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Chapitre 2 : Le cas de la dette coloniale en République Démocratique du Congo

1. Le processus d’endettement du Congo belge

Dans les premières années de la colonisation occidentale, le Congo n’est pas une colonie belge mais une possession privée du Roi de Belgique Léopold II. Suite à la Conférence de Berlin en

23 Extrait d’une interview de Jacques Brassine de la Buissière, secrétaire à la Table Ronde économique et haut fonctionnaire belge au Congo puis en Belgique, in F. Ryckmans, 2020a

1885, Léopold II avait en effet été reconnu par les grandes puissances coloniales occidentales comme le souverain légitime de cet immense territoire d’Afrique Centrale.

1.1 L’État Indépendant du Congo

A l’époque, la Belgique ne voulait pas d’une entreprise coloniale, et elle ne s’engagea pas

« dans ce que nombre de parlementaires considéraient comme une aventure exclusivement Léopoldienne » (Gérard-Libois et Verhaegen, 1985, p.5). Convaincu du succès de son entreprise, Léopold II entama alors le développement de sa colonie privée, l’État Indépendant du Congo (EIC) qui devait lui permettre d’amener la Belgique au rang des grandes puissances du monde moderne. Dès les premières années, le marché de la dette souveraine joue un rôle fondamental dans la stratégie coloniale du Roi. Pour financer le développement des infrastructures, de l’administration ou le maintien de l’ordre au Congo, plusieurs générations d’obligations d’État sont émises par l’EIC entre 1887 et 1906. Il s’agit d’obligations

« perpétuelles » (c’est-à-dire qu’elles ne possédaient pas de date d’échéance), dont la valeur totale s’élevait en 1908 à plus de 250 millions de francs belges (Oosterlinck, 2019, p.11).

Précisons ici que la Belgique fut, notamment pour les lots d’obligations de 1890 et 1901, l’un des principaux créanciers de l’EIC, alors que le Roi était au bord de la faillite personnelle (Gérard-Libois et Verhaegen, 1985, p.7).

Au fil des années, la nature du pouvoir exercé par Léopold II au Congo est de plus en plus décriée par la presse belge et internationale. Confrontés à des objectifs de production intenables imposés par le Roi, les agents coloniaux de l’EIC se rendent coupables d’exactions innommables envers les Congolais, le scandale des mains coupées en étant l’exemple le plus tristement célèbre (voir notamment Hochshild, 1998). Alors que le Roi s’était présenté en héros du développement de l’Afrique Centrale et de la lutte contre l’esclavagisme, il fut progressivement dépeint comme l’un des pires tortionnaires du début du XXème siècle. Malgré plusieurs années de résistance, il est finalement contraint de céder sa colonie privée à la Belgique à la fin de l’année 1908. Le Congo devient donc la colonie du Royaume de Belgique à proprement parler, et non plus la colonie privée du Roi.

Lors de ce transfert de pouvoir, la Belgique récupéra l’intégralité des dettes contractées par Léopold II. Dans un travail sur le sort des obligations émis par l’EIC, Oosterlinck avance plusieurs éléments d’explications pour comprendre cette docilité de la Belgique. D’une part, une partie de ces obligations étaient détenues par des membres du parlement, qui avaient donc intérêt à ce que la dette soit prise en charge par la Belgique (Oosterlinck, 2019, p.21). D’autre part, la presse n’a pratiquement pas couvert la question de la transmission de ces obligations vers la Belgique, et encore moins questionné leur validité. Pour Oosterlinck, il est possible que

la couverture médiatique joue un rôle fondamental dans la dénonciation d’une dette (Ibid.).

Enfin, l’auteur avance l’hypothèse de la culpabilité de la Belgique. La Belgique fut l’un des principaux créditeurs du Roi dans son entreprise coloniale et fournit à ce dernier « un support financier crucial à certains moments clés, sans lequel le règne de Léopold II aurait pris fin bien plus tôt » (Ibid.).

