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« Même si votre robot avait réussi le teste [de Turing] avec succès en donnant des réponses vagues

et « profondes », ne soyez pas surpris si les gens sont vite lassés de parler avec votre créature. Quand vous créez un robot, vous n’écrivez pas un logiciel, vous écrivez un roman… Si votre robot devient populaire et que les gens commencent à parler avec lui au fil des heures et des jours – peut-

être devrez essayer de devenir un écrivain au lieu d’être un informatique. »

Eugene Demchenko et Vladimir Veselov11

a) L’utilisateur au lieu du spectateur

En tant qu’effort de détachement, le Sac à dos a réussi dans la mesure où il a effectivement changé soit la relation de l’artiste avec son œuvre soit la nature de notre condition en tant que spectateur. En bref, choisir de concevoir un instrument au lieu d’une

11 DEMCHENKO Eugene et VESELOV Vladimir « Who Fools Whom? The Great Mystification, or

Methodological Issues on Making Fools of Human Beings » dans : Grace Beber, Robert Epstein et Robert Gary (éds.), Parsing the Turing Test: Philosophical and Methodological Issues in the Quest for

the Thinking Computer, Dordrecht, Springer Netherlands, 2009, p. 458. Traduction de l’auteur. Dans l'originel : « Even if your bot passes the test by giving heaps of vague and “profound” answers, don’t be surprised if people get sick of talking to your creature after ten minutes. When making a bot, you don’t write a program, you write a novel… If your bot becomes popular and people are ready to talk to it for hours day by day – maybe you should think about a writer’s career instead of being a programmer. »

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œuvre d’art semble être la stratégie la plus efficace, puisqu’elle opère un changement radical dans les conditions de production et de réception de l’œuvre. Et je n’ai pas conçu le Sac à dos uniquement comme instrument, je l’ai utilisé aussi comme tel. J’ai vu ce changement à l’œuvre à l’occasion de la conception des Horizontaux : j’ai dès le début conçu cet artéfact comme instrument, ce qui ne pouvait qu’opérer un changement radical dans ma condition de créateur. Ayant étudié préalablement les performances d’un prototype, j’ai apporté des modifications sur le dessin numérique. En essayant d’intégrer des dispositifs électroniques déjà existants, j’ai fait de la rétro-ingénierie, et j’ai finalement fait usiner quelques pièces en aluminium anodisé à partir des dessins techniques. Après l’assemblage des divers composants, j’utilise les Horizontaux sur

Figure 22. Nuno Pedrosa, Horizontaux (ensemble monté du bras articulé), aluminium anodisé noir satiné, composants divers, dimensions variables, Espaços do Desenho, Lisbonne, 2008 (photo de l’auteur)

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mes épaules, changeant une fois encore la nature de ma relation avec cet artéfact et ma condition de spectateur en celle d’utilisateur. Par comparaison avec le Sac à dos, on peut dire de ces changements qu’ils sont encore plus évidents dans les Horizontaux en raison de l’usage presque exclusif des procédures de conception et de fabrication industrielles : le Sac à dos, ayant été usiné par l’artiste lui-même par pliage des feuilles d’aluminium à l’atelier métal du San Francisco Art Institute, possède un élément « autographique » entièrement inexistant dans les Horizontaux. En revanche, le partage de la création avec le spectateur (comme dans le cas de l’art participatif), devenu inter- acteur et assesseur de l’artiste dans l’acte créatif, ne semble pas apporter de changements

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Figure 24. Nuno Pedrosa, Horizontaux (ensemble monté du bras articulé, détail), dessin vectoriel, 2008

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Figure 26. Nuno Pedrosa, Horizontaux (ensemble monté du bras articulé, détail), dessin vectoriel, 2008

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Figure 28. Nuno Pedrosa, Horizontaux (ensemble monté du bras articulé, détail), dessin vectoriel, 2008

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Figure 30. Nuno Pedrosa, Horizontaux (vue en éclaté du bras articulé, détail), dessin vectoriel, 2008

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majeurs dans le statut de l’œuvre. L’œuvre New Topological Ready-Made Landscape (1974) d’Hélio Oiticica démontre cela : le spectateur joue librement avec le sable tout obéissant aux limites physiques imposées par les bordures de la boîte. L’élément du hasard visible dans cette œuvre ne semble qu’ajouter un principe d’impondérabilité, laissant la modalité de création intacte. Il y a enfin les stratégies de détachement qui ressortissent à l’usage des automatismes.

b) Automatisme et autonomie

En réalité, rendre une entité tierce responsable de l’autorité et la faire passer pour une entité autonome n’est pas une procédure si inhabituelle. Entre l’œuvre d’art et l’auteur réel, cet élément tiers – l’automate par exemple – augmente la distance perçue entre l’œuvre et son auteur en fournissant un simulacre d’autosuffisance. Le succès d’une telle stratégie semble dépendre entièrement de notre crédulité. Cela s’avère être particulièrement vrai pour les partisans de l’intelligence forte qui recourent à la position intentionnelle pour en conclure à l’existence d’intentions et d’états mentaux dans un automate. Selon cette hypothèse, nous pouvons en quelque sorte évaluer les états cognitifs d’un automate au travers de faits observables, alors que les chances de conclure à la validité de ces états au travers de sa constitution interne (en examinant par exemple le fonctionnement interne d’un microprocesseur par rapport à celui du cerveau), peuvent être faibles, voire nulles. Ainsi, un automate peintre devrait être considéré comme une entité créative de plein droit s’il arrivait à afficher un comportement équivalent à celui d’un artiste humain, à qui des intentions équivalentes pourraient être attribuées. Malgré tout, ce n’est pas un hasard si le statut d’artiste n’a

