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Autour d'Adolphe Ferrière et de l'éducation nouvelle

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Autour d'Adolphe Ferrière et de l'éducation nouvelle

GERBER, Rémy, et al.

GERBER, Rémy, et al . Autour d'Adolphe Ferrière et de l'éducation nouvelle . Genève : Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation, 1981, 105 p.

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:33396

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(2)

UNIVERSITÉ DE GENÈVE - FACULTÉ DE PSYCHOLOGIE ET DES SCIENCES DE L'ÉDUCATION

Cahiers de la Section des Sciences de !'Education

PRATIQUES ET THÉORIE

RÉMY GERBER, DANIEL HAMELINE, YEHOUDA HEINZ ZEILBERGER CLAUDE ET NICOLE THOLLON-POMMEROL

sous la direction de DANIEL HAMEL/NE

AUTOUR D'ADOLPHE FERRIÈRE ET DE L'ÉDUCATION NOUVELLE

Cahier N° 25

UNIVERSITE DE GENEVE

FACULTE DE PSYCHOLOGIE ET DES SCIENCES DE L'EDUCATION

AUTOUR D'ADOLPHE FERRIERE ET DE L'EDUCATION NOUVELLE

par Rémy Gerber Daniel Hameline Yehouda Heinz Zeilberger Claude et Nicole Thollon-Pommerol sous la direction de Daniel Hameline

Cahier No 25

Pour toute correspondance :

Section des Sciences de l'éducation UN 1 Il

1211 -Genève 4 (Suisse)

Octobre 1981

(3)

Marie-Laure

(4 ans) :

"Papa, qui est ce Monsieur Ferrière dont tu parles tout le temps depuis des semaines ?"

Le Père:

"C'est un Genevois qui a fait tout ce qu'il a pu pour que les enfants soient heureux à l'école."

Marie-Laure :

"Ah! (un certain silence) ... Tu sais, je crois qu'il n'a pas réussi ... "

14 janvier 1980

(4)

AVANT-PROPOS

Les études présentées dans ce Cahier sont les premières d'une série de travaux dont l'ambition est simple : contribuer à rendre une mémoi­

re aux actuelles parties prenantes de la Faculté de Psychologie et des Sciences de I' Education en leur rappelant leurs origines. Non que ces dernières soient "exemplaires" : le temps des "pionniers" de l'Institut Jean-Jacques Rousseau fut fait des mêmes "grandeurs et servitudes"

qui se manifestent aujourd'hui dans le nôtre. L'embellissement du pas­

sé n'est pas forcément le seul moyen de rendre à ce passé justice, même si l'opiniâtreté à réduire les figures héroïques des fondateurs n'est pas, en soi, non plus, une juste restauration de la mémoire commune.

Si, dans ce Cahier, nous proposons de nous intéresser de nouveau à Adolphe Ferrière, prolongeant ainsi la cooimémoration du Centenaire de sa naissance

(1979) (1),

ce n'est ni pour le glorifier ni pour l'abais­

ser, mais parce que l'inventaire du fonds d'Archives qu'il a laissé nous permet de le mieux connaitre et, partant, de mieux connaitre cette première moitié du siècle où s'inscrivent les courants et contre-courants de !'Education nouvelle, où Genève joua le rôle que l'on sait.

Le rôle que l'on "sait" ... mais que l'on ne connait plus très bien et que l'on n'apprécie plus très justement dans la mesure où la légende s'est vite superposée à ·l'histoire. Et l'on sait aussi que l'élaboration de la légende est une active et vivante production sociale puisque tout groupement humain nous semble "préférer" imaginer ses origines plutôt que de s'en constituer une connaissance. Et, comme on le sait aussi, la monumentale et déjà légendaire figure de Piaget a contribué à rejeter dans l'ombre les figures plus fragiles de ses prédécesseurs.

