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Les dettes odieuses en République Démocratique du Congo: histoire d’une grande invisibilisation

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Master

Reference

Les dettes odieuses en République Démocratique du Congo: histoire d'une grande invisibilisation

FLUBACHER, Léonard Pierre

Abstract

Ce travail de master porte sur le transfert des dettes contractées par l'État colonial vers la République du Congo nouvellement indépendante lors des négociations économiques belgocongolaises. Mon travail s'articule en deux temps. J'analyse d'abord la dette coloniale belge au prisme de la doctrine juridique de la dette odieuse. A partir des textes légaux adoptés lors de ces négociations, je montre ensuite que, lors des différentes négociations belgo-congolaises, les délégations congolaises ne dénoncèrent jamais l'illégitimité de cette dette. Pour comprendre cette absence de dénonciation, j'effectue une analyse des caractéristiques socio-culturelles de la délégation congolaise. Cette analyse illustre combien les négociations étaient tronquées, soit par l'inexpérience des délégations congolaises – le Congo est représenté par une majorité d'étudiants et de chefs coutumiers en 1960 – soit par la priorisation des intérêts politiques individuels par le Premier ministre congolais en 1965, Moïse Tshombe. Il résulta de ces négociations un invisibilisation de la dimension odieuse de la dette [...]

FLUBACHER, Léonard Pierre. Les dettes odieuses en République Démocratique du Congo: histoire d'une grande invisibilisation. Master : Univ. Genève, 2021

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:155167

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Les dettes odieuses en République Démocratique du Congo

Histoire d’une grande invisibilisation

Travail de mémoire

Soumis à l’Université de Genève Faculté des Sciences de la Société

Master en socioéconomie

Par

Léonard Flubacher

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Résumé

Ce travail de master porte sur le transfert des dettes contractées par l’État colonial vers la République du Congo nouvellement indépendante lors des négociations économiques belgo- congolaises.

Mon travail s’articule en deux temps. J’analyse d’abord la dette coloniale belge au prisme de la doctrine juridique de la dette odieuse. A partir des textes légaux adoptés lors de ces négociations, je montre ensuite que, lors des différentes négociations belgo-congolaises, les délégations congolaises ne dénoncèrent jamais l’illégitimité de cette dette. Pour comprendre cette absence de dénonciation, j’effectue une analyse des caractéristiques socio-culturelles de la délégation congolaise. Cette analyse illustre combien les négociations étaient tronquées, soit par l’inexpérience des délégations congolaises – le Congo est représenté par une majorité d’étudiants et de chefs coutumiers en 1960 – soit par la priorisation des intérêts politiques individuels par le Premier ministre congolais en 1965, Moïse Tshombe.

Il résulta de ces négociations un invisibilisation de la dimension odieuse de la dette coloniale et un transfert massif de sa charge à la République du Congo.

Mots clés : République Démocratique du Congo, dette odieuse, décolonisation, négociations

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Remerciements

Autant le dire tout de suite, je vais oublier des gens. Donc, d’avance, merci à toutes et tous les délaissés de ces remerciements, je vous aime fort.

D’abord les fondamentaux. Merci maman pour les centaines d’heures d’introspection familiale, sans lesquelles je ne me serais jamais intéressé au sujet de ce mémoire. Merci papa pour le soutien et les encouragements, t’as vu j’ai réussi à finir mes études ! Merci Camille de ne pas m’avoir étripé parce que j’avais les trois-quarts de mon mémoire à écrire pendant les vacances, et d’avoir même réussi à m’encourager, t’es la meilleure.

Ensuite, la crème du monde académique romand. Merci Matthieu, Jojo et Lucie pour l’accueil d’un squatteur à Geopolis ou au Cercle, pour les relectures, les conseils et le soutien. Merci à Elise d’avoir été dans la même galère au même moment que moi, sans toi j’y serais encore pour les six prochains mois. Merci tonton pour la relecture, désolé de ne pas avoir tout pris en compte.

Maintenant, la section « officielle ». Merci aux quelques enseignants qui ont réussi à me faire rester aux études (et c’était pas gagné), notamment Harro Maas et François Allisson qui m’ont donné goût à l’Histoire économique. Évidemment, merci à Juan Florès pour l’intérêt porté à mon sujet de mémoire et pour l’encadrement.

Enfin, la séquence émotion. Une pensée toute particulière à mon Dady. Tu dois probablement te retourner dans ta tombe en lisant mon travail, mais je suis sûr qu’on aurait fini par se comprendre !

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Table des matières

Introduction ... 10

La transmission de la dette odieuse de Mobutu ... 12

La prise en charge de la dette coloniale ... 14

Plan du travail ... 16

Chapitre 1 : La doctrine de la dette odieuse : de l’impossible reconnaissance à son instrumentalisation politique ... 18

2.1 La dette odieuse ... 19

2.1.1 Genèse de la doctrine et première formalisation par Alexander Sack ... 19

2.1.2 Les espoirs déchus du Nouvel Ordre Économique International ... 22

2.1.3 L’annulation de la dette de Saddam Hussein ... 24

2.1.4 L’audit de la dette équatorienne ... 25

2.1.5 La doctrine de la dette odieuse aujourd’hui ... 27

2.2 Le marché de la dette publique ... 28

2.2.1 Généralités ... 29

2.2.2 Les asymétries sur le marché obligataire ... 30

2.2.3 Des créanciers tout puissants ? ... 32

2.3 Continuité de la dette et doctrine de la dette odieuse ... 38

2.3.1 Déconstruire l’idée de la continuité automatique de la dette ... 38

3. Conclusion ... 40

Chapitre 2 : Le cas de la dette coloniale en République Démocratique du Congo ... 43

1. Le processus d’endettement du Congo belge ... 45

1.1 L’État Indépendant du Congo ... 46

1.2 Le Congo Belge ... 47

2. La question des dettes odieuses de la colonisation belge ... 50

3. De la Table Ronde économique aux accords de 1965 : la transmission des dettes odieuses belges à la République du Congo ... 52

3.1 La Table Ronde économique ... 53

3.2 Les accords de Bruxelles et le règlement du contentieux ... 59

3. Des situations individuelles au contexte idéologique et économique international : les causes de la défaite congolaise ... 62

4. Conclusion ... 68

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Conclusion : De l’invisibilisation des dettes odieuses du Congo à une possible annulation

des dettes du continent africain ? ... 69

Bibliographie ... 72

1. Littérature scientifique ... 72

2. Sources primaires ... 75

3. Autre documentation (presse, communiqués, etc.) ... 76

Annexes ... 80

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Introduction

La pandémie de Covid-19 a révélé une fois encore la fragilité de l’économie de la République Démocratique du Congo. Avec la baisse aussi spectaculaire que soudaine de la demande en matière première, la RDC a vu ses principales sources de revenus s’effondrer et s’est rapidement retrouvée à court de liquidité pour honorer ses engagements financiers. Ainsi, à l’instar d’une grande majorité des pays d’Afrique, la RDC s’est montrée incapable de faire face au service de sa dette (i.e. le remboursement des intérêts) et fut contrainte d’en appeler à l’aide des Institutions Financières Internationales. Pour permettre à ces pays de résister au choc, le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale ont, tour à tour, débloqué plusieurs dizaines de milliards de dollars pour les pays les plus déstabilisés par la crise. Ces fonds furent prioritairement alloués au service de la dette, aux dépenses dues à l’explosion des coûts de la santé, et enfin à la mise en place « des fondations d’une reprise [économique] rapide et durable » (Banque Mondiale, 2020). Dans le même temps, plusieurs dirigeants occidentaux, tel Emmanuel Macron, appelèrent à « une annulation massive de la dette » des États africains afin d’éviter un effondrement économique de ces pays dont la dette « engloutit en moyenne 13%

des revenus » (Le Monde, 14 avril 2020). Le 15 avril 2020, le G20 décide même d’un moratoire sur la dette de 77 des États les plus pauvres pour leur permettre de s’organiser face à la crise sanitaire et économique (Truong-Loï, 2020). Il ne s’agit donc pas d’une annulation de la dette, mais d’un délai accordé aux pays les plus pauvres, qui devront tout de même rembourser leurs emprunts une fois la crise passée.

