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Chapitre 2 : Le cas de la dette coloniale en République Démocratique du Congo

3.1 La Table Ronde économique

Durant les dernières années de la décennie 1950, la situation politique et sociale du Congo se détériore gravement et inquiète particulièrement les autorités coloniales. Les tensions sociales y sont de plus en plus exacerbées, les colons sont toujours plus décriés, et le grand Plan décennal n’a pas permis de contenir les velléités indépendantistes grandissantes des Congolais. A Bruxelles en revanche, il faut attendre les émeutes de Léopoldville en janvier 1959 pour que l’opinion publique prenne conscience de la situation politique et sociale de sa colonie (des Mazery, 1959, p.113). L’année 1959 marque une accélération de la détérioration de la situation au Congo et, le 3 janvier 1960, le gouvernement belge convoque toutes les parties à une Table Ronde politique à Bruxelles. Le 27 janvier, au bout d’une semaine de négociations, l’indépendance est décidée pour le 30 juin. Dès le début de cette première Table Ronde, il est clair pour tous les acteurs que seules les questions politiques y seraient abordées (CRISP, 1960, p.2), et il est décidé de la tenue d’une seconde Table Ronde à une date ultérieure pour les questions économiques. C’est le sens de la résolution numéro 14 de la Table Ronde politique, proposée par le ministre des Affaires économiques du Congo Raymond Scheyven, par laquelle

« les délégations congolaises (…) confient à la Conférence des problèmes économiques, financiers et sociaux, le soin de préparer le contenu des conventions d’assistance technique et de coopération économique qui devraient intervenir entre la Belgique et le Congo » (Résolutions de la Conférence de la Table Ronde politique, 1960, p.495). Plusieurs points fondamentaux de la transition économique doivent y être abordés, les deux principaux étant 1) la transmission du portefeuille d’actifs financiers détenus par le Congo belges vers la République du Congo et 2) le sort de la dette publique de la colonie.

Le début de la Conférence de la Table Ronde économique est fixé pour le 27 avril 1960.

Emmenée par Raymond Scheyven, la délégation belge se présente avec une équipe rompue aux négociations politiques et économiques, forte de plusieurs membres du gouvernement ainsi que de nombreux hauts représentants des principaux ministères (annexe 1, p.524). De plus, le ministre a réuni pour cette Table Ronde des représentants du monde économique privé et notamment des représentants de la Société Générale, qui « veulent des garanties pour l’avenir des intérêts belges » au Congo (F. Ryckmans, 2020a). Du côté congolais, cette deuxième Table Ronde s’ouvre dans un contexte particulier. Au Congo, les premières élections générales démocratiques sont agendées du 11 au 22 mai. De ce fait, une majorité de leaders politiques congolais ne se présentent pas à Bruxelles et délèguent la représentation de leur parti.

Conscients des enjeux majeurs que soulèveraient les négociations économiques, les dirigeants congolais se montrent d’abord réticents à l’idée de participer à cette conférence. Ce n’est que

dans la semaine qui précède l’ouverture de la Conférence que le « collège exécutif [qui réunit les principaux dirigeants des partis congolais] se rallia au principe d’une Table Ronde économique » (CRISP, 1960, p.5), qui doit se limiter à un rôle consultatif. L’objectif doit être avant tout de faire « l’inventaire » des actifs financiers du Congo belge ainsi que de la dette souveraine. Contrairement à la Table Ronde politique, la délégation congolaise s’avance donc à cette Conférence économique sans mandat pour engager le Congo dans des résolutions contraignantes. Il reviendra au premier gouvernement élu de négocier avec la Belgique les conditions économiques de la transition, sur la base de l’inventaire effectué lors de la Conférence. Joseph Kasavubu (qui sera élu premier président de la République du Congo et qui n’est pas présent lors de la Table Ronde) déclare ainsi quelques jours avant l’ouverture de la Conférence :

« Pour cette Table ronde économique dont tout le monde parle (…), nous tenons à préciser qu’étant donné que la Belgique détient encore en grande partie l’autorité́ congolaise, nous ne pouvons, en aucun cas, ratifier une convention quelconque entre la Belgique et le Congo ni nous permettre d’engager l’avenir du peuple congolais. Nous estimons qu’il serait sage de limiter cette conférence à une simple étude des dossiers devant éclairer le futur gouvernement congolais. La Belgique doit, de son côté, s’atteler à nous présenter, au 30 juin 1960, un inventaire du patrimoine congolais et un exposé clair de sa gestion et laisser ensuite au gouvernement congolais le soin de décider librement et en connaissance de cause » (cité dans Lejeune, 1969, p.536).