Figure fragile, en effet, que celle de Ferrière; et ce sera, je pense, une découverte pour ceux qui n'ont retenu à son sujet que le cliché de I' "infatigable propagandiste" de l'Ecole active. L'inventaire du Y

(5)

Fonds Adolphe Ferrière permet de restituer, derrière le personnage fa­

cile à ridiculiser du zélote ou du doctrinaire, le drame d'un "destin en marge des autres", comme il l'écrit lui-même dans un inédit de

1953. Car le paradoxe de cette fragilité, dont la "dureté d'ouïe", comme on dit alors par euphémisme, est la cause évidente et princi­

pale, c'est qu'elle se double d'une entreprise obstinée et proprement colossale pour constituer une œuvre : action militante au service de l'éducation, labeur intellectuel quotidien dont les quatorze volumes du Grand Journal (plus de 4000 pages inédites) donnent une idée de la mesure, ou de la démesure.

Adolphe Ferrière, globe-trotter de !'Education nouvelle, auteur d'une correspondance qui peut être classée très c�rtainement parmi les plus abondantes et les plus diversifiées du siècle;_Jest en même temps un homme solitaire qui ponctue son Grand Journal de propos désabusés sur le manque d'écho dont souffre cette œuvre par laquelle il tente, avec passion, de se joindre au concert des vivants.

Sans doute goûterait-il quelque apaisement à trouver dans nos études quelque chose de cet écho qu'il a· vainement espéré de ses contempo­

rains. Est-ce à dire qu'il a trouvé en nous des "disciples" qui rempla­

ceront ceux dont le Grand Journal du 24 octobre 1935 déplore 11 "évo­

sion"? Lo chose est évidemment moins sûre ... Mais le personnage nous attire par l'ampleur de son champ culturel et de ses centres d'intérêt, la profusion de ses lectures et de ses contacts, l'entêtement à construire une pensée qui ne soit pas confinée dans un seul secteur de la connaissance.

Adolphe Ferrière, comme Charles Baudoin (2), mais aussi comme Edouard Cloporède, Alfred Binet, ou, avant eux, Théodore Flournoy ou William James, représentent, dons les sciences humaines naissantes, une génération d'hommes de science qui étaient encore ouvertement, par fonction épistémique et non dons un canton "privé" de leur exis­

tence, des hommes de pensée s'accordant le droit d'être curieux de tout et d'user de tous les registres à leur disposition. Les sciences humaines se sont, depuis lors, spectaculairement rétractées sur quelques registres dominants dont il faudra bien écrire un jour quelle aura été la fonction d'intimidation sociale autant que de promotion d'une in­

telligence renouvelée des choses. Renouer avec Ferrière, c'est renouer avec un Institut Jean-Jacques Rousseau où l'on n'avait pas peur du

qu'en dira-t-on des scientifiques, -à s'intéresser aux arts, aux lettres, à la religion, voire à l'astrologie et à l'occultisme ... et même à la pédagogie, où l'on n'avait pas de respect humain à s'avouer philosophe.

Certes, les risques sont immenses de retomber par là dans le défaut d'une pensée mondaine, plus proche du salon où l'on débat sur les idées que du laboratoire où l'on tente de les falsifier, ou du terrain où l'on tente de les mettre à l'épreuve de Io pratique. Nous ne som­

mes pas des inconditionnels de cette période des origines qui ne fut en rien un âge d'or de Io pensée ni de l'action pédagogiques. Foisons usage ici, - pédagogie oblige : -, d'un des plus célèbres instruments contemporains de l'évaluation "critériée" {que le lecteur reconnaîtra sons doute ou passage sons qu'il soit nécessaire de l'identifier plus avant ... ). Disons que si l'on ne peut obliger personne à admettre que

I' "Ecole de Genève" constitue un monument qui "mérite le déplace­

ment", on peut, par contre, lui accorder sans réticence la mention

"vaut le détour", ne serait-ce que parce que nous en revenons mieux instruits sur notre propre histoire en train de se faire. Et ce n'est pas leur attribuer un mince mérite que de reconnaitre à nos prédécesseurs qu'ils nous rendent actuellement ce service.