Pourtant, la validité et la légitimité d’une grande partie des dettes des pays pauvres, notamment en Afrique, ne fait pas consensus. Nombreux sont les pays africains qui subissent aujourd’hui le poids d’une dette contractée par des régimes qu’une partie de la société civile nationale et internationale dénonce au titre de régimes dictatoriaux, répressifs ou corrompus. C’est notamment le cas du régime de Mobutu en RDC1, mais aussi de ceux de Moubarak en Égypte, de Ben Ali en Tunisie, de Mengistu en Éthiopie ou encore de Sassou-Nguesso au Congo

1 Au fil de l’Histoire, la RDC a connu plusieurs nom : État Indépendant du Congo sous Léopold II, Congo belge durant la colonisation par la Belgique, République du Congo durant les premières années d’indépendance, Zaïre sous Mobutu, puis République Démocratique du Congo depuis l’arrivée au pouvoir de Laurent-Désiré Kabila.

Dans ce travail, le nom de République du Congo est régulièrement utilisé pour marquer les premières années d’indépendance.

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Brazzaville (Toussaint et al., 2015). De plus, la dette de plusieurs pays africains est marquée par l’héritage colonial. C’est à nouveau le cas du Congo qui, au moment de l’indépendance, endossa une majorité de la charge de la dette coloniale, mais aussi de Madagascar (voir Bedjaoui, 1977, p.103) ou, dans une mesure un peu différente, de l’Afrique du Sud (voir Oosterlinck, 2020, pp.4-5). Pour contester ces dettes, beaucoup d’auteur.e.s du monde académique et/ou membres de la société civile invoquent la doctrine juridique de la dette odieuse. Pour les tenants de cette doctrine, une dette doit pouvoir être répudiée si elle remplit certains critères tels que 1) l’absence de consentement de la population au moment de son émission, 2) l’absence de bénéfice pour la population et 3) la connaissance par les créanciers (i.e. les détenteurs de la dette) du mauvais usage de l’argent engagé (Sack, 1927, King, 2007).

Historiquement, plusieurs pays mobilisèrent cette doctrine, ou du moins certains de ses principes, lors de grands moments de transition politique tels qu’une indépendance ou un renversement d’un régime dictatorial. Ce fut d’abord le cas du Mexique dans les années 1880 et des États-Unis lors de la libération de Cuba en 1898. L’URSS invoqua également ces principes lors du renversement du pouvoir tsariste en 1917 (Collet et Oosterlinck, 2019), tout comme le Costa Rica après la chute du dictateur Federico Tinoco en 1923 (Gentile, 2010). Plus tard, lors de la vague d’indépendances des années 1950-60, l’Indonésie répudia la dette coloniale hollandaise dont elle devait hériter en 1956, et l’Algérie refusa la charge de certaines

« dettes odieuses » en 1962 (Bedjaoui, 1977, pp.101-107). Enfin, au cours du XXIème siècle, ces principes furent mobilisés par les détracteurs de la dette de Saddam Hussein en Iraq et par le gouvernement équatorien de Rafael Correa en 2007, qui répudia plus de deux milliards de dollars de dettes publiques (Wong, 2012).

Ce ne fut par contre pas le cas du Congo. Au cours de son Histoire récente, le Congo connut deux moments de transitions politiques majeurs qui virent le pays endosser une grande partie de la dette du régime précédent. A l’indépendance, le 30 juin 1960, le Congo n’opposa qu’une résistance très relative au transfert de la dette coloniale, et hérita de près des trois-quarts de la dette contractée durant les 75 ans de domination belge. En 2003, la RDC reprend le service de la dette et est intégrée à l’initiative pour les Pays Pauvres Très Endettés chapeauté par le FMI et la Banque Mondiale, qui doit lui permettre de faire annuler la majorité sa dette en échange de grandes réformes économiques libérales. À la vue de la nature des régimes coloniaux et dictatoriaux que connu le pays, et à l’ampleur des dettes qu’ils contractèrent, comment expliquer que, jamais au cours de ces négociations, les Congolais n’adoptèrent une position plus radicale à l’égard des dettes des régimes précédents ? Comment se fait-il que la doctrine de la dette odieuse n’ait jamais été mobilisée dans les négociations ?

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La transmission de la dette odieuse de Mobutu

Beaucoup a été dit sur la transition démocratique initiée par Joseph Kabila et sur l’instrumentalisation de la dette publique, à la fois par Kabila et par les Institutions Financières Internationales. Le premier a fait de la reprise du service de la dette publique la clé de sa légitimation en tant que leader légitime de la transition démocratique (De Villers, 2009). Les secondes perçurent la « window opportunity [qu’offrait] le nouveau contexte politique » et conditionnèrent l’annulation du fardeau insoutenable que représentait la dette de Mobutu à la mise en place de grandes réformes économiques libérales en RDC (Ibid., p.94). Je me contenterai donc de relever ici les éléments fondamentaux de la transmission des dettes odieuses de Mobutu lors de la transition démocratique du début des années 2000.

Arrivé au pouvoir en 1965 sur un coup d’État, Mobutu mena une « politique de la prédation », soutenue financièrement par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaires International, qui s’avéra dévastatrice pour les finances du pays (De Villers, 2014). Le Zaïre de Mobutu était fondé sur le pillage du trésor de l’État et sur un système clientéliste qui ressemblait en bien des aspects à une mafia. Mobutu, « non seulement pillait le trésor, mais en outre dépendait, pour sa sécurité, de sa capacité à autoriser ses acolytes à en faire autant » (Cooper, 2002, p.307).

Dès le début des années septante, le Zaïre contracte d’énormes dettes afin de financer d’immenses projets d’infrastructures, comme la barrage Inga sur le fleuve Congo, l’usine sidérurgique Maluku ou l’aéroport international ultra moderne de Kisangani. Ces infrastructures ne fonctionnèrent jamais à plus de 10 à 30% de leur capacité. Surtout, plusieurs centaines de millions de dollars destinés à ces infrastructures sont détournés par Mobutu et ses proches, dans ce qui constitue une véritable « économie de pillage » (Willame, 1984, p.84).

Rapidement, le Zaïre s’endette bien au-delà de ses capacités de remboursement. A partir de 1975, les créanciers du pays conditionnent leurs investissements à une intervention du FMI, qui met au point le premier plan d’ajustement structurel dans un pays d’Afrique : le plan Mobutu.

Le Zaïre doit rétrocéder les entreprises nationalisées, réduire les dépenses publiques, investir dans les infrastructures, négocier le rééchelonnement de sa dette… (Munganga, 1979, pp.80- 85). Mais si l’État allège bien son budget, le pillage institutionnalisé continue :

« de 1977 à 1979, Mobutu détourna, d’après certaines estimations prudentes, plus de deux cents millions de dollars à son profit et au profit de sa famille » (Van Reybrouck, p.990). Malgré les réformes, la situation économique continue à se détériorer. Étranglé par les dettes, Mobutu se résoudra encore par deux fois, entre 1982 et 1986 puis en 1989, à engager le Zaïre dans des

« plans d’ajustement structurels » supervisés par le FMI et la Banque mondiale. Ces plans visent à « libéraliser l’économie, instaurer des mécanismes de contrôle [et appliquer un]

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programme d’investissement public » afin d’assainir les finances du pays et relancer la croissance (Mazalto, 2008). Dans un premier temps, l’État réduit en partie le stock de sa dette et allège son budget, mais ceci se fait aux dépends « de ses obligations en matière d’enseignement, de santé, d’entretien des infrastructures… » (De Villers, 2010, p.183). A la fin de l’année 1989, l’hyperinflation reprend et les Institutions Financières Internationales (IFI) se retirent définitivement du Zaïre de Mobutu. Lorsque celui-ci est renversé en mai 1997, la dette publique zaïroise s’élève à plus de 12.3 milliards de dollars (Banque Mondiale).