La Conférence de la Table Ronde économique s’organisa en deux commissions distinctes. La première est chargée de traiter « des problèmes monétaires et des finances publiques » tandis que la deuxième est chargée des questions de « développement économique et social et de la coopération » entre la République du Congo et la Belgique. Pour les belges, et surtout pour leurs représentants des milieux économiques, cette Table Ronde ne peut se limiter à un inventaire mais doit, pour le moins, fournir des lignes directrices qui permettront de sauvegarder les intérêts belges au Congo. Au regard du document final adopté par la Conférence, on comprend bien que les ambitions belges ont largement été satisfaite. En effet, ce n’est pas un inventaire des actifs et passifs, mais bien une série de 18 résolutions qui est adopté par la Conférence. Elles sont formulées en termes de « recommandations » pour le futur gouvernement congolais, mais certaines d’entre elles seront très concrètement mises en œuvre, notamment par la Belgique. Parmi ces recommandations, trois résolutions (les résolutions A6, relative à la contribution belge au Congo, la B3 relative aux investissements publics et la B10,

relative aux pouvoirs concédants24) sont centrales dans le cadre de mon analyse sur la transmission de la dette publique. Deux d’entre elles (B3 et B10) ne concernent pas directement la question des dettes du Congo belge, mais plutôt la question du transfert des actifs financiers coloniaux. En revanche, la résolution A6 illustre implicitement l’acceptation de la reprise de la dette du Cogo belge par la délégation congolaise. D’un point de vue analytique, il est impossible d’aborder cette dernière résolution indépendamment des deux autres. Elles sont toutes les trois au fondement du « contentieux belgo-congolais » dont la résolution entérine la prise en charge de la dette coloniale par la République du Congo.

Les deux premières résolutions que j’aborderai ici concernent donc le transfert du portefeuille des actifs financiers coloniaux (résolution B3) ainsi que l’abrogation des pouvoirs concédants attribués à certaines sociétés privées au Congo (B10). Comme je l’ai mentionné plus haut, le transfert du portefeuille du Congo belge constitue un enjeu majeur de la transition politique.

Respectant le principe de distinction entre l’État belge et l’État du Congo établi dès le début de la colonisation, la Belgique ne fit pas opposition au transfert du portefeuille. Par la résolution B3, elle s’engage à remettre au Congo le portefeuille colonial. Ce dernier doit être mis à contribution pour les grands investissements publics que devra rapidement engager le pays25. Le portefeuille colonial constituait en effet une manne financière potentielle très importante pour la République du Congo. En près de 80 ans de colonisation, le Congo belge s’était forgé un portefeuille d’action extrêmement important. La dernière estimation des actifs du Congo belge en décembre 1959 évaluait à 87 milliards 666 millions de francs congolais la valeur de ce portefeuille, auquel on pouvait encore ajouter pour 4 milliards 253 millions de biens culturels et sociaux (Lejeune, 1969, p.538). Corollairement à son portefeuille, le Congo détenait un poids important dans les les sociétés dont il possédait une partie du capital. Par le biais de plusieurs compagnies concessionnaires largement détenues par l’État, le Congo belge était majoritaire dans de nombreuses entreprises importantes. Tel était notamment le cas pour la toute puissante Union Minière du Haut Katanga, dont l’actionnaire majoritaire, le Comité Central du Katanga (CSK) était détenu pour deux tiers par l’État du Congo depuis la fondation de l’Union Minière en 1906 (Kovar, 1967, p.748). La résolution B10 de la Table Ronde allait cependant sérieusement diminuer l’influence potentielle de l’État congolais sur ces entreprises. Elle

24 Par souci de concision, les résolutions abordées dans ce travail sont appelées A6, B3 et B10 en référence à la table des matières du document final adopté par la Conférence (annexe 1, p.512)

25 L’État belge se propose même d’apporter son soutien financier pour ces investissements, dans le cadre d’un

« fonds autonome » ou d’une « société de développement » (annexe 1, p.518).

engage la Belgique à dissoudre les compagnies concessionnaires avant le 30 juin, ce qui a pour effet de renverser la majorité des voies au sein des grandes entreprises coloniales au profit des investisseurs privés.

