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« Les faits physiques, qui correspondent fortuitement ou naturellement à nos expressions,

sont ce qu’on nomme communément le beau ou l’expressif naturel : les faits physiques qui sont provoqués artificiellement et en vue de la reproduction que l’on veut obtenir, sont ce qu’on nomme le beau artistique, ou mieux encore, artificiel. »

Benedetto Croce16

a) Expression et dispositions d’âme

Le rôle consacré à l’œuvre d’art dans le procès d’articulation d’une expression chez son auteur, ou dans celui de la reproduction d’une expression chez le spectateur, n’est pas évident dans la théorie de l’art de Benedetto Croce. Ceci devient particulièrement manifeste si l’on confronte le mode d’appréciation esthétique de l’art avec le mode d’appréciation esthétique de la nature. Chez Croce, « le processus de communication

poétique, qui s’effectue au moyen d’objets artificiellement produits, de la même manière peut s’effectuer avec des objets naturellement donnés ».17 Ce qu’on appelle d’œuvre d’art n’est qu’un stimulus physique, lequel ne peut pas produire d’expression uniquement

16 CROCE Benedetto, Thèses fondamentales pour une esthétique comme science de l’expression et

linguistique générale, traduit par Pascal Gabellone, Nîmes, Champ sociale, 2006, p. 68.

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par lui-même. Sans un être capable d’éprouver une disposition d’âme, il ne peut se produire une expression, ou ce que Croce appelle simultanément le beau. À l’origine des Horizontaux par exemple, demeure le désir de profiter des sentiments de mélancolie que l’on peut éprouver en parcourant le paysage nocturne de la banlieue. Muni des

Horizontaux, les sentiments vagues de mélancolie éprouvés par le passant occasionnel sont substitués par une intuition esthétique déterminée. En d’autres termes, ces états d’âme donnent place à une occurrence expressive, laquelle consiste dans l’articulation structurée des impressions ou sensations, « une activité se déployant à partir des impressions et

qui les transforme en quelque chose d’autre ».18 Or, il dépend de notre prédisposition générale, de notre humeur du moment, des conditions historiques de sa production, que nous trouvions un objet beau.19 Ceci s’avère particulièrement vrai pour le beau naturel qui est « rare, indigent, fugace » plutôt que pour le beau artificiel qui est un « recours

plus solide et efficace pour la reproduction des expressions. »20 Le caractère fortuit d’une éventuelle correspondance entre fait physique naturel et expression est compensé dans les Horizontaux par l’implémentation d’un dispositif censé encourager la concordance entre le stimulus et l’intuition correspondante : l’équipement appareille le regard et suscite la production chez l’utilisateur d’une expression qui n’aurait pas eu lieu autrement.

18 Idem, ibidem, p. 10.

19 Idem, Thèses fondamentales pour une esthétique comme science de l’expression et linguistique

générale, traduit par Pascal Gabellone, Nîmes, Champ sociale, 2006, p. 84.

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b) Beau artificiel et substrat matériel (ou fait physique)

Plutôt qu’attirer l’attention sur soi et susciter la contemplation du spectateur, les

Horizontaux redirigent le regard de l’utilisateur vers le paysage. Le regard déborde ici

les limites physiques de l’œuvre pour trouver dans le paysage entourant l’objet d’une expérience esthétique. On peut se demander si le manque d’un substrat tangible capable de contenir ce regard est problématique et argumenter, en revanche, qu’il y a lieu un acte d’expression indépendamment du véhicule. On sait à travers Croce que l’expression amplifie ce qui dans des circonstances normales ne serait qu’une intuition banale : « le

peintre est peintre parce qu’il voit ce qu’un autre sent seulement ».21 Ce qui signifie que même une intuition banale perçue au cours de notre vie quotidienne est déjà une expression, elle ne transmet que de pauvres idées là où l’expression esthétique motive des dégradés plus fins. Selon les propres termes de Croce : « Ce qu’on appelle communément, par antonomase, l’art, recueille des intuitions plus vastes et plus complexes que les intuitions communes, mais ce sont toujours des intuitions de sensations et d’impressions ; l’art est l’expression d’impressions, non l’expression de l’expression. »22 Ce qui est cependant décisif, c’est la manière dont Croce élabore la

21 Idem, Esthétique comme science de l’expression et linguistique générale, traduit par Henri Bigot,

Paris, V. Giard & E. Brière, 1904, p. 10.

