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Chapitre 1 : La doctrine de la dette odieuse : de l’impossible reconnaissance à son

2.2 Le marché de la dette publique

2.2.3 Des créanciers tout puissants ?

Au regard des déséquilibres fondamentaux entre les acteurs et du manque d’encadrement légal, la question de comprendre pourquoi les gouvernements tendent à respecter leurs engagements financiers sur le marché obligataire apparaît donc comme centrale. Un État emprunteur pouvant théoriquement répudier une dette à tout moment, comment les créanciers s’assurent-ils le remboursement de leurs investissements ? La littérature économique et politique portant sur les questions de dette publique retient trois alternatives qui s’offrent aux créanciers pour s’assurer le remboursement de leurs investissements par les États : une voie politique, une autre légale, et enfin une voie par le marché (Primo Braga et Dömeland, 2009).

La voie politique

En théorie, un État souverain peut forcer un autre État à honorer ses engagements financiers par des mesures et des sanctions formelles. Concrètement, cette alternative « fait référence à des actions imposées par les gouvernements de pays créanciers en réponse à un défaut de paiement. Ces actions incluent des actions militaires, des sanctions diplomatiques ou

20 La revue de littérature effectuée dans cette section est en partie inspirée de celle effectuée par K. Sugathapala dans sa thèses « Odious Debt and Transitionnal Justice » (IHEID, 2019)

commerciales, et un contrôle externe des finances du pays (par exemples les revenus de douane). » (Ibid., p.264). C’est par exemple la politique de la canonnière. Cependant, les auteurs semblent s’accorder sur le fait que ce type de politique serait aujourd’hui absolument intenable politiquement. Pour M. Tomz, avant la première guerre mondiale, les pays ayant fait défaut semblent effectivement plus sujets à interventions armées étrangères que les autres, mais les sanctions dont ils furent l’objet semblent plutôt liées à d’autres conflits (Tomz, 2007, cité dans Primo Braga et Dömeland, 2009, p.268). L’alternative politique n’apparaît ainsi pas comme un élément explicatif des comportements de bons payeurs des États emprunteurs sur le marché obligataire contemporain.

La voie légale

La deuxième alternative envisagée par la littérature pour comprendre comment les créanciers s’assurent le remboursement de leurs investissements est la voie légale. Cette alternative fait référence à toute forme de procédure judiciaire engagée contre un État ainsi qu’à l’activation d’éventuelles clauses contractuelles contenues dans les obligations émises par cet État (Primo Braga et Dömeland, p.265).

Il convient ici de préciser que le principe de souveraineté des États leur confère une immunité juridique totale sur leur territoire. Cependant, un État n’est pas immunisé contre d’éventuelles procédures judiciaires à leur encontre dans des tribunaux étrangers. Ainsi, s’il ne peut pas être contraint par un tribunal étranger à honorer ses engagements financiers auprès des investisseurs, il peut néanmoins y être condamné, et même se voir infliger des sanctions dans les limites des compétences territoriales du tribunal en question : l’alternative légale prend donc

« généralement place dans les tribunaux nationaux où résident les créditeurs, ce qui implique que seuls les actifs et les avoirs localisés hors du territoire de l’État emprunteur peuvent être saisis par les tribunaux » (Ibid. p.265).

Encadré 1.

L’Argentine face aux fonds vautours – Si l’usage de la voie légale est un moyen pour les investisseurs de se protéger dans la relation déséquilibrée dans laquelle ils s’engagent avec les États, elle peut également être un moyen de pression favorisant les « créanciers véreux » (en anglais : « rogue creditors »). Ce fut notamment le cas de l’Argentine suite à la crise de la dette qu’elle connut au début du millénaire. En 2001, le pays fait défaut sur sa dette dont le montant s’élève à plus de 93 milliards de dollars. La valeur des obligations de l’État

argentin s’effondre et une partie d’entre elles sont rachetées par des « fonds vautours », spécialisés dans le rachat d’obligations souveraines à bas prix. En 2005 l’Argentine finit par trouver un accord avec la majorité de ses créditeurs pour un échange de titres souverains assortis d’une dévaluation de 70% de la valeurs faciale (c’est-à-dire la valeur originelle) des titres. Cependant, une minorité de créanciers refusèrent l’accords et continuèrent de réclamer le remboursement de la totalité de leurs investissements. Puisque la dette argentine fut contractée en dollars, c’est vers les tribunaux américains (puisque la dette argentine avait été contractée en dollars) que ces créanciers récalcitrants se tournèrent pour obtenir gain de cause (BSI Economics, 2018).