Ce Cahier comporte cinq études. Trois d'entre elles tentent d'éclairer la figure d'Adolphe Ferrière. Rémy Gerber, assistant à la FPSE, montre dans "Naissance d'une vocation", comment, ou début du siècle à Ge­

nève, un jeune homme intelligent, cultivé et généreux pouvait venir à la pédagogie. Il commente dans "l' Ere nouvelle" ce qu'on peut ap­

peler, sans enflure romantique, le drame personnel vécu par Ferrière autour des années 1920. Dons "Adolphe Ferrière, praticien en quête de reconnaissance sociale", j'étudie la tentative de Ferrière, dans son dialogue avec les praticiens de l'éducation, pour se faire reconnaître lui-même comme l'un de leurs pairs. Be.lie occasion pour revenir, à la lumière du cos Ferrière, sur cette dialectique rien moins que paisi­

ble de la pratique et de la théorie dans le champ social de l'éduca­

tion. Yehouda Heinz Zeilberger, diplômé de l'Institut Jean-Jacques Rousseau (1945) et rédacteur à !'Encyclopédie pédagogique d'Israël, nous rappelle une des caractéristiques de cette époque moins "audio­

orale" que la nôtre : l'importance de Io pratique épistolaire dons l'échange des idées et des sentiments. la correspondance Ferrière - Geheeb, après la correspondance Ferri ère - Romain Rolland, et en attendant ! 'étude de Io correspondance Ferrière - Célestin Freinet,

(6)

nous livre un certain climat de

I'

Education nouvelle. Enfin, dans

"La pédagogie du 'communisme de guerre' et

'I'

Ecole de Genève'", Claude Thollon-Pommerol, moître-ossistont à

Io

FPSE, cherche à vérifier une assertion de Ferrière signalant l'influence qu'il pense avoir exercée sur la pédagogie soviétique. Utilisant des documents peu connus et non traduits en fronçais, Claude et Nicole Thollon-Pommerol en profitent pour nous fournir des précisions sur les courants qui traversent

Io

pédagogie révolutionnaire et où nous n'avons pas de peine à re­

trouver, concentrés sur quelques années de débat et de combat,

!

'es­

sentiel des enjeux idéologiques de l'éducation scolaire tels qu'on les définit encore aujourd'hui.

C'est un plaisir pour moi, en tenninant, de faire mention, en les remerciant, de ceux qui nous ont aidés à réaliser cette première pu­

blication. M. Claude Ferrière nous facilite très cordialement l'accès du "site" que constitue la pièce de so villa où sont actuellement en­

treposées les archives et les inédits de son père, Le Doyen Edouard Bayer, non seulement appuie mais initie personnellement et efficace­

ment le projet des Archives de l'Institut Jean-Jacques Rousseau dont cette série d'études inaugure les travaux en une sorte d'avant-première, La Commission des Publications de la FPSE, et son Président Michel Carton, ont vu l'intérêt et l'actualité de ce retour à !'Histoire.

Enfin, je réserve une mention spéciale au travail de Claude Thollon­

Pommerol qui, dans notre équipe bénévole

(3),

a assuré

Io

prépara-

tion matérielle et les contacts nécessaires à Io parution de ce Cahier.

Genève, mars 1981 Daniel Hameline

professeur à l'Université de Paris-Dauphine, professeur suppléant à l'Université de Genève.

1. Les différentes interventions prononcées lors de la cérémonie du Centenaire (6 février 1980) ont été publiées dons une brochure Hommage ou pédagogue Adolphe Ferrière (1879-1960), Genève, Faculté de Psychologie et des Sciences de

I'

Education, 1980, 42 p.

2. Parallèlement à nos travaux sur Ferrière, Mireille Cifoli, chargée de cours à la FPSE, a regroupé un Fonds Baudoin et a entamé, à partir de ce fonds, une série d'études qui jettent un nouveau jour et extrêmement instructif sur les relations entre

I'

"Ecole de Genève" et les courants psychanalytiques dans la première moitié du siècle.

3. Cette équipe comprend actuellement, sous

Io

direction de Daniel Hameline, Rémy Gerber, Jean-Pierre Guignet, Evelyne Hafner, Roland Hafner, Eva Kiraly, Claude Thollon-Pommerol, Nicole Thollon-Pommerol, Yehouda Heinz Zeilberger, Anne Zurcher, avec la collaboration extérieure de Dominique Ginet (Lyon) et Jean­

Claude Roussel (Besançon).