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jamais été accordé à un automate. Avant que nous soyons préparés à lui accorder un tel statut, il y aura peut-être besoin de lui reconnaitre la capacité de produire des états mentaux comparables. C'est-à-dire qu’il ne devra pas seulement produire des œuvres d’art réussies, il devra également nous convaincre de son autonomie artistique.

Pouvoir dire (ou non) que l’automate partage le même type d’intentionnalité que les êtres humains, et pouvoir dire (ou non) que les ordinateurs ont une vie mentale similaire à celle des humains, voilà deux questions qui font débat. Une des affirmations les plus célèbres contre cette équivalence a été présentée par John Searl, dans les années 1980. Dans son essai Minds, Brains and Programs il rapporte la célèbre expérience de pensée appelée la « Chambre Chinoise » qui est justement une réponse à l’approche comportementaliste qui se trouve à la base du test de Turing, un exercice qui consiste à essayer de jauger l’intelligence d’une machine en confrontant son comportement à celui d’un interlocuteur humain. La « Chambre Chinoise » instaure une situation hypothétique dans laquelle toute personne enfermée dans une pièce et ne connaissant que la langue anglaise, pourrait très bien engager une conversation en chinois sans ne rien comprendre si on lui donnait des instructions sur la manière de formuler les réponses aux diverses questions glissées sous la porte. Le passeur qui s’avère comprendre parfaitement le chinois, mais qui ignore la mise en scène, aurait l’impression qu’une conversation intelligente est en cours. En vérité, incapable d’avoir un quelconque contrôle sur aucun élément - excepté en ce qui concerne l’option de suivre ou non les instructions - tout ce que l’opérateur pouvait faire serait déduire ce

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sur quoi il était questionné, de présumer l’exactitude des instructions et, par la suite, la justesse des réponses. Dans l’hypothèse où un spectateur parlerait chinois et qu’il serait néanmoins au courant de tout le processus, ce dernier n’y verrait très probablement rien de plus que des états d’intentionnalité dérivée. Il réaliserait très vite que nous avons pris l’intention d’une personne pour celle d’une autre, c'est-à-dire celle de la personne qui a écrit les instructions pour celle de la personne située à l’intérieur. Ce qui signifie qu’une existence intentionnelle est souvent attribuée à un artéfact uniquement dans la mesure où il s’agit d’une extension de l’intentionnalité d’un agent humain. Contrairement à la position intentionnelle, qui établit qu’une machine peut être considérée comme consciente sur la base du fait que son comportement est identique à celui d’un humain, la « Chambre Chinoise » fournit une hypothèse qui met en cause la légitimité de ce critère. Il est donc attesté que la circonstance dans laquelle quelqu’un est capable de traiter des informations à un niveau formel ne signifie pas que cette personne les comprenne. Plus important : nous ne pouvons déduire en aucun cas qu’un ordinateur s’engage dans des états cognitifs à chaque fois qu’il se fait passer avec succès pour un humain.

S’il est théoriquement possible de simuler la conscience de soi, nous pouvons affirmer sans risque que nous n’avons pas encore réussi à le faire. En fait, ce n’est même pas si inévitable que certains le croient. En revanche, nous n’avons jusqu’à présent rencontré que des cas où les réponses provenaient d’un ensemble d’instructions aux variables intégrées. Même si un automate réussissait le test de Turing, il resterait

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mais cette fois pour de vrai. À propos du décès de l’art, il considère qu’il a été souvent annoncé « pendant le dernier siècle, mais jamais vraiment accompli. »12 Une observation précise, et prosaïque, qui complète l’annonce que l’art tel que nous le connaissons est officiellement mort. Il s’agit en fait d’une remarque un peu tardive dans la longue histoire des prophéties sur la fin de l’art et de l’auteur, bien que je soupçonne qu’il ne s’agit guère du dernier mot sur le sujet. Une allégation si grandiloquente exige toutefois notre attention, et nous conduit à nous intéresser à la constitution technique du Robot Action Painter : le spécimen standard est constitué d’un microcontrôleur programmable, un nombre de capteurs et de servomoteurs, ainsi que quelques feutres de couleur. La particularité du Robot Action Painter se trouve dans le comportement aléatoire déclenché par l’algorithme stocké dans la mémoire du microcontrôleur.13 Ressortissant à la conception de comportement émergent – laquelle remet à certains comportements complexes issus de l’interaction en apparence