1.2 Le Congo Belge

Dans les mois qui précèdent la transmission officielle du pouvoir au Congo, la Belgique édicta les grandes dispositions juridiques fixant l’organisation et le mode de gouvernance du futur Congo Belge. Ces dispositions reflètent bien le peu d’entrain manifesté par une partie de la classe politique à engager le pays dans une grande entreprise coloniale, et surtout la règle d’or qui marquera la quasi-totalité de la période coloniale : « le Congo ne doit rien coûter » à la Belgique (Braeckman, 2020). Le 18 octobre 1908, deux lois sont ainsi promulguées par le parlement belge. La première « approuve le traité de cession » du Congo par Léopold II à la Belgique, alors que la seconde « fixe le mode de gouvernement de la colonie du Congo belge » (CRISP, 1965, p.5). L’article 1 de cette loi fonde ce mode de gouvernement de la colonie sur un principe de séparation claire de l’État belge et de sa colonie : « Le Congo belge a une personnalité distincte de celle de la métropole. Il est régi par des lois particulières ». Cette distinction des deux États impacte directement la gestion de la dette héritée de l’État Indépendant du Congo : « L’actif et le passif de la Belgique et de la colonie demeurent séparés.

En conséquence, le service de la rente congolaise demeure exclusivement à charge de la colonie, à moins qu’une loi n’en décide autrement » (Loi du 18 octobre 1908, article 1, cité dans CRISP, 1965, p.5). La Belgique ayant reconnu la dette contractée par l’État Indépendant du Congo, c’est donc dans la comptabilité du Congo belge, et non dans celle de la Belgique, que cette dette sera incorporée. Elle restera au passif de la colonie jusqu’à l’indépendance du Congo et, comme je le développerai dans la partie suivante de ce chapitre, sera prise en charge par la République du Congo à la suite de la signature des accords de février 1965.

Durant ses quatre premières décennies d’existence, le Congo belge n’eut que très peu recours à l’endettement pour son développement. De manière générale, la colonie n’attire d’abord qu’un intérêt tout relatif en Belgique, que ce soit dans la classe politique ou encore moins dans l’opinion publique (Gérard-Libois et Verhaegen, 1985, p.12). C’est principalement à partir du secteur privé que l’économie congolaise se développe dès le début des années 20, tirée par l’augmentation de la demande de matières premières en Europe. Symboles de la prospérité coloniale belge, la Société Générale et sa filiale de l’Union Minière du Haut Katanga développent alors de véritables empires économiques au sein desquels ils règnent en maîtres,

réinstaurant le travail forcé, au point que « l’autorité [coloniale] doit même imposer des limitations au recrutement forcé dans les zones rurales » (Ibid., p.13). Ralenti un temps par la crise des années 30 puis par la deuxième guerre mondiale, ce développement économique par le privé reprend de plus belle dès la fin des années 40. Il se matérialise par une augmentation spectaculaire de la production manufacturière, un accroissement de la production industrielle atteignant les 14% sur sept années consécutives entre 1950 et 1956, et un accroissement de la population ouvrière de 700'000 à 1'183'000 unités de 1945 à 1955 (Ibid., p.16). L’évolution des finances publique du Congo belge illustre le faible engagement de la colonie dans cet important développement économique que connait le pays. D’abord, durant la deuxième guerre mondiale,

« les budgets ordinaires de guerres [laissent] des bonis importants » (Masoin, 1949, p.168). Il en va de même pour les budgets des années suivantes. Par exemple, le budget de 1948 laisse un bonus de 146 millions de francs belges. Cette situation financière d’alors est rendue possible par l’augmentation importante des recettes fiscales perçues par l’administration coloniale, elle-même liée à l’augmentation de la production et des exportations (Ibid.). Surtout, le Congo belge n’eût que très peu recours à l’endettement jusqu’en 1950, et l’expansion économique que la colonie connaissait permit à l’administration de drastiquement réduire la part du service de la dette dans le budget de l’État. Alors que, en 1940, « la charge du service de la dette représentait 41% des dépenses du budget ordinaire, [elle] avait été réduite à 6% en 1950 et était inférieure à 4 milliards de francs belges (Vanthemesche, 1994, p.47).

Au sortir de la guerre, ce désengagement de l’État colonial et de la métropole dans le développement du Congo est perçu en Europe comme un anachronisme par rapport aux pratiques des autres puissances coloniales. La France et la Grande-Bretagne s’étant lancés dans de grands « plan décennaux » de développement, le Congo belge apparaît comme une colonie à la traine. L’exemple du système éducatif au Congo belge illustre le développement à deux vitesses que connait la colonie. Alors que le Congo belge connaît une croissance sans précédent et qu’une petite classe moyenne congolaise se constitue, l’enseignement universitaire y est totalement inexistant jusqu’en 1954. De plus, le système scolaire y était principalement dévolu à l’Église Catholique, faisait de l’école une machine à « faire des catéchumènes » plutôt qu’une institution de promotion culturelle et d’ascension sociale (Gérard-Libois et Verhaegen, 1985, p.17).