(7)

ADOLPHE FERRIERE, PRATICIEN

EN QUETE D'UNE RECONNAISSANCE SOCIALE

Daniel Hameline

(8)

Il semble relever de l'évidence que le fait d'être praticien de quel­

que chose confère, lP.so facto (c'est le cas de le dire), le droit de regard sur ce qu'en peuvent écrire les "théoriciens". Mais, une fois énoncée l'évidence de ce droit, s'affiche l'évidence contraire : la

"légitimité" sociale de l'intimidation qu'exercent les doctes quand ils revendiquent qu'on fasse, de tout temps, révérence au passage de leur bonnet carré.

Le terme de "théoricien" résonne souvent de manière quasi-péjorative.

Dans tout domaine où les rapports humains constituent l'enjeu domi­

nant d'un savoir, il tangentera vite l'injure. Dire de quelqu'un :

"c'est un théoricien" peut déjà signifier : "ses vues sont abstraites, systématiques et doctrinaires". Plus fréquemment, - et dans la ·bouche de qui se prévaut, à l'inverse, d'être "praticien" -, la formule disqua­

lifie ceux qui n'ont pas eu, ou pas pris, l'occasion de mettre leurs idées à l'épreuve des réalités quotidiennes et qui, dès lors, parlent en méconnaissance de cause. A l'intimidation des doctes et des experts, répli­

que la contre-intimidation des gens de "terrain" et leur revendication om­

brageuse du monopole de l'expérience, entendue comme la confrontation onéreuse des idées et des faits.

"Avoir été au charbon" est alors célébré comme la voie·. royale de la

"connaissance de cause", de la connaissance de quoi l'on cause.

L'expression a naguère été popularisée, dans un pays voisin, par un grond "théoricien" de l'économie propulsé par l'actualité politique au premier rang des praticiens de la conduite des affaires. Un vieux fond de sagesse paysanne, ancestralement méfiante de tous les trop brillants

"diseux", fait surface chez ceux dont le discours ne bénéficie pas de la distinction sociale du bien-parler ou de parler "autorisé" sur quel­

que chose. L'élite des "sujets supposés savoir" appelle comme son symé­

trique obligé, la foule des anonymes supposés ne savoir pas. Mois, dès lors que ces derniers demeurent des partenaires, leur revanche est tou­

jours possible. Et l'argumentation du "théoricien" en quête de recon­

naissance ou de légitimité populaire reviendra souvent à persuader :

"je suis des vôtres, et mes mains, aussi, sont calleuses."

ROUSSEAU OU LE MAUVAIS EXEMPLE

Les choses de l'éducation constituent un terrain d'élection pour cet affrontement qui n'y a rien de pacifique. Les donneurs de leçon,

"qui disent et ne font pas", y sont particulièrement insupportables.

Et leur généalogie ne manque pas d'être rappelée pour la confusion des doctrinaires. La figure de Rousseau, par exemple, marque bien cette ambivalence du "théoricien", emblème pour les uns d'une ère nouvelle dans l'éducation, mais proie facile à l'incrédulité des autres, rapides et constants à souligner l'écart entre la hauteur des manières de dire du rédacteur de ('Emile et la bassesse des manières de faire du père '.'dénaturé" abandonnant sa propre progéniture.

Le pressentiment affleure ici d'une éthique populaire de la pensée : cette dernière serait convoqoée à entretenir un certain rapport de convenance morale avec la conduite. Une part de sa légitimité, quoi qu'il en soit de la division du travail social, serait de l'ordre du témoignage. La chose est, sans doute, moins simple qu'il n'y parail.

F.t la pensée sur quelque chose n'est pas, tant s'en faut, con fusible

<1vec l'exercice de la sagesse à quoi ce quelque chose nous assigne.

Rousseau "sage " et cohérent avec lui-même aurait sans doute été Rousseau muet. S'il "théorise", c'est bien en raison même de cet écart dont on lui fait grief. A tout prendre, c'est naïveté que de r6cuser le penseur parce qu'il n'est pas, en même temps, le modèle.

Car l'œuvre de pensée et l'acte d'écrire s'inscrivent précisément dans cette différence.

lJNE AFFAIRE DE PROFESSIONNELS

Il n'empêche que, naïve ou pas aux yeux du philosophe qui en juge dons l'abstrait, cette récusation des "théoriciens" par les tenants de la "pratique" est un trait constant des professionnels de l'éducation icolaire dàns nos systèmes modernes d'éducation. Au pressentiment Mhique d'une incohérence morale, se surajoute ici le constat socio­

liistorique d'un conflit de pouvoir entre des corps sociaux dans le contrôle du discours sur l'éducation.