Du point de vue de la doctrine de la dette odieuse, la dette Mobutu est un cas d’école. Il est clair qu’elle fut émise sans le consentement de la population. Le régime du « Léopard du Zaïre », profondément anti-démocratique, était en effet caractérisé par un « despotisme d’un niveau inédit » (Cooper, 2002, p.306). La population n’a également que très peu bénéficié des emprunts effectués par l’État durant les 32 années de règne de Mobutu. En 1997, la fortune de ce dernier, issue du pillage institutionnalisé, était estimée entre 5 et 8 milliards de dollars, soit près des deux-tiers du stock total de la dette zaïroise2. En outre, une large partie de la dette qui n’avait pas été détournée fut investie dans des infrastructures qui ne profitèrent jamais à la population3 (voir notamment Willame, 1984, et Nzuzi, 2019). Enfin, il est évident, s’agissant du Zaïre, que les créanciers savaient la nature du régime auquel ils prêtaient. En effet, le FMI avait mandaté en 1978 un banquier ouest-allemand, Erwin Blumenthal, pour superviser la mission de du Fonds Monétaire dans le pays. D’abord chef d’équipe du FMI puis directeur intérimaire de la Banque Centrale du Zaïre, il abandonna sa mission après à peine un an de service suite « découragé et craignant pour sa vie » (Langellier, 2018, p.273), non sans produire un rapport qui fit grand bruit à l’époque. Dans ce rapport, il rapporte qu’il « y a un seul obstacle majeur qui anéantit toutes les perspectives [de redressement] : la CORRUPTION de l’équipe au pouvoir […]. Aucun des responsables du Fonds ou de la Banque mondiale n’ignore que toute tentative visant à un contrôle budgétaire plus strict tourne court devant un obstacle majeur : la

2 Les estimations varient et sont très difficiles à faire. A la mort de Mobutu, les médias occidentaux parlaient ainsi d’une fortune d’environ 5-6 milliards (CNN, 1997). Le nouveau gouvernement de Laurent Désiré Kabila parlait lui d’une fortune de près de 14 milliards de dollars (Libération, 1997)

3 Mobutu instrumentalisa même le barrage Inga sur le fleuve Congo, en en faisant un moyen de contrôle sur la région dissidente du Katanga. Il fit relier la région au barrage par la plus longue ligne à haute tension du monde pour contrôler l’approvisionnement en électricité du Katanga

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présidence » (Ibid., p.274). Entre la sortie de ce rapport et la chute de Mobutu, près de 8 milliards de dollars s’ajoutèrent au stock de la dette zaïroise4.

Joseph Kabila ne dénonça jamais cette dette, et pour cause : lorsqu’il arrive au pouvoir, il est

« dépourvu de quelque assise politique nationale (national constituency), [et choisit l’option de] traiter la communauté internationale comme sa base de pouvoir5 » (Prunier, 2009, p.258, cité dans de Villers, 2009, p.91). Les Institutions Financières Internationales sont ainsi au premier rang des acteurs internationaux dont Kabila cherche le soutien. Elles font leur grand retour au Congo en 2001 et intègrent la RDC dans l’initiative pour les Pays Pauvres Très Endettés (PPTE). D’importants fonds sont mis à disposition de la RDC, qui reprend le service de sa dette et s’engage dans d’importantes réformes libérales, sous la supervision du FMI et de la Banque Mondiale, qui doivent permettre au pays de retrouver la croissance (de Villers, 2012).

Le non recours aux principes de la dette odieuse lors de la transition démocratique du début des années 2000 en RDC se comprend par la « stratégie d’extraversion » à laquelle recourt Kabila dès son arrivée au pouvoir. En mal de légitimité interne, il alla chercher le soutien nécessaire à son maintien au pouvoir du côté des puissances économiques occidentales, qui conditionnèrent ce soutien à l’adoption de politiques libérales et à la reconnaissance de la dette souveraine du Zaïre de Mobutu (de Villers 2009 et 2010, Marysse, 2018). La problématique de la dette fut donc centrale dans le processus de transition qui conduisit Kabila au pouvoir. Cependant, il ne fut jamais question d’une annulation de cette dette. Elle fut instrumentalisée tant par Kabila que par les IFI. La nature « odieuse » des dettes de Mobutu fut ainsi largement invisibilisée lors de cette transition alors qu’elle constitue l’archétype des dettes odieuses des régimes totalitaires africains de la seconde moitié du XXème siècle.

La prise en charge de la dette coloniale

Le cas des dettes odieuses de la colonisation belge et de leur transmission vers la nouvelle République du Congo fait l’objet de moins d’attention dans la littérature spécialisée. Elle est principalement développée dans les travaux militants menés par le Comité pour l’annulation des dettes odieuses (voir notamment Nzuzi, 2019, Toussaint et Millet, 2015). Dans les années qui suivirent l’indépendance du Congo, la transmission de la dette fut traitée par une littérature relativement importante concernant le « contentieux belgo-congolais » (Lejeune, 1969, CRISP, 1960 et 1965, Kovar, 1967, West, 1961). Cependant, elle n’est jamais traitée comme le sujet

4 Pour une analyse étendue de la dette odieuse du Zaïre de Mobutu, voir notamment Hanauer, 2012, pp.84-122

5 Traduit de l’anglais par de Villers

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central, les auteur.e.s se focalisant sur les questions liées au transfert du portefeuille d’actif du Congo belge et sur la question de la dissolution des compagnies concessionnaires. Dans ce travail, je remets la question du transfert de la dette du Congo belge vers la République du Congo au cœur de l’analyse, afin de comprendre comment et pourquoi cette question fut éclipsée lors des négociations économiques de l’indépendance.

Lors de son indépendance, le Congo hérite de près des trois-quarts de la dette inscrite au passif du Congo belge. A l’époque, la Belgique invoqua les principes de la succession d’État pour légitimer le transfert de sa dette. En effet, le Congo constituait une entité juridiquement distincte de la Belgique, bien qu’il fût largement administré depuis Bruxelles. Le patrimoine, les actifs et les dettes de la colonie étaient strictement séparées des comptes de la métropole, et devaient être attribués au nouvel État indépendant (CRISP, 1965, p.5). A l’époque, la question de la légitimité de ce transfert semble avoir été l’objet de débats juridiques en Belgique (Lejeune, 1969, pp.540-543), bien que le terme de « dette odieuse » n’ait pas été explicitement invoqué.

Il résulte de ces débats que le transfert de la grande majorité des dettes était bien légitime. Elles avaient été contractées dans le cadre du « Plan Décennal » qui avait, entre 1950 et 1960, participé significativement au développement du pays. Une partie de mon travail relativise ce discours. Je montrerai, par le prisme des principes de la doctrine de la dette odieuse, qu’une partie importante de ces dettes servirent en fait à l’expansion coloniale et à l’épanouissement des capitaux belges, plus qu’à une amélioration des conditions d’existence de la population congolaise, et peuvent ainsi être considérées comme des dettes odieuses. De plus, une partie non négligeable des dettes transmises à la République du Congo portent le sceau de l’État Indépendant du Congo, l’un des régimes coloniaux européens en Afrique les plus atroces, et sont également frappées de nullité par les principes de la doctrine.