A l’initiative de plusieurs personnalités politiques, dont l’ancien gouverneur général du Congo belge Pierre Ryckmans, la Belgique lança alors à son tour le projet d’un « Plan décennal », dont l’objectif central devait être « le bien être indigène ». La version définitive du Plan fut approuvée par le parlement belge en 1952, bien que sa mise en application eût commencé dès

1950. Ce Plan engageait le Congo belge à investir 25 milliards de francs congolais dans le développement de l’instruction, la construction de logements, le système de santé, les transports ou encore l’agriculture (Vanthemesche, 1994., p.38). Cependant, le lancement de ce grand projet de développement s’effectua dans la droite ligne de la politique budgétaire appliquée par la Belgique à l’égard de sa colonie. Comme je l’ai écrit plus haut, la Belgique « connaissait une tradition de stricte séparation des finances coloniales et métropolitaine » (Ibid. p.34). Au moment de l’élaboration du projet, certains, dont Ryckmans, espèrent un infléchissement de cette tradition à l’occasion du lancement du Plan décennal. Cependant, les parlementaires à Bruxelles refusent catégoriquement d’impliquer la métropole dans les investissements importants que devait engager le Congo belge. De ce fait, l’emprunt sur le marché de la dette publique était appelé à jouer un rôle central dans la stratégie des architectes du Plan. De plus, cet emprunt devait, autant que possible, se faire, « surtout [sur le] marché financier belge (…) [afin] d’écarter tout danger d’ingérence ou de mainmise de la part d’autres puissances » (Ibid., p.37). C’est ainsi que, dès 1950, le Congo belge émit d’immenses quantités d’obligations d’État sur le marché financier belge (surtout) et international.

Il apparut rapidement que les coûts du Plan décennal avaient été sous-estimés. Le parlement belge procéda ainsi à plusieurs révisions budgétaires, faisant passer le budget du Plan à 48 milliards de francs congolais en 1954, puis même à 51 milliards en 1958 (Ibid., p.43). Cette explosion du budget du Plan amena finalement la Belgique à déroger, dès 1956, à sa règle d’or.

Elle consentit à garantir pour plus de 8 milliards de dettes congolaises sur le marché international. Précisions ici que les têtes pensantes du Plan profitèrent des augmentations du budget pour réajuster sensiblement la part dont bénéficiaient certains secteurs de l’économie congolaise. Le budget alloué au développement du rail se voyait ainsi triplé, tout comme celui de « l’urbanisme et bâtiments publics » (qui était un budget distinct du budget dédié au logement des Congolais), alors que la part du budget pour l’amélioration de « l’agriculture indigène » fut réduite de 3.1% à 1.8% (Ibid., p.44).

Au jour de l’indépendance, le poids du Plan décennal sur le bilan comptable des finances publiques est saisissant. Il aura entraîné une explosion de la dette publique du Congo belge, relativement à l’état des finances publiques de la fin des années quarante. Alors que cette dette ne s’élevait qu’à 3.7 milliards de francs congolais en 1949, elle s’établit au moment de l’indépendance en 1960 à 46 milliards. Ce n’est qu’en 1962, lorsque la Banque d’Investissement pour la Reconstruction et le Développement (BIRD) fut chargée de faire l’inventaire de la dette publique dans le cadre des négociations belgo-congolaises, que la structure de cette dette fut clairement présentée aux autorités congolaises. Trois catégories de

dettes furent identifiées dans le rapport de la BIRD. La première concernait la dette intérieure du Congo belge, émise en francs congolais. Elle s’élevait à 22.4 milliards de francs congolais, dont 2.9 milliards étaient détenus par des organismes publics du Congo (Rapport de la BIRD de 1962, cité dans CRISP, 1965, p.24). La seconde concerne la dette émise ou garantie par la Belgique. Elle s’élevait à 12.7 milliards de francs belges, répartis comme suit : 10.3 milliards de francs belges garantis par la Belgique sur le marché international, et 2.4 milliards de francs belges émis directement par la Belgique et cédés au Congo (Ibid.). Enfin, la dernière catégorie concerne la dette émise par le Congo belge en devises étrangère et non garanties par la Belgique. Cette dette s’élève, au 30 juin 1960, à 11 milliards de francs congolais (Ibid.).