La stratégie des créanciers reposait sur l’activation de deux clauses contractuelles contenues dans les contrats de vente des obligations argentines : la clause pari passu, qui oblige l’émetteur d’obligations à traiter tous ses créanciers « avec la même priorité », et la clause right upon future offers, qui stipule que l’accord le plus favorable s’applique automatiquement à tous les créanciers (Ibid.). Le tribunal new yorkais saisi de l’affaire ayant donné raison aux plaignants, la petite part des créanciers récalcitrant bloquait la totalité de la restructuration de la dette argentine. Certains « créanciers véreux » cherchèrent alors à mettre la pression sur l’Argentine en tentant « d’obtenir la reconnaissance de ce jugement à travers le monde, là où [ils parvenaient] à localiser des avoirs argentins » (P. D’argent, 2013). La société NML Capital Ltd fit ainsi bloquer les comptes de l’ambassade argentine en Belgique, et même saisir une frégate militaire au Ghana après que des juges de ces pays ont reconnu le jugement new yorkais et considérés qu’il ne s’agissait pas de biens ou d’actifs nécessaires aux fonctions clés de l’État Argentin (Ibid.), et il fallut attendre l’échéance de la clause right upon the future offer en 2016 pour que l’Argentine puisse trouver un accord avec ces créanciers véreux et solde enfin sa dette (BSI Economics, 2019).

Bien qu’elle soit compliquée à mettre en place et qu’elle ait une portée contraignante relativement limitée sur les États « mauvais payeurs », la voie légale est une alternative non négligeable pour les investisseurs. Dans une étude sur l’évolution des contrats de vente d’obligations souveraines, Choi, Gulati et Posner démontrent d’ailleurs l’augmentation dans le temps des recours à la voie légale pour forcer les États à respecter leurs engagements. Cette évolution se traduit notamment par une complexification des contrats : « au fil du temps, une grande variété de termes a été ajoutée [aux contrats] afin d’améliorer leur applicabilité. Par exemple, certains États ont accepté de donner des gages de sécurités aux créanciers sur certaines sources de revenus, comme les taxes de douane ». (Choi, Gulati et Posner, 2011, p.9). La complexification des contrats souligne la nouvelle importance des tribunaux en matière de dette

publique, car elle « n’aurait aucun sens » si les créanciers n’avaient pas les moyens de faire appliquer les termes des contrats, du moins en partie, par une autorité juridique (Ibid.). Pour les auteurs, cette précision contractuelle permet donc aux créanciers de s’assurer, du moins partiellement, une forme de contrôle sur leurs investissements. Mais elle permet également aux États à la ‘’mauvaise réputation’’ (des États ayant un passif de mauvais payeur, ou ayant fait défaut par le passé) de rassurer les investisseurs en leur fournissant des garanties sur leurs investissements.

La complexification des contrats semble donc avoir une double fonction dans le bon fonctionnement du marché de la dette publique. Elle est d’abord un outil incomplet mais important pour les investisseurs qui utilisent de plus en plus la voie légale pour faire appliquer les clauses contractuelles des obligations d’État. Elle leur permet ainsi de faire reposer une certaine pression sur les États emprunteurs qui, en cas de litige, s’exposent à des sanctions, sous forme de saisies d’actifs et d’avoirs, dans des juridictions qu’ils ne contrôlent pas. Surtout, elle joue un rôle prépondérant sur la formation de la réputation des États sur le marché obligataire.

En posant les « règles du jeu » pour les emprunteurs, les contrats fixent les limites en dehors desquels les États sont sanctionnés directement sur le marché obligataire, par les investisseurs eux-mêmes.

La voie par le marché

Les outils formels que fournissent la voie politique et la voie légale aux créanciers pour s’assurer du remboursement de leurs investissements par les États ne sont donc pas suffisants pour expliquer le bon fonctionnement du marché obligataire. La littérature s’accorde pour donner une importance décisive à l’alternative qu’offrent les mécanismes de marchés et aux croyances qui y sont liées. Concrètement, la voie par le marché fait référence « à l’impact d’un défaut de paiement (ou d’un risque de défaut) sur l’accès d’un emprunteur à de nouveaux financements. Suite à un défaut, le coût de nouveaux prêts peut s’avérer plus élevé, ou la quantité de financements disponibles plus faibles. [Dans la littérature économique et politique], on fait généralement référence à ce mécanismes par le terme de réputation » (Primo Braga et Dömeland, p.265). A la différence des alternatives légales et politiques, cette alternative n’implique pas de mécanisme explicites tels des sanctions diplomatiques ou des condamnations juridiques. Selon Primo Braga et Dömeland, les effets de la réputation doivent plutôt être pensés comme les phénomènes « d’auto-application (self-enforcement) du contrat qui émergent sans aucune intervention politique ou légale » (Ibid., p.266). Envisagée ainsi, la réputation des emprunteurs influe sur la confiance des investisseurs : plus un État est réputé pour être un bon payeur, plus il aura de facilité à attirer des investisseurs qui seront certains de récupérer leurs

investissements au moment de l’échéance de l’obligation. Au contraire, un passif de mauvais payeur ou de défaut de paiement influera négativement sur la réputation d’un État sur le marché, et compliquera l’accès de cet État à de nouveaux financements. Plusieurs types de difficultés sont étudiée par les auteurs académiques : taux d’intérêts plus élevés (c’est-à-dire une prime de risque en fonction des projections que font les investisseurs sur un potentiel défaut de paiement), clauses contractuelles toujours plus strictes, ou même exclusion du marché par les investisseurs (qui refusent d’investir de nouvelles sommes).