Lors des négociations sur les conditions économiques de l’indépendance du Congo, jamais les principes de la doctrine de la dette odieuse ne furent invoqués pour refuser le transfert de la dette. A l’époque, la question de la dette fut en fait largement occultée par d’autres enjeux économique tels que le transfert du portefeuille d’action du Congo Belge ou la dissolution des compagnies disposant de concessions sur une partie du territoire. Il s’agissait pourtant d’une dette de près de 46 milliards de francs congolais6 (CRISP, 1965, p.24), ce qui correspondait à l’époque à plus de 10% du stock de la dette belge (Lejeune, 1969, p.540). La partie analytique de mon travail consistera à analyser le sort de la question de la dette dans les négociations

6 Les francs belges et congolais s’échangeaient à parité jusqu’à l’indépendance. La somme de 46 milliards de francs belges/congolais correspondait à l’époque à 1 milliard de dollars US

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économiques belgo-congolaises. Plusieurs éléments jouent dans l’acceptation du poids de la dette par les délégations congolaises. D’abord, je soutiens que le contexte juridique et politique international ne favorisent pas la mobilisation des principes de la doctrine. Les décennies d’après-guerre sont en effet marquées par l’hégémonie libérale exercée par les Institutions Financières Internationales sur le plan économique, ce qui favorise l’idéologie de la « continuité de la dette » au dépend des mécanismes de répudiation que mobilisèrent par exemple le Costa Rica ou l’URSS au début du XXème siècle (Lienau, 2014). La doctrine de la dette odieuse est ainsi largement marginalisée à l’époque de l’indépendance congolaise. Ce n’est que dans les années 1970 qu’elle sera réactualisée et adaptée au contexte décolonial par le rapporteur spécial à la Commission du Droit International de l’ONU Mohammed Bedjaoui (voir Mallard, in Florès et Pénet, 2020). Surtout, j’avance que les réalités individuelles des membres de la délégation congolaise eurent un impact fondamental sur leur capacité (et parfois leur volonté) à adopter une attitude radicale face à la transmission de la dette coloniale. Entre inexpérience, manque de compétence et liens douteux avec les intérêts financiers belges, les différentes délégations congolaises successivement impliquées dans les négociations firent d’énormes concessions à la Belgique tout en faisant endosser la quasi-totalité de la charge de la dette au Congo.

Plan du travail

La première partie de mon travail est consacrée à la doctrine de la dette odieuse. Je développe d’abord la genèse des principes de cette doctrine, les étapes marquantes de son histoire et son actualité dans les sphères académiques et politiques contemporaines. Les principes de cette doctrine remontent à la fin du XIXème siècle et furent formalisés par Alexander Sack en 1927.

Après une disparition des radars qui dura près de trente ans, cette doctrine fut réactualisée par les nouveaux pays indépendants à partir des années 60. Elle est aujourd’hui l’un des thèmes les plus en vue dans la littérature portant sur la dette souveraine (Blocher et al., 2020, p.1).

J’exposerai ensuite les mécanismes qui conduisent certains États à supporter le poids d’une dette contractée par un régime précédent décrié. Les États s’endettent sur le marché de la dette publique. Ce marché a la particularité de n’être que très peu encadré légalement, en particulier pour les questions de cessation de payement. Dans ce cadre, le défaut souverain, et a fortiori la répudiation d’une dette, sont pensés comme des interdits absolus, car ils entacheraient la réputation des États, qui perdraient leur accès à de futurs investissements. Ces principes sont fortement ancrés dans les pratiques des acteurs du marché. Cependant, beaucoup d’auteur.e.s remettent en question les théories « réputationnelles » et avancent que l’impact du défaut souverain est largement surestimé. La dernière partie du premier chapitre est consacré à cette

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littérature, qui permet de déconstruire l’impératif de la « continuité de la dette » et ouvrent la voie à la répudiation des dettes odieuses.

Le deuxième chapitre de ce travail se focalise sur le transfert de la dette coloniale vers la République du Congo. Je développerai d’abord le processus d’endettement de la colonie et montrerai comment, selon les principes de la doctrine de la dette odieuse, ces dettes peuvent être frappées de nullité. J’analyserai ensuite les deux cycles de négociations sur les conditions de la transition économique : la Table Ronde économique d’avril-mai 1960 et les accords de Bruxelles de février 1965. Lors de la Table Ronde, la délégation congolaise s’avance sans aucune expérience de la négociation et avec des compétences macroéconomiques très limitées.

Face à elle, la Belgique présente une équipe rompue à ce genre d’exercice et investie de la mission de préserver avant tout les intérêts économiques belges au Congo. Ils quitteront Bruxelles en laissant l’intégralité de la charge de la dette coloniale au Congo. Après une rupture des liens diplomatiques et l’éclatement d’un contentieux lié aux questions économique, le sort de la dette trouvera son épilogue lors des accords de Bruxelles. C’est alors Moïse Tshombe qui se présente à la tête de la délégation congolaise. Cet homme d’affaire proche du monde financier belge obtiendra une victoire de façade en récupérant le portefeuille colonial (qui ne valait alors plus grand-chose), mais fera endosser la quasi-totalité de la dette au Congo.

En conclusion de ce travail, je montrerai combien mon analyse de la transition politique de l’indépendance fait écho à la transition démocratique que connut le Congo au début des années 2000. Dans un cas comme dans l’autre, la question de la dette joua un rôle central dans les négociations. Mais la nature odieuse de ces dettes fut totalement invisibilisée et le Congo dut, par deux fois, endosser le poids insoutenable des créances du régime précédent. Enfin, j’élargirai la discussion en soulignant combien les récents développements de la littérature académique relative au marché de la dette publique ouvrent des possibilités pour la dénonciation des dettes odieuses en République Démocratique du Congo. Les exemples récents de l’Iraq et surtout de l’Équateur montrent qu’une répudiation de la dette fondée sur les principes de la doctrine de la dette odieuse est possible pour les pays héritiers de créances illégitimes. Conjuguée à la crise de la dette qui s’annonce suite à la pandémie de Covid-19, l’évolution des croyances et de la compréhension des mécanismes du marché de la dette publique pourraient bien conduire ces pays vers une vague… de répudiation.

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Chapitre 1 : La doctrine de la dette odieuse : de l’impossible reconnaissance à son instrumentalisation politique

La dette odieuse est une doctrine juridique avancée par certains auteurs pour contester la validité d’une partie (ou de la totalité) de la dette d’un État. Elle a pour vocation de permettre à un gouvernement légitime auprès de sa population de dénoncer la dette contractée par le(s) régime(s) précédent(s) si ces derniers ont endetté l’État de manière abusive. Pour les tenants de cette doctrine, sa mise en application permettrait aujourd’hui à un grand nombre des pays du Sud de répudier une grande partie, et souvent la totalité, de leurs dettes contractées depuis les indépendances (Toussaint, 2017, Wong 2012, Toussaint et Millet 2015). C’est notamment le cas pour la dette de la RDC contractée sous le régime de Mobutu, mais également pour la dette de Soeharto en Indonésie (1965-1998), des juntes militaires brésilienne (1965-1985) et argentine (1976-1983), de l’Egypte de Moubarak (1981-2011) ou encore du Pérou de Fujimori (1990-2000) (Toussaint et Millet, 2015). Cependant, l’application de cette doctrine se heurte aux grandes réticences des grandes puissances économiques occidentales qui détiennent, aux côtés des créanciers privés, la grande majorité de ces dettes (Toussaint et Millet, 2015, Wong, 2012).

Historiquement, les principes qui la sous-tendent furent invoqués à plusieurs reprise dès les années 1880 par de nouveaux gouvernements pour répudier la dette héritée du régime politique précédent, déclaré illégitime. Longtemps évincée des débats contemporains (Gentile, 2010, Wong, 2012, Lienau 2014), elle fait son retour sur la scène internationale depuis le début des années 2000 et connait un renouveau dans le monde académique. Les implications théoriques et pratiques de ce renouveau sont centrales dans le cas de la RDC d’aujourd’hui. En effet, elles jettent un nouveau regard sur près de huit décennies de gestion de la dette, et ouvrent la porte à une dénonciation de la dette congolaise. Cette partie « théorique » de mon travail est donc consacrée à la compréhension des enjeux que révèle la doctrine de la dette odieuse. En tant qu’appareil juridique légitimant la répudiation d’une dette souveraine, elle soulève à la fois beaucoup d’espoirs du côté de celles et ceux qui la défendent, et une voie de non-recevoir claire et nette du côté des créanciers détenteurs de dettes souveraines contestées.