12 GARCIA PEREIRA Henrique et MOURA Leonel, Symbiotic Art Manifesto, 2004,

http://www.leonelmoura.com/manifesto.html, accédé le 3 octobre 2013. Traduction de l’auteur. Dans

l'originel : « (…) during the last century though never actually achieved. »

13Le Robot Action Painter démarre invariablement dans le « mode aléatoire ». Il exécute des dessins dans

ce mode jusqu’à une certaine limite d’accumulation des traces. À partir de cette limite, il continue dans le « mode réactif ». Subséquemment, l’automate procède en dirigeant ses efforts sur les régions dont l’accumulation de la couleur est plus grande. En dépit de l’interaction avec son environnement immédiat et l’« émergence » d’un dessin formellement complexe grâce à une boucle de rétroaction, la notion de comportement émergent est plus évidente dans le projet Artsbot : identiques au Robot Action Painter dans leur fonctionnement, les automates employés dans le projet Artsbot interagissent entre eux de façon indirecte (stigmergie) dans la création d’un même dessin. Voir http://www.leonelmoura.com/rap.html

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En outre, si les dessins réalisés avec le Robot Action Painter sont formellement inventifs, ils répondent cependant à une forme dérivée de l’art abstrait, et le résultat manque de la congruence et de l’opportunité historique ou de la complexité affichée par la stratégie formaliste à son plus haut développement. Et on peut se demander pourquoi Leonel Moura a-t-il choisi le paradigme abstrait parmi beaucoup d’autres à sa disposition ? Pourquoi pas un robot artiste conceptuel, par exemple ? Après tout, le

Robot Action Painter pourrait très bien n’être qu’un pauvre substitut d’un peintre

formaliste et ainsi nuire à la cause de l’intelligence artificielle forte. En vérité, Moura ne fait rien d’autre qu’imiter le stéréotype d’un artiste expressionniste abstrait. Car le

Robot Action Painter renvoie à une notion simpliste de la pratique artistique en tant qu’expression. En outre, si l’objet de cette attaque est reconnaissable dans une conception de l’art en tant que débordement spontané de sentiments puissants,14 alors la théorie de l’art comme expression telle que procurée par Benedetto Croce pourrait bien survivre au Robot Action Painter sans dommage majeur. On évaluerai la validité de cette allégation par la suite.

d) L’aléa, stratégie classique de détachement

Pour le moment, il suffit d’observer que l’effort d’affaiblissement du rôle accordé à l’artiste humain dans le Robot Action Painter n’est pas du tout convainquant. Il subsiste des doutes sur le degré d’autonomie de cet automate ou de la légitimé de déduire des intentions sur la base de son comportement uniquement. À lui seul, le

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comportement émergent affiché par le Robot Action Painter, ne nous permet pas de conclure définitivement. Ce qu’on peut dire cependant sans trop de risque c’est que l’absence d’états mentaux pourrait nuire à la valeur artistique des dessins produits par le Robot Action Painter. De plus, le rôle accordé à la technologie dans cet automate n’est pas évident. L’élément technologique ne semble obéir qu’à l’implémentation d’une procédure aléatoire. Le Robot Action Painter crée certes des dessins toujours différents, mais ce type de comportement pourrait être atteint par des moyens bien plus simples. Dans la série de dessins Tree Drawing par exemple, l’artiste Tim Knowles place des feuilles de papier sous des stylos attachés aux branches des arbres, ce qui produit des dessins toujours différents et inattendus. Si l’adoption du hasard ne présente rien de nouveau,15 et si la proclamation d’autonomie soutenue par Leonel Moura reste problématique (démontrant qu’il n’y a pas de l’art sans un être conscient capable de vraie autonomie et que la créativité ne peut pas se réduire à un algorithme), la modalité de création adoptée par l’artiste prolonge une tradition de création artistique inspirée par la culture technique et les modes de création caractéristiques de l’industrie manufacturière. Dans cet aspect il n’y a pas de différence entre le Robot Action Painter,

15 Dans La mécanique de l’imprévisibilité, Pierre Saurisse examine en détail l’usage du hasard en art

dans les années 1958 à 1962, période identifiée par l’auteur comme charnière en raison de l’incorporation explicite dans le procès créatif des procédures aléatoires. Voir SAURISSE Pierre, La mécanique de

l'imprévisible. Art et hasard autour de 1960, Paris, L’Harmattan, 2007. Pour d’autres récits centrés sur

l’adoption du aléa comme stratégie de restriction expressive et de diminution de la portée de l’artiste dans le procès de création d’une œuvre d’art, voir MALONE Meredith (éd.), Chance Aesthetics, Chicago, University of Chicago Press, 2009, et IVERSEN Margaret (éd.), Chance, Cambridge, MIT Press, 2010.

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les Horizontaux et le Sac-à-dos, car tous les trois utilisent des matériaux et des procédés de fabrication industrielle pour réfréner l’expression individuelle de l’artiste. Le Robot Action Painter finalement n’opère pas une vraie transformation du statut du spectateur. A contrario, les Horizontaux et le Sac à dos ne repoussent pas la présence de l’artiste entièrement, mais ils s’éloignent radicalement des modalités convenues de réception de l’œuvre d’art : on utilise ces artéfacts au lieu de les contempler.

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