La professionnalisation des fonctions de l'éducation scolaire au cours du XIXe siècle dans l'ensemble des pays industrialisés fait progressi-

(9)

vement disparaître la figure de l'instituteur encore dominante au début du siècle (cf. Prost, 1968) : un tâcheron marginal, parfois aussi in­

culte que ses élèves, sans formation pédagogique, à la rétribution mo­

deste et dépourvu de la considération sociale. l'expansion et la démo­

cratisation des études, de même gue les luttes contre l'emprise des clercs et des religieux, amènent la constitution de corps professionnels qui prennent peu à peu conscience de leur identité et de leurs inté­

rêts solidaires.

Certes, la formation définie pour eux est celle d'applicateurs zêlés et disciplinés d'un programme d'alphabétisation et d'intégration sociale rigoureusement contrôlé par les pouvoirs qui les "missionnent". Zeldin

(1978), pour la France, en a analysé récemment, non sans humour, les caractéristiques. Mais on peut, pour la Suisse, se référer encore à Guex (1906, 714-715) pour constater avec lui, à travers les efforts des divers cantons souverains comme à travers les tentatives de coordi­

nation fédérales, que la "bigarrure est plus apparente que réelle" et qu'un "fond stable", une "idée inspiratrice", un "dessein d'ensemble"

peuvent y être retrouvés.

Mais, dans un cas comme dans l'autre, la formation des agents de l'édu­

cation se révélera d'effets ambigus. Elle permet, certes, la réalisation de ce "dessein d'ensemble", mais au prix du développement de "des­

seins" particuliers et, précisément, du développement d'un sentiment corporatif. Ce dernier se manifestera évidemment par la montée de revendications socio-économiques, la perception d'une identité commu­

ne et la prise d'un poids politique. Mais le monde enseignant se cons­

titue comme tel aussi en prenant la mesure d'une augmentation globa- le de la compétence. Celle-ci est à la fois, pour chague individu, la capitalisation d'une expérience de ban sens pratique, et, pour la cor­

poration, la montée progressive d'une technicité praticienne.

En termes de métier, comme en terme de sagesse, voire en termes d'idéal, les "praticiens" s'instituent peu à peu comme un corps d'inter­

locuteurs nouant avec les théoriciens de la pédagogie une relation ambivalente où la révérence côtoie la récusation dans le jeu ambigu de l'intimidation et de la reconnaissance mutuelles.

Cet accroissement de la compétence, et d'une compétence en guête de légitimité, se manifeste, dans la seconde moitié du XIXe siècle, par une grande effervescence proprement pédagogigue d'une minorité

agissante, en même temps gue par le développement de nombreuses, et bientôt puissantes, associations professionnelles. leurs organes de presse se font volontiers et régulièrement l'éèho de témoignages, de relations d'expériences, de débats pédagogiques marqués par une très active pré­

sence des enseignants de "terrain" et des responsables qui les encadrent.

Ces derniers sont le plus souvent des praticiens promus dans la hiérar­

chie et que cette promotion n'empêche pas, bien au contraire, de se réclamer de leur pratique comme on exhibe un sauf-conduit.

LES SAVANTS MESSIEURS DE GENEVE

l'_Educateur, organe de la Société pédagogique romande, créé en 1864, est un parfait exemple de cette situation et de cet état d'esprit.

Comme le montre A. Zurcher (1981), l'examen des articles de cette revue témoigne d'un fait gue corrobore l'évocation de l'abondante littérature sur les problèmes d'éducation qui caractérise cette époque (1880-1920). Ainsi, lorsgue les grands théoriciens genevois, touchant de plus ou moins près à l'Institut Jean-Jacques Rousseau, viennent occuper le devant de la scène pédagogique internationale au point que la conception, la propagation et la validation de l'éducation

"nouvelle" apparaissent comme leur affaire propre et un coup singulier do leur génie, n'imaginons pas le corps des praticiens au parterre, upplaudissant debout l'arrivée des nouveaux maîtres de la doctrine pédagogique. Si la majorité est même encore loin de se bousculer pour entrer dans la salle, une minorité variée et agissante, celle que los questions pédagogiques préoccupent, est effectivement déjà, elle,