Je commencerai par présenter la doctrine de la dette odieuse. Les principes juridiques de cette doctrine apparaissent dans certains pays d’Amérique Latine (le Mexique et Cuba en particulier) au moment des indépendances, et fut ensuite invoquée par l’URSS suite au renversement du

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pouvoir tsariste. C’est en 1927 que cette doctrine fut formalisée par Alexander Sack, juriste russe réfugié à Paris, dont les travaux sont considérés comme fondateur de la doctrine. Dans son œuvre, Sack fixe l’absence de bénéfice pour la population, l’absence de consentement de la population et la connaissance des intentions des emprunteurs par les créanciers comme les critères qu’une dette doit remplir pour être considérée comme odieuse (Mallard, in Flores et Pénet, 2021, p.222). Cette doctrine connaît ensuite une réactualisation importante dans les années qui suivirent les indépendances, notamment sous l’impulsion du diplomate algérien Mohammed Bedjaoui dans le cadre de la Commission du Droit International de l’ONU.

Depuis sa formalisation par Alexander Sack, la doctrine ne fut invoquée qu’à de rares occasions, malgré le potentiel de libération qu’elle possède pour bien des pays pauvres dont la dette pourrait correspondre à ses critères. En effet, les États (qui pourtant sont souverains) semblent toujours renoncer à la répudiation de leurs dettes odieuses, de peur d’être radicalement sanctionnés par les investisseurs qui pourraient leur bloquer l’accès à de futurs financements.

Pour comprendre ce renoncement, il est nécessaire de se pencher sur le fonctionnement même du marché de la dette publique. La deuxième partie de ce chapitre sera d’abord consacrée au fonctionnement général de ce marché et aux mécanismes qui poussent les États au remboursement de leurs dettes à tous prix. Je développerai ensuite comment certain.e.s auteur.e.s s’attaquent à la démystification du défaut souverain. Ils et elles démontrent par un recours à l’Histoire que l’idée d’un marché intransigeant avec les pays « mauvais payeurs » n’est de loin pas conforme avec la réalité.

Cette démystification m’amènera à mon dernier point de ce chapitre. J’y développerai comment, en identifiant la possibilité de faire défaut sans perdre automatiquement et définitivement accès aux marchés, les États retrouvent une capacité d’action qu’ils ont largement perdue au cours des cent dernières années. Pour les pays dont une partie de la dette entre dans les critères de la doctrine de la dette odieuse, une telle reconnaissance changerait ainsi radicalement la donne, puisqu’elle ouvre la voie à une réflexion sur d’éventuelles répudiations.

2.1 La dette odieuse

2.1.1 Genèse de la doctrine et première formalisation par Alexander Sack

Dans la littérature académique, l’événement historique considéré comme fondateur de la doctrine de la dette odieuse est la répudiation par le Mexique de la dette contractée sous

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l’Empereur Maximilien d’Autriche. Cette répudiation est promulguée en 1883 dans la « loi de règlement de la dette nationale » et concerne les six années de règne de l’Empereur allant de 1857 à 1860 et de 1863 à 1867 : « Nous ne pouvons pas reconnaître, et par conséquent ne pourront être converties, les dettes émises par le gouvernement qui prétendait avoir existé au Mexique entre le 17 septembre 1857 et le 24 décembre 1860 et du 1er juin au 21 1863 au 21 juin 1867 » (Alternatives Economiques, 2011). Bien que le terme « odieux » n’y soit pas expressément utilisé, cette loi pose les bases de la doctrine en ne reconnaissant pas la légitimité du souverain et, par la même, les dettes qu’il avait contractées.

Cependant, c’est en 1898 que le terme de « dette odieuse » fait son apparition pour la première fois sur la scène internationale, lors de la guerre hispano américaine (Collet et Oosterlinck, 2019). Suite à leur victoire sur les Espagnols à Cuba, les états-uniens contestèrent la coutume qui voulait que le vainqueur d’un conflit armée international reprenne la dette du territoire conquis. Lors des négociations de paix, les représentants états-uniens avancèrent ainsi qu’il s’agissait de dettes « créées par le gouvernement espagnol pour son propre usage… pour lesquelles Cuba n’avait pas eu son mot à dire, […] et qu’elles n’avaient en rien bénéficié aux cubains » (Memorandum of American Peace Commission, 1898, cité dans Gentile, 2010, p.155). Plus encore, ils affirmèrent que « les « créanciers étaient conscients que ces prêts [avaient pour but] la suppression de la révolte du peuple cubain pour l’indépendance » (Gentile, 2010, p. 155). Ils refusèrent donc de prendre à leur compte la moindre dette émise par l’Espagne à Cuba. L’argumentaire états-uniens lors de ces négociations pose ainsi pour la première fois les principes cardinaux de ce qui sera plus tard appelé la doctrine de la dette odieuse : absence de consentement populaire, absence de bénéfice pour la population, connaissance des intentions des emprunteurs par les créanciers.

Dans les années qui suivirent, les principes développés par les États-Unis face aux Espagnols furent mobilisés à plusieurs reprises. Ce fut notamment le cas lors de l’émission de dette souveraine par la Russie en 1906. Cette dette fut d’abord dénoncée par beaucoup car elle fut émise pour « combler les déficits créés pour mater la révolution de 1905 », puis répudiée par les révolutionnaires de 1917 à partir des principes invoqués par les USA 20 ans plus tôt (Collet et Oosterlinck, 2019).

Cependant, il convient de préciser ici que la répudiation de la dette tsariste par l’URSS ne fut jamais entérinée dans le cadre d’un tribunal international. Concrètement, les principes énoncés en 1898 ne furent appliqués dans un contexte juridique qu’à une seule reprise, en 1923, à la suite de la chute du régime dictatorial de Federico Tinoco au Costa Rica. Lors des derniers mois du règne de Tinoco, le Costa Rica avait emprunté plusieurs centaines de milliers de dollars

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états-uniens auprès de la Royal Bank of Canada, pour « des coûts de voyages à l’étranger du Chef de l’État » ainsi que pour une avance sur le salaire du frère du président pour quatre ans de représentation du Costa Rica en Italie. Reconnaissant la perte de légitimité du gouvernement lors des derniers mois de son règne, la Cour Suprême reconnut le droit à la répudiation d’une partie de la dette contractée par le régime de Tinoco. D’après la Cour, les créanciers savaient que cet argent « allait être retiré par le président sortant pour ses besoins personnels après avoir pris refuge dans un pays étranger » ainsi que par le frère de Tinoco (Gentile, 2010, p.156).

