intentionnalité

En dépit de se faire écho des avertissements énoncés par Beardsley et Wimsatt,47 on ne peut pas poursuivre sans rappeler ce que Randall Dipert appelle les propriétés action- théoriques et historiques d’une œuvre d’art (telles que l’histoire des plusieurs configurations possibles contemplées par l’artiste devant son œuvre), et se demander si certaines de ces propriétés ne s’immiscent pas à juste titre dans tout effort d’interprétation ? C’est Alfred Gell qui nous le rappelle, en observant que tout artéfact, « en vertu d’être un

objet manufacturé, motive une appropriation qui évoque l’identité de son créateur. »48 La relation que nous établissons avec une œuvre d’art peut être bien plus que purement esthétique ou formelle, elle est souvent bien plus que cela, puisque en toute rigueur, « les

idées, les mœurs et toutes les autres conditions sociales et naturelles » auxquelles l’œuvre

d’art est assujettit varient constamment. Dans l’effort de restituer l’expression sous- jacente, on est forcé de mettre en avant les « conditions historiques au sein desquelles le

phénomène physique s’est produit ».49 Toutefois, comment peut-on accéder aux traces d’intentionnalité, si elles ne s’entrevoient guère à la surface de l’œuvre ?

47Selon Randall Dipert une œuvre d’art échouera en tant qu’œuvre « dès le moment où nous accordons

trop d’attention aux besoins de vie spécifiques de l’artiste ou de la société qui a engendré ces artéfacts ».

DIPERT Randall, Artifacts, Artworks and Agency, Philadelphia, Temple University Press, 1993, p. 114. Traduction de l’auteur. Dans l'originel : « They too will fail to remain art if we come consciously to dwell

on them in the context of specific life needs of the agent who created them or the society that begat them ».

48 GELL Alfred, Art and Agency, An Anthropological Theory, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 23.

Traduction de l’auteur. Dans l'originel : « (…) by virtue of being a manufactured thing, motivates an

abduction which specifies the identity of the agent who made or originated it. »

49 CROCE Benedetto, Thèses fondamentales pour une esthétique comme science de l’expression et

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d) Simulacre d’intentionnalité

La sculpture Panneau d’affichage, laquelle consiste en un panneau de métal peint en noir et d’une seule tige de support au sol, attachée à l’arrière, est à l’origine un effort pour mettre en évidence sa nature d’artéfact. Une large vitre en plexiglas fixée sur le côté opposé protège un poster grand format d’une image de son auteur. Devant cette sculpture, nous commençons par remarquer son positionnement dans l’espace et son aspect grave – elle repose sur un pied, est peint en noir, et est orienté de telle sorte que l’image face au mur est à quelques dizaines de centimètres de celui-ci. Ceci devrait suffire pour placer cette sculpture dans la tradition minimaliste, peut-être la classer comme objet spécifique. Si nous sommes néanmoins assez curieux et que nous regardons de plus près, la distance entre le Panneau d’affichage et le mur est telle qu’elle permet à

une personne de passer et de voir qu’il y a quelque chose de plus. On peut voir une grande image qui représente une personne assise. Il n’y a aucun point de vue privilégié, la distance entre l’image et le mur est suffisante pour que l’on puisse jeter un œil, mais elle est trop courte pour que l’on puisse en avoir une vue globale. Munit de l’identité de l’individu représenté sur l’image (c’est une image de l’auteur), il faut se demander s’il ne s’agit pas davantage ici d’une sculpture minimaliste mais d’une sculpture figurative visant représenter un panneau publicitaire, bien que d’un type extrêmement introverti. Nous avons ainsi une sculpture d’aspect minimaliste qui finit par être bien plus que cela. Cet objet est un leurre, une réplique d’un objet déjà contrefait (sculpture minimaliste), dont l’autre moitié se cache derrière. Un objet divisé entre ses faces avant et arrière, et un artéfact que nous utilisons d’une façon fallacieuse afin de susciter une

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Figure 39. Nuno Pedrosa, Panneau d’affichage, tôle acier peinte avec pliage, tubes soudés bout à bout, rivets, plexiglas et impression

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Figure 40. Nuno Pedrosa, Panneau d’affichage (détail), tôle acier peinte avec pliage, tubes soudés bout à bout, rivets, plexiglas

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réponse contemplative chez le spectateur, pour finalement le surprendre avec un rebondissement conceptuel. Un artéfact au visage de Janus. Il s’agit ici évidemment d’une interprétation du Panneau d’affichage parmi d’autres possibles. Je pourrais poursuivre plus laborieusement cette analyse à d’autres niveaux. Mais, nous avons déjà engagé un effort d’interprétation suffisant. L’œuvre étant considérée hors de toute considération historique, sociale ou biographique, notre lecture engage toutefois quelques preuves externes : l’identité de l’individu représenté sur l’image et la déclaration d’intention attestant que cette sculpture rend transparentes les motivations de l’artiste. Tant que les motivations se manifestent uniquement de façon déguisée, il semblerait qu’il n’y a pas d’autre option que de fabriquer une réplique grossière de ce que nous croyons que les motivations sont et à quoi elles doivent se ressembler. Somme tout, le

Panneau d’affichage veut rendre public ce qui est privé et inaccessible, ne veut être rien

de plus qu’un instantané des motivations de l’artiste, mais au lieu de rendre cela manifeste dans l’œuvre d’art elle-même, elle a recours à une déclaration d’intention.

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