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Chapitre 1 : La doctrine de la dette odieuse : de l’impossible reconnaissance à son

3. Conclusion

Les éléments développés dans ce chapitre permettent de comprendre pourquoi les tenants de la doctrine de la dette odieuse n’ont jamais pu la faire reconnaître sur le plan du droit international.

La difficulté à légiférer sur un sujet aussi central que les dettes odieuses illustre bien l’une des caractéristiques fondamentales du marché de la dette publique, qui fonctionne en grande partie

« en dehors du droit ». Cette incroyable légèreté de l’encadrement juridique des émissions de dettes publiques s’explique d’une part par le fait que l’adoption de règles de droit international fait toujours face aux résistances « naturelles » des États à abandonner une partie de leur souveraineté à une juridiction supérieure. C’est d’autant plus le cas pour un sujet aussi sensibles que la répudiation de dettes souveraines, où des sommes astronomiques détenues par des centaines de créanciers à travers le monde sont en jeu. Historiquement, l’opposition à la doctrine est particulièrement marquée du côté des grandes puissances économiques occidentales. Les enjeux financiers sont en effet particulièrement marqués du côté des anciennes puissances coloniales, des États-Unis et des autres centres économiques occidentaux importants (la Suisse, le Luxembourg, etc.).

D’autre part, le marché de la dette publique est marqué par la grande discipline des États en matière de remboursement de leurs emprunts. Alors qu’ils disposent théoriquement du pouvoir

de faire unilatéralement défaut, les États mettent systématiquement tout ce qui est en leur pouvoir pour éviter une telle situation. L’établissement de règles contraignantes de droit international n’est donc pas, du point de vue des créanciers, une nécessité puisque, dans l’écrasante majorité des cas, les États respectent leurs engagements financiers. Selon les auteur.e.s critiques abordés dans mon travail, l’assiduité des États à rembourser leurs dettes trouve sa source dans la conception rigide de la continuité de la dette qui émerge dans les années d’après-guerre sous l’impulsion des Institutions Financières Internationales. Cette conception induit la croyance que le remboursement d’une dette est le seul et unique comportement qu’un État emprunteur peut adopter sur le marché de la dette. Sous ce prisme, le défaut de paiement et, a fortiori, la répudiation d’une dette sont des actions proscrites pour les États, car elles entraineraient son exclusion des marchés, ou du moins des sanctions terribles en matière d’accès aux capitaux.

Cette vision rigide de l’État et de la continuité de la dette ne résiste pourtant pas à l’analyse empirique des défauts souverains à travers l’Histoire. Les études développées dans la partie 2.3.2 de ce travail montrent en effet que les conséquences d’un défaut souverain sont loin de correspondre au « narratif dominant » sur le fonctionnement du marché de la dette (Lienau, 2014, p.2). Par le passé, les États ayant fait défaut n’ont pas été brutalement et durablement exclus. Les travaux cités plus hauts (Panizza et al., 2009, Jorgensen et J. Sachs, 1989) montrent que les sanctions semblent même avoir été relativement faibles. En contredisant de la sorte la théorie libérale, les auteur.e.s de ces travaux ouvrent de nouvelles perspectives pour la doctrine de la dette odieuse. En effet, si l’on part du principe que le défaut souverain n’entraine pas une exclusion totale et définitive des marchés, l’instrument de la répudiation de la dette entre dans le champ des actions dont les États disposent sur le marché.

Dans ce cadre, les principes de la dette odieuse ne sont plus pensés comme des éléments qui doivent être incorporés au droit international et adoptés par la communauté internationale. Ils sont au contraire pensés comme des principes que les États peuvent s’approprier pour qualifier une partie de leur dette qu’ils souhaitent répudier. Cet élargissement des perspectives qu’offre la doctrine de la dette odieuse fait écho aux exemples historiques récents de l’Iraq et de l’Équateur que j’ai développé dans les parties 2.1.3 et 2.1.4. Longtemps confinés à des débats d’avant-garde et délégitimés sur la scène internationale, les principes de la doctrine ont refait surface sur la scène politique depuis un peu moins de vingt ans au travers de ces deux épisodes.

Ce fut d’abord le cas de manière non-explicite, lorsqu’une grande partie de la dette du régime de Saddam Hussein fut annulée par le Club de Paris. Tant du côté iraquien qu’états-unien, l’idée que ces dettes étaient les dettes du régime et non pas les dettes de l’Iraq fût largement répandue

(Lienau, 2014, Wong, 2012). Bien que le terme de dette odieuse fut soigneusement évité pour ne pas établir de jurisprudence, le cas iraquien marque donc une remise en question importante du principe de continuité de la dette et une forme de validation du principe d’absence de de bénéfice pour la population pour légitimer l’annulation d’une dette. En 2008, l’Équateur alla

« un pas plus loin » encore (Wong, 2012, p.96) quand le gouvernement de Rafael Correa dénonça l’illégitimité d’une partie de sa dette. Dans le rapport final de la Commission d’Audit Intégral du Crédit Publique, sur lequel le gouvernement équatorien fonda son refus de payer ses dettes, les principes de l’absence de consentement de la population et de l’absence de bénéfice pour la population sont explicitement invoqués pour dénoncer le caractère illégitime de la dette équatorienne. La mobilisation de ces principes joua un rôle clé dans le succès équatorien lors des négociations avec ses créanciers, suite auxquelles le pays obtint une réduction de 30% de sa dette (CADTM, 2016).

Les éléments théoriques développés dans ce chapitre fournissent un cadre analytique intéressant pour un pays comme la République Démocratique du Congo. En effet, le retour dans l’Histoire permet de mieux cerner quand, pourquoi et comment la doctrine de la dette odieuse put être mobilisée par les États. Le contexte politique, économique et idéologique jouent un rôle important car ils conditionnent la disponibilité de la doctrine dans le temps. Les principes de la doctrine sont ainsi relativement populaires et reconnus au début du XXème siècle suite aux épisode cubains et mexicains, ce qui facilita sa mobilisation par l’URSS et le Costa Rica. Ils sont au contraire marginalisés à partir de l’après-guerre dans le contexte d’hégémonie idéologique libérale incarnée par le FMI et la BIRD. Remise au goût du jour par le Mouvement des non-alignés, elle refait véritablement surface au début des années 2000 avec l’annulation de la dette iraquienne. Cet épisode est le fruit d’une convergence entre intérêts politiques états-uniens et intérêts économiques iraquiens. Il marque le point de départ d’une « évolution [positive] du discours politique et juridique international vers un langage non étatique de gouvernance, de démocratie et de droits de l'homme. [Aujourd’hui,] les grandes organisations économiques et les groupes de créanciers privés ont adopté ce langage dans une certaine mesure, même s'ils continuent à insister sur le principe de la continuité de la dette » (Lienau, 2014, p.229)

Chapitre 2 : Le cas de la dette coloniale en République