Ainsi, lorsqu’Alexander Sack publie ses travaux en 1927 qui fondent la « doctrine de la dette odieuse » à proprement parler, il s’inscrit dans un contexte politique et économique international dans lequel le principe même de la répudiation d’une dette illégitime est régulièrement invoqué et reconnu par une partie de la communauté internationale (Lienau, 2014, Flores et Pénet, 2021). Sack est un juriste russe, réfugié en France après la révolution de 1917 et le renversement du pouvoir tsariste. Il publie en 1927 « Les effets des transformations des États sur leurs dettes publiques et autres obligations financières : traité juridique et financier ». Il y formalise les principes qui furent, dans les années qui précèdent, utilisés par de nouveaux régimes légitimes pour dénoncer la dette du régime précédent :

« Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas selon les besoins et les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, cette dette est odieuse pour la population de l’État entier. Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation : c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée ; par conséquent, elle tombe avec la chute de ce pouvoir. […] La raison pour laquelle ces dettes ‘odieuses’ ne peuvent être considérées comme grevant le territoire de l’État, est que ces dettes ne répondent pas à l’une des conditions qui déterminent la régularité des dettes d’État, à savoir celle-ci : les dettes d’État doivent être contractées et les fonds qui en proviennent utilisés pour les besoins et dans les intérêts de l’État. Les dettes ‘odieuses’, contractées et utilisées à des fins qui, au su des créanciers, sont contraires aux intérêts de la nation, n’engagent pas cette dernière — au cas où elle arrive à se débarrasser du gouvernement qui les avait contractées — (…) Les créanciers ont commis un acte hostile à l’égard du peuple ; ils ne peuvent donc pas compter que la nation affranchie d’un pouvoir despotique assume les dettes « odieuses », qui sont des dettes personnelles de ce pouvoir. » (Sack, 1927, pp.157-158)7.

7 Sack était conscient que sa définition relativement large de la dette odieuse pourrait être utilisée abusivement par un État cherchant à faire annuler sa dette. C’est pourquoi il propose également dans son traité la constitution d’un

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Cette définition, et plus généralement les travaux d’Alexander Sack constituent aujourd’hui le point de départ de toute la littérature portant sur la dette odieuse. Mais, paradoxalement, la formalisation de ces principes en un traité coïncida avec le début d’une longue période

« d’oubli » de la doctrine de la dette odieuse. Durant près de huit décennies, elle fut régulièrement revisitée dans des « débats d’avant-garde ». Mais jamais les tenants de cette doctrine ne parvinrent à l’imposer dans les négociations politiques internationales (Wong, 2012, Gentile, 2010). A ce titre, les exemples de la Conférence de Vienne de 1983 ainsi que de la gestion de la dette iraquienne après le renversement de Saddam Hussein en 2003 illustrent bien toute la difficulté de faire adopter cette doctrine aux puissances économiques occidentales.

2.1.2 Les espoirs déchus du Nouvel Ordre Économique International

Au rayon de l’impossible imposition de ces principes sur la scène internationale, les années qui suivirent la vague d’indépendances des années cinquante et soixante constituent certainement l’un des épisodes les plus marquants. Avec la fin progressive de la période coloniale, les pays du Sud deviennent majoritaires à l’Assemblée Générale de l’ONU et s’organisent rapidement en un « mouvement des non-alignés » dans le but d’infléchir le droit international en faveur des pays du Sud.

Durant la période coloniale, les métropoles s’endettent considérablement pour maintenir leur emprise sur les territoires colonisés, développer les infrastructures et, aussi, investir dans le développement du bien être des « populations indigènes ». Pour les leaders des nouveau pays indépendants, le poids de la dette « héritée du passé colonial, ainsi que les bas prix des matières premières telles que le pétrole, [rendaient] leur modèle économique insoutenable » (Mallard, in Flores et Pénet, 2021, p.215). Ils s’engagent donc dans un combat juridique au sein de la Commission du Droit International (CDI) afin d’instaurer un « Nouvel Ordre Économique International » (NOEI) qui leur permettrait notamment de « renégocier la dette au cas par cas, dans le but de conclure des accords d’annulation, des moratoires, des rééchelonnements ou une subvention des intérêts (interest subsidization) » (Ibid.). C’est dans ce contexte propice aux revendications décoloniales radicales que Mohammed Bedjaoui, ambassadeur d’Algérie en France puis ministre de la justice algérienne proposa l’une des définitions juridiques les plus radicales des dettes odieuses. En tant que rapporteur spécial « sur la succession d’État dans les

tribunal international devant lequel les États devraient prouver l’utilisation fallacieuse des investissements et la connaissance par les investisseurs des intentions du gouvernement dénoncé (Gentile, 2010, p.157)

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matières autres que les traités », Mohammed Bedjaoui émit un certain nombre de propositions qui furent présentées (et refusées) à la Conférence de Vienne en 1983

Dans son rapport, Bedjaoui formule l’une des définitions les plus ambitieuses des dettes odieuses. Il les définit comme « a) toutes dettes contractées par l'État prédécesseur pour réaliser des objectifs contraires aux intérêts majeurs de l'État successeur ou du territoire transféré ; b) toutes dettes contractées par l'État prédécesseur dans un but et pour un objet non conforme au droit international, et en particulier aux principes de droit international incorporés dans la Charte des Nations Unies ». (Bedjaoui, 1977, p.74). Plus loin dans son rapport, dans la partie dédiée aux indépendances des colonies, il complète cette définition en y ajoutant une dimension plus contraignante encore pour les emprunteurs : « Article F. — Intransmissibilité des dettes contractées par la puissance administrante au nom et pour le compte du territoire dépendant : Sauf convention ou décision contraire, l'État nouvellement indépendant n'assume pas les dettes contractées en son nom et pour son compte par l'État prédécesseur, à moins qu'il ne soit établi que les dépenses correspondantes ont profité effectivement au territoire alors dépendant. » (Ibid., p.111).

Pour Bedjaoui, la transmission du pouvoir d’une métropole coloniale vers un État indépendant constitue donc un cas particulier. Il considère qu’une dette contractée par un pouvoir colonial reste, en principe, le fardeau de ce dernier. Le fait qu’un emprunt ait servi au développement du territoire ne suffit donc pas à légitimer la transmission de la dette, car « le climat colonial, le contexte de domination et le fait d’exploitation rendent précisément ces dettes odieuses dès lors qu’elles sont contraires aux intérêts du territoire » (Ibid.). C’est donc aux anciennes puissances coloniales que revient la charge de justifier leurs emprunts, qui doivent « fournir la preuve [qu’ils ont] effectivement bénéficié au territoire dépendant. (Ibid.)

La « Convention sur la succession de États en matière de biens, archives et dettes d’États » ouverte à la signature lors de la Conférence de Vienne de 1983 resta quasi intégralement fidèle au rapport de Bedjaoui (Monnier, 1982, p.222). Lors de la Conférence, elle rencontra une opposition vigoureuse de tous les États du bloc de l’Ouest, qui torpillèrent le travail de la CDI

« plus attachée à voter sur des articles qu’à chercher un consensus ». Onze pays s’opposèrent à la Convention, dont la totalité des anciennes puissances coloniales ainsi que les États-Unis, et seuls sept pays l’ont ratifiée jusqu’à aujourd’hui8 (Waibel, p.254, in Flores et Pénet, 2021).

8 Selon l’article 50 de la Convention, un minimum de quinze ratifications ou adhésions sont nécessaire à sa mise en application (Monnier, 1982, p.228)

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2.1.3 L’annulation de la dette de Saddam Hussein

Plus récemment, l’exemple du traitement de la dette iraquienne suite au renversement de Saddam Hussein par les États-Unis illustre, dans un autre registre, les réticences occidentales face à la doctrine de la dette odieuse. Dans les mois qui précèdent l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003, Saddam Hussein est dépeint en dictateur tortionnaire et figure de proue de

« l’Axe du Mal » par l’administration Bush. Dans le prolongement de ce discours, de nombreux membres du congrès condamnèrent également la dette contractée par ce régime (Lienau, 2014).

Du côté états-unien, la mise en place d’un gouvernement à même de stabiliser la région apparaît, dès le renversement du gouvernement de Saddam Hussein, comme un élément central de la stratégie états-unienne, et le poids de la dette iraquienne est perçu comme un facteur d’instabilité important. En effet, la dette iraquienne au moment de la chute du régime était colossale, puisqu’elle s’élevait à plus de 200 milliards de dollars, majoritairement détenue par des créanciers occidentaux membres du Club de Paris. Pour les stratèges états-uniens et leurs alliés, « accabler l’Irak [d’une telle] dette n’aurait fait qu’exacerber les problèmes [du pays] et prolonger le redressement du pays (Wong, 2012, p.8).