22 Idem, ibidem, p. 14. Collingwood adopte une position équivalente : « si vous voulez extraire plus

d’une expérience, il faut y ajouter plus. Le peintre ajoute bien plus à son expérience qu’une personne qui regarde uniquement… Ce que l’artiste extrait de son expérience est donc proportionnellement plus riche. »

COLLINGWOOD R.G., The Principles of Art, Oxford, Oxford University Press, 1958, p. 307-308. Traduction de l’auteur. Dans l'originel :« The sensuous elements involved in merely looking… are

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relation entre tout substrat matériel d’une œuvre d’art (le fait physique), et l’expression qui lui a donnée naissance. En vérité, chez Croce l’expression esthétique ne coïncide pas uniquement avec l’œuvre d’art, elle est l’œuvre d’art : « ni les signes de la peinture, de la

sculpture et de l’architecture ne sont des œuvres d’art ; celles-ci n’existent nulle part ailleurs que dans les âmes qui les créent ou les recréent ».23 Réduit au statut de stimulus chargé de rétablir les intuitions originelles, ou de « point d’appui pour la méditation et la

concentration intérieurs »,24 le substrat matériel d’une œuvre remplit ici surtout une fonction communicationnelle et d’aide-mémoire. Ces fonctions prennent place à travers « la fixation de l’intuition-expression sur un objet que nous ne dirons matériel ou physique que par métaphore, car, en fait, il ne s’agit pas ici de matière et de physique mais d’œuvre de l’esprit ».25 Ceci n’équivaut pas à dire que le fait physique est négligeable ou que la reproduction d’une expression chez le spectateur ne procède pas de l’œuvre. Croce précise à ce propos que « certaines visions artistiques ont besoin de certains moyens physiques

pour la reproduction, et que d’autres visions artistiques ont besoin d’autres moyens. »26

necessarily much scantier and poorer, and also much less highly organized in their totality, than the sensuous elements involved in painting (…) If you want to get more out of an experience, you must put more into it. The painter puts a great deal more into his experience than a man who merely looks at it... what he gets out of it, therefore, is proportionately more. »

23 CROCE Benedetto, Essais d’esthétique, traduit par Gilles Tiberghien, Paris, Gallimard, 1991, p.61. 24 Idem, ibidem, p. 72.

25 Idem, ibidem, p. 59.

26 Idem, Thèses fondamentales pour une esthétique comme science de l’expression et linguistique

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Figure 36. Nuno Pedrosa, Horizontaux (prototype), images vidéo fixes, 720px x 480px, Oeiras, Portugal, 2008

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c) L’anti-esthétique ou inexpressif

Il est cependant admissible que le fait physique ne soit ni essentiel ni nécessaire à l’articulation d’une expression. Nous aurions enfin tort de croire que « l’artiste crée

ses propres expressions, en peignant ou en ébauchant, en écrivain ou en jouant, et que par conséquent le beau physique, au lieu qu’il suive, précède parfois le beau esthétique », car en réalité l’artiste « ne pose pas une seule touche sans l’avoir déjà vue auparavant ».27 On pourrait par exemple se demander des dessins fabriqués par le

Robot Action Painter, s’ils tombent dans cette catégorie. Car, en dépit des mérites formels de ces dessins, le Robot Action Painter semble incapable d’imaginer quoi que ce soit préalablement à chacun de ses mouvements : le Robot Action Painter interagit avec les traces laissés sur la surface du dessin au fur et à mesure de sa création, mais il reste douteux que ceux-ci procèdent d’une intuition esthétique. Par la suite, même si le Robot Action Painter possédait une vie mentale, elle serait nécessairement étroite, n’ayant d’yeux que pour la tâche présente et n’obéissant qu’à l’ensemble d’instructions stockées. De surcroit, s’il est vrai que toute œuvre d’art offre à son créateur un point d’appui pour la méditation et la concentration, l’expression ne peut se manifester sans le concours de l’imagination. On trouve la confirmation d’une telle hypothèse dans Collingwood qui a recours à un argument comparable en affirmant que, si l’artiste donne vie à une œuvre d’art, elle doit avant tout procéder de l’intérieur, « une chose

mentale, existant seulement dans sa tête : le type d’entité qu’on appelle habituellement