Dans la résolution B10, la Conférence « considère qu’il y a lieu de revoir d’urgence les conventions conclues avec [les compagnies concessionnaires] » afin que le Congo puisse exercer « dès le premier jour de son indépendance la plénitude de ses pouvoirs concédants et de ses droits de gestion du domaine public et dispose librement de son patrimoine ». La Belgique s’engage dans cette même résolution à revoir ses conventions « avant le 30 juin » (annexe 1, p.522). Cela signifie concrètement que la Belgique s’engage à ce que les compagnies concessionnaires comme le Comité National du Kivu (CNKi) ou le Comité Spécial du Katanga soient dissoutes au jour de l’indépendance. Les Congolais eux-mêmes semblaient largement disposés à révoquer l’attribution de concessions qui conféraient à certaines entreprises un certain nombre de « prérogatives quasi régaliennes » (CRISP, 1960, p.g).

La résolution B10 n’est donc pas une simple recommandation mais comporte une dimension d’application bien concrète. Et si elle répond à une attente « naturelle » pour un État nouvellement indépendant, elle constitue surtout une victoire pour secteur économique privé belge. L’exemple du CSK est à ce titre extrêmement parlant : à la veille de l’indépendance, le CSK est l’actionnaire majoritaire de l’Union Minière, possédant à lui seul 663'168 voix sur 1'856'000 (Kovar, 1967, p.751). Le CSK est une organisation parastatale détenue pour deux tiers par l’État du Congo belge et pour un tiers par la Compagnie du Katanga (qui est elle-même une émanation de la Société Générale de Belgique). Ainsi, l’État contrôlant le CSK, il contrôle également l’Union Minière. Cette situation convenait parfaitement au secteur privé durant la période coloniale car l’État du Congo belge n’exerçait pratiquement pas sa majorité. Mais les investisseurs perçoivent bien le risque que représenterait un statu quo une fois l’indépendance acquise : la majorité de l’État au sein du CSK deviendrait un levier d’action considérable pour le nouvel État indépendant (Ibid.). En application de la résolution B10, la Belgique dissout le CSK le 26 juin 196026, soit quatre jours avant l’indépendance du Congo. L’État congolais perd ainsi sa majorité à l’Union Minière dont il ne possède plus que 20% des voix, contre 30% pour les grands groupes privés (Moreau, 2010).

26 Il convient de préciser que, en pratique, la seule application concrète de cette « dissolution » fut le versement

« d’un tiers de son portefeuille dans les avoirs de la Compagnie du Katanga. En effet, les différents organes du Comité continuèrent de se manifester jusqu’au début de l’année 1965, ce que reconnut par ailleurs la Société Générale (CRISP, 1965, p.10)

Encadré 2

Le « déménagement » des grandes sociétés coloniales – Au chapitre des ajustements juridiques majeurs qu’opère la Belgique à l’indépendance, on peut également relever la loi votée par le parlement belge relative au statut des entreprises de droit colonial. Durant la colonisation, ces entreprises « étaient soumises au droit colonial » et aurait dû se soumettre au droit congolais une fois passé le jour de l’indépendance (Kovar, 1967, p.750). La victoire électorale du Mouvement National Congolais de Patrice Lumumba, perçu comme proche du bloc de l’Est, fit craindre au monde économique une vague de nationalisation des grandes entreprises coloniales et de leurs actifs (Moreau, 2010). Les autorités belges prirent peur et adoptèrent donc un certain nombre de disposition pour sécuriser les investissements belges au Congo. Ainsi, une loi est votée par le parlement le 17 juin 1960. Elle offre la possibilité aux entreprises de droit congolais d’adopter la nationalité belge et de déménager leur siège social à Bruxelles. C’est ce que firent une majorité des grandes entreprises coloniales, dont l’Union Minière (Ibid.).

La troisième et dernière résolution qu’il convient de développer ici est la résolution A6, relative à la « contribution belge au Congo ». Cette résolution ne vise pas spécifiquement la question du transfert de la dette publique, mais plutôt l’aide que la Belgique s’engage à apporter au Congo indépendant pour faire face aux différents défis économiques qui l’attendent. Elle formule que :

« Considérant les besoins budgétaires importants du Congo pour assumer la gestion administrative courante, pour financer le service de la dette publique ainsi que le développement économique, social et culturel ; (…) ;

La Conférence reconnaît l’utilité pour le Congo de bénéficier d’une contribution financière belge ; (…) ;

Recommande que la contribution financière belge soit affectée à des rubriques, choisies par les deux gouvernements, du budget tel qu’il sera arrêté par le Parlement du Congo » (annexe 1, p. 516)

En l’absence d’un article portant explicitement sur le transfert ou la répartition des emprunts contractés par le Congo belge, la résolution A6 constitue l’unique mention de la question de la dette publique dans le document adopté par la Conférence de la Table Ronde économique.