Du côté iraquien, l’idée d’une répudiation de la dette était largement ancrée, tant dans la société civile que dans une partie de l’élite politique. Ali Allawi avance par exemple que « le gouverneur de la banque centrale avait été l’une des figures de proue de l’initiative Jubilee Fund qui appelait à la répudiation des dettes odieuses [iraquiennes] » (Ali Allawi, 2007, in Lienau, 2014, p.211).

Pourtant, la doctrine de la dette odieuse ne fut jamais invoquée par le gouvernement de transition iraquien au moment des négociations avec leurs créanciers. Dans l’optique de trouver un arrangement avec le Club de Paris, les Iraquiens préférèrent demander une annulation de leur dette pour des raisons « purement économiques » (Ibid.) que de recourir aux principes de la doctrine. Les créanciers ne seraient en effet pas entrés en matière si ces principes avaient été invoqués (Ibid., p.213), créant par la même une jurisprudence pour des dizaines de pays possédant des dettes similaires à celles de l’Iraq. Le pays s’engagea alors dans « une restructuration de la dette plus conventionnelle » qui se traduisit par une annulation de 80% de la dette iraquienne par le Club de Paris en novembre 2004 (Ibid.). Le cas de l’Iraq démontre une fois encore combien les puissances économiques occidentales sont opposées à ce que la doctrine de la dette odieuse fasse jurisprudence dans le droit international. Cependant, il aura également « catapulté le concept de la dette odieuse dans les consciences mainstream – ce qui a contribué à obtenir un allégement significatif de la dette iraquienne » (Wong, 2012, p.88).

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2.1.4 L’audit de la dette équatorienne

Le deuxième fait marquant du début du XXIème siècle concernant la doctrine de la dette odieuse est sans conteste l’audit sur la dette souveraine mené par l’Équateur de Rafael Correa dès 2007.

Le pays sortait alors de trois décennies d’accroissement spectaculaire de son endettement public. Près de 6 milliards de dollars de dette privée avait été rachetée par l’État dans le cadre de la politique de Sucrétisation (voir notamment Lamarque, 2007). Incapables de faire face au remboursement des emprunts publics, les différents gouvernements équatoriens s’étaient ensuite engagés dans des opérations de refinancement de la dette publique via l’émission de nouvelles dettes9, accompagnés de grands programmes de développement économique sous la houlette du FMI et de la Banque Mondiale (Ibid.).

De gros soupçons de corruption pesaient sur cette politique d’endettement massif de l’Équateur, du fait notamment qu’une modification constitutionnelle datant de 1978 qui privait le parlement équatorien d’un droit de regard sur le processus d’endettement. De plus, de nombreux grands projets de développement s’avèrent être des fiascos retentissants aux coûts sociaux et écologique démesurés10 (Ibid.). C’est dans ce contexte que, à la suite de son élection, le gouvernement de Rafael Correa créa la Commission d’Audit Intégral du Crédit Publique, dont les objectifs étaient résolument tournés vers la dénonciation des dettes odieuses. Elle devait en effet identifier « la magnitude, les conditions, les circonstances et les responsabilités dans la grande contraction de dettes publiques11. [Elle avait également pour vocation de] contribuer

9 L’un des principaux plans de refinancement de dette est le Brady Plan de 1989, du nom du secrétaire au trésor états-unien Nicholas Brady durant le mandat de Ronald Reagan. Il a pour objectif de « restructurer une grande partie de la dette des pays en développement dont le service ne peut être assuré [par les pays débiteurs] pour des raisons de contraintes économiques » (Federalreserve.org, 1998). Suite à une dernière restructuration de la dette, les Brady Bonds émis par l’Équateur furent échangés en 1998 contre des Global Bonds.

10 C’est le cas notamment du projet Jaime Róldos Aguilera qui comprenait « la construction d’un barrage, l’approvisionnement en eau de la ville de Guayaquil, la centrale hydroélectrique Marcel Laniado, le projet d’irrigation pour le bassin de la vallée du Daule, le transvasement vers la péninsule de Santa Elena, les services d’eau potable et d’égouts pour la péninsule ». Plusieurs études montrèrent entre autres que des dizaines de millions de dollars attribués à ce projet furent détournés, que les coûts écologiques ne furent pas pris en compte et que les personnes déplacées par la construction du barrage ne furent que très modestement dédommagées (Lamarque, 2007).

11 D’après Eric Toussaint, représentant du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) et l’un des 18 membres de cette commission, la commission se posa les questions suivantes : Quels montants ont été empruntés ? quels étaient les taux d’intérêts ? pour quels projets ? l’argent est-il arrivé sur les bons comptes ? l’argent a-t-il été remboursé ? y a-t-il eu des renégociations ? les projets étaient-ils conformes aux intérêts de la

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aux débats internationaux qui cherchent à identifier la coresponsabilité des créditeurs et de promouvoir d’éventuelles actions afin de remédier aux conséquences des dette injustes » (Rapport final de la commission, cité dans Wong, 2012, p.93).

La commission produit une année plus tard un rapport final à charge contre les gouvernements équatoriens des trois décennies précédentes, dans lequel ils dénoncent l’illégitimité d’une importante partie de la dette publique équatorienne : d’abord, la politique de sucrétisation est dénoncée pour son « manque de documentation et de rigueur dans le rachat et le sauvetage des banques nationales » (Wong, 2012, p.94). Ensuite, la légalité d’une partie de la dette émise par l’Équateur est remise en cause. D’une part, les Brady Bonds sont dénoncés car « ils sont soumis à un droit étranger au droit équatorien », ce que le droit national interdit. De plus, ils ont été émis à des taux moins avantageux que les taux disponibles sur le marché à l’époque. Pour la Commission, l’État équatorien a cédé aux pressions des Institutions Financières Internationales et « accepté les termes [des contrats] des Brady Bonds afin de maintenir de bonnes relations avec ces puissantes institutions » (Ibid.). D’autre part, la Commission considéra que l’équipe qui négocia les Global Bonds en 1998 (contre lesquels les Brady bonds furent échangés) ne bénéficiait d’aucune légitimité légale pour négocier un tel échange, et que les termes de l’échanges étaient largement défavorables à l’Équateur (Ibid.).

Sur la base des conclusions de la Commission, l’Équateur de Correa signifia à ses créanciers son refus de payer les Global Bonds émis par le pays en 1998, considérés comme illégaux et illégitimes. Mais, plutôt que de répudier purement et simplement cette dette, Correa et son gouvernement proposèrent aux créanciers de l’Équateur de racheter ces bonds à 35 cents pour un dollar, soit un allégement de 65% sur la valeur initiale des bonds (Ibid.), ce qui correspondait à un allégement de 30% du total de la dette équatorienne (CADTM, 2016). Pour Wong, cette stratégie traduisait la volonté du gouvernement d’obtenir une réduction substantielle de sa dette sur la base de la doctrine de la dette odieuse tout en préservant la réputation de l’Équateur sur les marchés financiers (Ibid., p.96). Cette stratégie s’avéra d’ailleurs largement payante puisque, malgré la dénonciation de la dette et les allégements obtenus, l’Équateur obtint même une amélioration de sa notation par l’agence de notation Standard & Poors en 2009 puis une autre en 2011 (Ibid.).

population ? y a-t-il eu des opérations de corruption ? les créanciers ont-ils profité de leur situation ? (CADTM, 2016)

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Du point de vue du droit international, le cas de l’Équateur n’apporte donc pas d’élément nouveau, puisqu’aucun tribunal international n’aura été impliqué dans le processus de dénonciation de la dette. En revanche, du point de vue politique, il constitue une petite révolution pour les tenants de la doctrine de la dette odieuse. En effet, la mobilisation de certains des principes de cette doctrine semble avoir joué un rôle important dans le succès des négociations du gouvernement de Correa avec les créanciers de l’Équateur, qui aura obtenu une réduction importante du stock de sa dette.