27 Idem, ibidem, p. 71.

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l’expérience. »28 De plus, c’est parce que nous n’avons pas encore surpassé nos intuitions les plus banales que nous échouons à exprimer telle ou telle intuition avec succès. Somme toute, on ne rend pas des intuitions plus élevées que ce qu’elles sont initialement si l’on ne s’engage pas avec assez d’efforts dans leur expression. Car, en dépit de « l’illusion ou préjugé que nous avons de la réalité une intuition plus considérable que celle que nous en avons réellement », le fait est que « le monde dont

nous avons ordinairement l’intuition est peu de chose, et consiste en de petites expressions, qui se font de plus en plus grandes et plus amples seulement avec la concentration spirituelle croissante à certains moments. »29 Donner vie à des intuitions en dehors de la vie intérieure de l’esprit dépend avant tout de ce qui a été imaginé, et plus vous investirez dans l’acte d’expression, plus vous aurez d’intuition.

Suivre Croce quant à la nature précise de cette relation revêt ici une signification particulière, car c’est précisément dans un tel cadre que le succès d’un automate comme le Robot Action Painter doit se mesurer. Car il suffirait de remplacer une entité capable d’intuitions par une autre qui en manque (mais capable de simuler une expression qui n’a pas eu lieu), pour douter de cette thèse. En outre, si nous voulons accorder du crédit à l’affirmation que l’acte de communication d’une expression est dénué de sens s’il est

28 COLLINGWOOD R.G., The Principles of Art, Oxford, Oxford University Press, 1958, p. 37.

Traduction de l’auteur. Dans l'originel : « An ‘internal’ or ‘mental’ thing, something ‘existing in his head’

and there only: something of the kind which we commonly call an experience. »

29 CROCE Benedetto, Esthétique comme science de l’expression et linguistique générale, traduit par

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Figure 37. Leonel Moura, Robot Action Painter, feutres couleur sur papier, 47cm x 54cm, 2007 (photo courtoisie de l’artiste)

dissocié d’une occurrence intuitive, il est raisonnable de penser que le Robot Action

Painter devra être doté d’un analogue à l’« observation directe de l’activité que nous exerçons sur nous-mêmes et qui est notre conscience »,30 sans quoi cela confirmerait l’affirmation de Croce, qu’aucune intuition n’est possible sans l’intervention de l’esprit, seul capable d’engendrer une forme dotée de sens à partir du flot indistinct des sensations.

30 Idem, Thèses fondamentales pour une esthétique comme science de l’expression et linguistique

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Toujours selon Croce, les choses belles sont des actes d’expression accomplis qui apportent aux esprits prédisposés des intuitions comparables à ceux qui leur ont donnée vie. Mais aussi, une chose belle peut parfaitement déclencher des intuitions pénibles ou déplaisantes, bien que cela ait peu à voir avec ce qui peut être qualifié de laid. Du point de vue de Croce, ce dernier ne définit pas seulement l’opposé de l’expression mais tout simplement son manque. Car un objet laid est plutôt indolore pour ceux qui parmi nous ne connaissent « d’autre laid que l’anti-esthétique et inexpressif ; et celui-ci ne peut trouver place dans le fait esthétique dont il est le contraire et

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l’antithèse. »31 Une chose laide peut ainsi survenir à chaque fois que quelqu’un n’a rien à dire et tente de « cacher le vide intérieur sous un déluge de paroles, par le vers

sonore, par une peinture qui éblouit le regard, ou en assemblant de grands machines architectoniques, qui frappent et étourdissent, mais ne disent rien. »32

d) Expression comme volonté productrice et faire théorique

Entre l’occurrence intuitive banale – peu importe à quel point elle peut se révéler négligeable – et le geste imprécis mais grandiloquent qui tente d’avoir un impact avec des articulations inhabituelles ou excessives, il existe tout un monde. Ce geste aurait décrit une chose laide, c’est-à-dire un exercice formel vide de sens, alors qu’une occurrence intuitive banale possèderait toujours une valeur expressive. L’acte d’expression se caractérise comme activité théorique. C’est-à-dire qu’en tant qu’activité, l’expression implique la « volonté productrice » ou faire pratique, et faire théorique car « l’élaboration esthétique des impressions revient à les voir, c’est-à-dire

à les connaitre : les voir comme elles sont réellement, les connaitre comme vraies. »33 S’opposant au « sentiment vécu (dans l’action ou la passion) » et au « sentiment dans

son immédiateté », l’expression, laquelle n’implique aucune activité pratique qu’au

moment de sa communication, est image et sentiment contemplés et diffusé « en larges

31 CROCE Benedetto, Esthétique comme science de l’expression et linguistique générale, traduit par

Henri Bigot, Paris, V. Giard & E. Brière, 1904, p. 85-86.