Concrètement, la Belgique s’engage à verser une aide financière de 2,7 milliards de francs belges au nouvel État indépendant, qui doit essentiellement permettre d’équilibrer le budget de l’année 1960 (CRISP, 1960, p.a). Mais il n’est pas question d’une répartition du poids de la dette publique coloniale entre la Belgique et le Congo. De l’avis de certains juristes de l’époque,

l’adoption de cette résolution par la délégation congolaise permettait « de soutenir que (les Congolais présents à la Table Ronde) ont implicitement admis que leur pays succéderait juridiquement aux dettes de la colonie » (Lejeune, 1969, p.537). Pourtant, l’ouverture de la Conférence, il était clair que « certains leaders politiques congolais entendaient réserver la possibilité pour leur pays de refuser de reprendre l’ensemble des éléments passifs du bilan colonial, dont la dette publique » (Ibid., p.536). La Table Ronde économique aboutit donc à un résultat bien différent de celui qu’était venu chercher la délégation congolaise. Plutôt qu’un inventaire, la Conférence adopta un document qui, s’il actait le principe du transfert de l’imposant portefeuille colonial, privait également le Congo de nombreux leviers d’actions sur son économie. De plus, il lui faisait endosser la charge d’une dette dont le service revenait à près de 18% du budget annuel (Vanthemesche, 1994, p.47).

Dès les premières semaines de l’indépendance du Congo, les événements prennent une tournure cauchemardesque pour le pays. Le 10 juillet, les forces armées belges interviennent au Katanga pour mater une mutinerie menée par des militaires congolais contre leurs supérieurs belges. Le 11, Moïse Tshombe proclame la sécession du Katanga, région la plus riche du Congo, avec le soutien de la Belgique. Le 13, le premier ministre Patrice Lumumba rompt les liens diplomatiques avec la Belgique en réaction à l’intervention militaire belge au Katanga. Le 23, l’ONU annonce l’envoi de 12'000 hommes pour ce qui sera la première mission militaire des Casques Bleus. Le 8 août, le Sud-Kasaï proclame à son tour son indépendance. Le 5 septembre, Lumumba est révoqué par le président Kasavubu. Il s’échappera un temps mais sera rattrapé, torturé puis transféré au Katanga où il sera assassiné par un commando composé de belges, d’américains de la CIA et d’hommes de mains de Moïse Tshombe (voir notamment De Witte, 2000).

Ce chaos politique s’accompagne d’une détérioration dramatique de la situation économique.

Avec la sécession du Katanga et du Kasaï, les rentrées fiscales s’effondrent et les salaires ne sont rapidement plus versés (CRISP, 1961). Surtout, aucun accord entre les gouvernements congolais et belge n’a pu être conclu concernant les conditions de la transition économique.

C’est l’éclatement du contentieux belgo-congolais : le portefeuille colonial est resté à Bruxelles, et les grandes entreprises qui, même en temps de crise, continuent à rapporter gros, sont aux mains du secteur privé belge. Pourtant, dans ce marasme, le nouvel État indépendant honore encore le service de sa dette durant les six premiers mois de son existence (Lejeune, 1969, p.538). Ce n’est qu’à partir de janvier 1961 que, avec l’assistance technique d’experts mandatés par la mission de l’ONU, le pays conclut des « accords de prorogation (roll-over arrangements) de ses dettes afin de geler la dette publique », le temps que la situation politique se stabilise

(West, 1961, p.609). A partir de 61, le Congo revendique « le transfert et la gestion exclusive du portefeuille sans marquer accord sur la reprise du passif du Congo belge » (CRISP, 1965, p.6). Dès lors, seul le service des emprunts coloniaux garantis par la Belgique était assuré par la Belgique elle-même (Ibid.). Deux années seront nécessaires pour que les discussions belgo-congolaises reprennent, et même quatre pour qu’une solution définitive soit trouvée, le 6 février 1965 à Bruxelles.