Eaton et Gersovitz sont, en 1981, parmi les premiers à proposer un modèle théorique illustrant la primauté des mécanismes liés à la réputation sur le marché de la dette publique. Les auteurs partent du constat que, sur le marché de la dette publique, « il n’y a pas de pénalités explicites pour le non-paiement » (Eaton et Gersovitz, 1981, p.304) de la part d’un État. Ils émettent alors l’hypothèse simplificatrice qu’un défaut de paiement implique une exclusion permanente du marché de la dette pour l’État en question et analysent les comportements des acteurs dans cette configuration. Ils montrent que, pour les États à la réputation de mauvais payeurs, « créanciers établissent un montant « plafond » au-dessus duquel ils ne souhaiteront plus investir » (Ibid., p.304). Ici, la mauvaise réputation d’un État péjore donc sa capacité à lever des fonds via le marché obligataire puisque les investisseurs limitent leurs investissements. Les États ont donc un intérêt particulier à préserver leur réputation en évitant à tout prix la banqueroute, puisque cela mettrait gravement en péril leur capacité à lever des fonds à l’avenir. Ce modèle est affiné par Grossman et Van Huycke qui avancent que les créanciers différencient un « défaut excusable » (qui s’explique par une situation économique difficile et est la seule solution de sortie de crise) d’une « répudiation impardonnable » (une décision unilatérale et non justifiée du point de vue des créanciers), sanctionnée par une exclusion durable du marché de la dette.

« C’est pourquoi, si les États souverains font parfois défaut de manière « excusable », ils résistent toujours à l’immense tentation de la répudiation de leur dette » (Grossman et Van Huycke, 1988, cité dans Sugathapala, 2019, p.38).

De son côté, Tomz propose une analyse de la réputation moins rigide dans le temps. Selon lui, la réputation d’un État sur le marché de la dette publique évolue dans le temps, en fonction des observations que font les créanciers ainsi que de la volonté (ou non) des gouvernements d’entretenir de bonnes relations avec les investisseurs. « Certains gouvernements attribuent plus de valeur que d’autres au maintien des bonnes relations avec les créanciers, et leurs préférences peuvent changer dans le temps. Les investisseurs ne peuvent pas connaître entièrement les préférences d’un gouvernement étranger, mais ils ont un certain nombre de croyances sur le

« type » de gouvernement auquel ils ont affaire (bon payeur et digne de confiance, risqué en

temps de tensions économique, ou mauvais payeur indigne de confiance). Ces croyances, qui constituent » la réputation d’un gouvernement, évoluent au fur et à mesure que les investisseurs observent les comportements [de l’État] dans son contexte historique » (Tomz.people.stanford.edu21). Selon cette analyse, la réputation d’un État sur le marché de la dette peut donc évoluer en fonction des changements de gouvernements et de la volonté affichée ou non d’honorer ses engagements. Lorsque les États font défaut, ils « signalent [aux investisseurs] qu’ils sont du type « indigne de confiance » et perdent l’accès au marché international de capitaux ». Mais « les mauvais payeurs peuvent récupérer l’accès au marché en signalant, par des « packages » de compensation très coûteux, qu’ils accordent [à nouveau]

une grande valeur aux relations avec leurs créditeurs ». Pour Tomz, la quête d’une bonne réputation sur le marché de la dette est donc l’élément clé pour comprendre les comportements de bons payeurs des États vis-à-vis de leurs investisseurs : d’une part, elle va déterminer les montants que les créanciers seront prêts à investir ainsi que les intérêts, la rigidité des clauses, etc. pour les pays qui sont admis sur le marché. D’autre part, « l’achat » d’une réputation (via la mise en place d’un plan de remboursement de la dette, de réformes économiques, etc.) est la condition nécessaire à l’entrée sur le marché pour les pays qui en ont été exclu (Ibid.).

Dans la grande diversité des modèles explicatifs « réputationnel », les auteurs s’accordent donc généralement sur un constat : le fonctionnement du marché de la dette publique fonctionne, du moins en partie, comme un marché « au-dessus de la loi », où les comportements de bons payeurs s’expliquent bien plus par la faculté qu’ont les créanciers à faire pression à l’intérieur du marché que par l’application légale des contrats ou même par les pressions politiques internationales. Dans un ordre international où le principe de souveraineté garantit, en principe, l’indépendance des nations sur leur territoire et dans leurs interactions avec leurs interlocuteurs étrangers, le marché de la dette publique constitue une arène où les rapports de forces semblent inversés, notamment en ce qui concerne les pays pauvres. Ces derniers y sont contraints de renoncer à l’une des principales armes théoriquement à leur disposition vis-à-vis de leurs créanciers, à savoir la répudiation de leur dette, le coût que les investisseurs sont susceptibles de leur faire payer (exclusion du marché, et coûts de retours) étant beaucoup trop élevé.

21 Citation tirée d’une page du blog de M. Tomz consacrée à son livre « Reputation and International Cooperation : Sovereign Debt across Three Centuries » (2007)