32 Idem, Thèses fondamentales pour une esthétique comme science de l’expression et linguistique

générale, traduit par Pascal Gabellone, Nîmes, Champ sociale, 2006, p. 94.

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cercles dans tout le domaine de l’âme qui est aussi le domaine du monde, avec des échos infinis. »34 En vue de cela, peu importe si l’on prend au sérieux la prétention d’autonomie du Robot Action Painter, car tout dessin fabriqué par cet automate peut se révéler laid ou inexpressif.35 Ne possédant au mieux que de simples impressions, le

Robot Action Painter ne saurait être capable de communiquer une expression sans que ce soit produite préalablement une vision esthétique, car l’activité esthétique est connaissance et résolution de problèmes esthétiques, conçue « comme faire théorique,

éternel antécédent et éternel conséquent du faire pratique »,36 dont la volonté de communiquer n’est qu’un exemple.

e) Beau naturel, beau artificiel et beau mixte

Malgré l’existence d’un substrat matériel et l’apparence d’expression apportée par ces dessins, ils ne sont que des simulacres d’un évènement expressif qui n’a pas pu se produire en vue du fait que le Robot Action Painter n’a « personnellement part

au monde de la pensée et de l’action. » Il aurait fallu d’abord au Robot Action Painter

qu’il « pense, et désire, et souffre et prend plaisir et se tourmente au fond de soi. »37 Comme Simondon nous rappelle, celui que délègue dans la « machine androïde » son humanité, « cherche à construire la machine à penser, revêtant de pouvoir construire

34 Idem, Essais d’esthétique, traduit par Gilles Tiberghien, Paris, Gallimard, 1991, p. 50-51.

35 Ce qui n’empêche pas le Robot Action Painter de véhiculer l’expression d’une idée de création artistique

fondée sur la notion de comportement émergent.

36 Idem, ibidem, p. 92. 37 Idem, ibidem, p. 53.

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la machine à vouloir, la machine à vivre, pour rester derrière elle sans angoisse, libéré de tout danger, exempt de tout sentiment de faiblesse, et triomphant médiatiquement par ce qu’il a inventé. »38 Le comportement émergent du Robot Action Painter témoigne de son haut degré de perfectionnement, mais il résulte de l’action d’un interprète humain capable de régler la marge d’indétermination de cette machine et de coder ce comportement.39 Par contraste, en dépit de se constituer comme effort de détachement, les Horizontaux n’aspirent pas à se substituer à l’artiste. Et si leur statut d’œuvre reste troublant comme on verra plus bas, le fait qu’ils éloignent le regard de l’artéfact pour remettre le paysage au centre met en évidence l’équivalence entre « beau artificiel » et « beau naturel ». Croce rappelle à propos du beau naturel qu’il « est certes expressif,

mais nullement naturel : en d’autres termes, qu’il est lui aussi un produit de l’activité de l’homme. »40 En effet, le paysage a autant d’artéfact qu’une œuvre d’art. Dans le contexte traditionnel de réception d’une œuvre, le spectateur est assujettit à un stimulus physique artificiel visant à reproduire une expression. Identiquement, l’implémentation d’un dispositif visant une expérience de contemplation dirigée permet à l’utilisateur des Horizontaux de pressentir le paysage d’une manière inusitée. L’instrument est bien

38 SIMONDON Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Mayenne, Éditions Aubier,

« Collection Philosophie », 1989, p. 10-12.

39 Idem, idem, p. 11.

40 CROCE Benedetto, Thèses fondamentales pour une esthétique comme science de l’expression et

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entendu décisif ici, sans quoi l’expression désirée ne pourrait se produire. Il est donc juste affirmer qu’on est devant une occurrence de « beau mixte », laquelle se produit dès l’instant que l’on a recours « à un grand nombre de combinaisons déjà existantes

en nature, ou telles que, si elles n’existaient pas, nous ne saurions les produire artificiellement ».41L’inverse est tout de même valide car, en toute précision, l’utilisateur des Horizontaux interpelle le paysage, un fait physique naturel, mais il ne saurait produire une expression comparable sans avoir recours à cet artéfact.

41 Idem, ibidem, p. 70.

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