2.1.5 La doctrine de la dette odieuse aujourd’hui

Le retour dans l’Histoire de la doctrine opéré dans cette partie de mon travail nous permet de mieux cerner les tensions qui font de cette doctrine l’un des objets les plus controversés du droit international. Véritable serpent de mer des relations internationales depuis le début du siècle passé, elle fut mobilisée en Amérique Latine à la fin de la colonisation espagnole, avant de se répandre en Europe puis dans le reste du monde au gré des grandes transitions politiques. Du point de vue purement juridique, toutes les tentatives de faire reconnaître cette doctrine par les principales puissances économiques et politiques mondiales ont d’ailleurs échoué, du fait notamment des puissances économiques occidentales, et on peut douter d’un revirement de situation dans les années à venir.

En revanche, elle connut au niveau académique et, dans une certaine mesure, au niveau politique également, un développement qui en fait aujourd’hui un outil au potentiel émancipateur important pour les pays du Sud. Dans la littérature contemporaine, les trois principes énoncés par Sack pour définir les contours de ce qu’est une dette odieuse constituent encore aujourd’hui le socle commun à tous les travaux. Une précision est cependant à noter concernant le principe de l’absence consentement populaire. Chez Sack, ce principe est directement lié à la dénonciation de pouvoirs despotiques (King, 2007, p.631). A l’instar de Feilchenfeld (1931, cité dans King, 2007, p.610) et de Bedjaoui, King souligne que ce principe doit également être applicable pour des régimes non-dictatoriaux (Ibid.). Un tel élargissement du premier principe énoncé par Sack permet par exemple de considérer la dette contractée par le Pérou sous Fujimori, pourtant réélu par trois fois entre 1990 et 2000. Cet élargissement de la doctrine illustre un changement de perspective fondamental entre la démarche de Sack et la démarche des auteurs contemporains : dans son traité, Sack « forge une doctrine dont l’objectif est de limiter les cas dans lesquels la répudiation d’une dette souveraine serait acceptable » (Mallard, in, Flores et Pénet, 2021, p. 235). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, chez Sack, chacune des conditions doit être remplie pour qu’une dette puisse être qualifiée d’odieuse (Blocher et al. p.510). Il s’inscrit donc dans une démarche conservatrice.

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De manière radicalement opposée, la doctrine de la dette odieuse a, depuis le début du XXIème siècle, connu une « nouvelle jeunesse » suite aux épisodes de la fin de l’ère Saddam Hussein en Iraq et de la dénonciation d’une partie de la dette en Équateur. Dans la littérature académique, ces évènements ont engendré de nombreux travaux qui font écho à ces évènements et qui refont de la doctrine odieuse un enjeu central des débats économiques internationaux. Les auteur.e.s de ce courant académique (voir notamment : Oosterlinck 2004, Lienau 2014, Oosterlinck et Collet, 2013 et 2019, Wong, 2012, Flores et Pénet, 2021). Ces auteur.e.s permettent de penser la doctrine de la dette odieuse au-delà de son applicabilité dans le droit et les tribunaux internationaux. Pour ces auteur.e.s, les États pauvres et endettés sont aujourd’hui prisonniers de leur dette, contractée sur un marché qui fonctionne presque « en dehors du droit » (Grossman et Van Huycke, 1988, p.1088). Mais avant, il me paraît essentiel de développer en détail les mécanismes d’endettement et de remboursement de la dette sur le marché de la dette publique.

2.2 Le marché de la dette publique

Le marché de la dette publique se distingue radicalement d’un marché financier classique par plusieurs caractéristiques qui lui sont propres. D’une part, il est légalement bien moins encadré que les autres marchés financiers. En effet, aucun mécanisme légal n’est internationalement reconnu pour les cas de banqueroutes, pour les retards de paiement ou pour toute autre difficulté financière d’un emprunteur. D’autre part, il est également caractérisé par une forte asymétrie entre les différents acteurs, les emprunteurs étant des acteurs États souverains, à qui, par définition, il est presque impossible d’imposer le remboursement de leurs dettes par la contrainte. Pourtant, ces deux spécificités du marché de la dette publique ne semblent pas favoriser, comme on aurait pu le penser, les comportements de mauvais payeurs. En effet, les défauts ou refus de paiement y sont extrêmement rares, y compris dans le cas de dettes à la légitimité politique et économique douteuse.

Pour comprendre les enjeux et les points de tensions du débat des dettes publiques odieuses, il est donc fondamental de bien cerner les spécificités des relations transactionnelles dans lesquelles sont pris les acteurs sur le marché de la dette publique. Dans cette partie, je m’attacherai dans un premier temps à la définition précise de ce marché ainsi qu’à l’analyse des caractéristiques qui le distinguent des autres marchés. Dans un second temps, je développerai les mécanismes qui, malgré un cadre juridique peu contraignant et de fortes asymétries en faveur des États, poussent à la fois les investisseurs à acheter de la dette publique

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et les emprunteurs à respecter leurs engagements financiers. Enfin, j’intégrerai à ce cadre théorique la doctrine de la dette odieuse en tant que courant critique d’une conception rigide du principe de continuité de la dette. En déconstruisant l’idée qu’une dette est indéfectiblement liée à un État, les tenants de la doctrine de la dette odieuse ouvrent la porte à la mobilisation de la doctrine de la dette odieuse pour les pays pauvres

2.2.1 Généralités

Si les États tirent une partie de leurs revenus des impôts et des diverses taxes qu’ils peuvent lever dans les limites de leurs territoires, ils tirent la majeure partie de leurs financements du marché de la dette publique, c’est-à-dire sur le marché obligataire12. Les mécanismes de bases sur ce marché y sont les mêmes que pour tout marché financier : les emprunteurs13 émettent des titres financiers sur le marché obligataire qui peuvent être achetés par des investisseurs publics ou privés. Cette transaction donne lieu à la création d’une créance : pour disposer de nouveau financements, les États s’endettent envers les investisseurs.

Le marché obligataire tire son nom du type de titres financiers qui y sont échangés : les obligations. A la différence d’une action financière dont la valeur peut varier en fonction des évolutions des marchés financiers, une obligation possède un taux d’intérêt fixé dans le temps (Morvan, 2017, p.68). Ce taux, appelé coupon obligataire, détermine les intérêts que l’émetteur s’engage à payer périodiquement, tout au long de la « durée de vie » de l’obligation, au détenteur d’une obligation (Ibid., p.85). Il est déterminé au moment de l’émission de cette dernière en fonction du risque de défaut de paiement14 que représente l’émetteur de l’obligation.

Plus la situation économique de l’émetteur est instable et peu dynamique, plus le risque de défaut sera élevé, et plus le taux d’intérêt sera important. Enfin, l’échéance d’une obligation est

12 Ce constat étant d’autant plus marqué dans les pays pauvres, dont les revenus internes sont souvent extrêmement faibles en raison du faible dynamisme économique et de la prégnance de l’économie sous-terraine qui échappe aux taxes nationales

13 Les émetteurs d’actions sur le marché obligataire peuvent tout aussi bien être des États souverains que des entreprises privées. Ainsi parle-t-on du « marché de la dette souveraine » pour désigner la dette contractée par les États sur le marché obligataire. Notons ici qu’une dette est dite « souveraine » sans égard à la nature des investisseurs qui la détiennent. Ces derniers peuvent tout aussi bien être des États souverains que des investisseurs privés, des banques, des fonds d’investissement, etc.

14 Ce risque est estimé par les différentes agence de notation financières, dont les principales sont les « Big Three » : Standard & Poors, Moody’s et Fitch Ratings qui détiennent à elles seules plus de 90% du chiffre d’affaire du marché de la notation financière

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