•1ir la scène. Et les "savants messieurs" de Genève risqueront bien do faire figure d'intrus car les plus renommés d'entre eux ne sont pas du la corporation et n'auront jamais eu d'expérience effective et pra­

ticienne de cette éducation scolaire dont ils se feront les critiques do l'ancien cours et les prescripteurs du cours nouveau. le risque ne fora que cr-0ître quand la "théorie" pédagogique des débuts se trans­

formera en le long attentisme pratique de Io recherche. Cette dernière o�t en passe, avec Piaget dès 1921, de constituer à el le-même sa pro­

pre fin, quand, de psychopédagogique et appliquée, elle sera devenue 6pistémologique et fondamentale.

De cette réaction mitigée des praticiens, même novateurs, aux nouveaux

(10)

tenanciers de l'avant-scène, on trouve un écho dans une récrimination de Claparède vis-à-vis de !'Educateur "qui, se plaint-il, ne s'occupe guère des recherches psychologiques que pour les tourner en ridicule"

(1916, 90).

DES ALLIES INEVITABLES

Par contre la rétorsion ne sera pas longtemps tenable. Certes on trouve chez Claparède

(1916, 18-19)

un éloge militant du "théoricien", oppo­

sé aux magisters ignorants, drapés dans leur routine. On trouvera plus tard chez Piaget

(1965,

cf.

1969, 25)

une dénonciation du "manque habituel de dynamisme scientifique des corporations d'éducateurs".

On trouvera chez Dottrens

(1946, 88-89)

de violentes diatribes contre les enseignants.

Mais les circonstances des luttes pour l'innovation pédagogique montre­

ront que rien n'est possible sans une alliance avec les enseignants ou au moins sans un pacte de non-agression. Ainsi, lors de la constitution, à Genève, en

1919,

d'un "Comité indépendant pour la Réforme scolaire"

à l'initiative de Franck Choisy, directeur de !'Ecole populaire de musi­

que, où figurent Claparède, Ferrière, Maiche, on se montrera conciliant avec les praticiens. Et Ferrière ira jusqu'à écrire, le

5

septembre

1919,

au Dr O. Cornez, auteur à Lausanne d'une enquête sur le surmenage scolaire (cf. Ferrière,

1920, 19),

que sa présence à la tête d'un éven­

tuel "Comité vaudois pour la Réforme scolaire" n'est pas opportune par­

ce que ses propos ont pu irriter les enseignants. Le

10

septembre, Ferrière rend une visite impromptue au Dr Comaz. "li me reçoit une heure, écrit-i 1 dans son Journal. D'abord parti-pris violent contre les éducateurs officiels, puis, sur mon consei 1, bon esprit de collaboration."

La position d'Adolphe Ferrière, dans tout ce jeu, demeure singulière.

Son apologue du diable inventant l'école, qui ouvre son ouvrage de

1920

Transformons I' Ecole, a été souvent interprété comme un désaveu des enseignants. li lui a valu de la part de certains d'entre eux une solide et tenace opposition (cf. Anselme d'Haese,

1960, 213-214).

Pourtant le livre, et d'abord son titre, insiste sur le but final : réfor­

mer !'Ecole publique elle-même dans son ensemble. Ferrière y revient dans l'Ecole active

(1922, 369) :

"La ligue internationale pour l'Edu­

�ation nouvelle est formée de partisans enthousiastes de Io rénovation

de !'Ecole publique." Or cette rénovation ne peut se faire qu'�

les praticiens de cette Ecole publique.

li y revient dans une étude sur !'Ecole active en Suisse

(1926a, 110):

"le but que j'ai poursuivi, même en travaillant dans des écoles privées,

a toujours été de transformer l'école publique". Et il souligne que déjà

"beaucoup de maitres" ont compris la valeur de l'Ecole activ

Cette

dernière affirmation fait écho à une remorque plus ancienne

(1919b, 8):

"nous connaissons des hommes, jusque dans les écoles officielles les plus étroitement réglementées, qui sont des novateurs géniaux et des éducateurs de premier ordre" (cf. aussi,

1922, 369).

Mois la condition pour "faire avec" les praticiens de l'école, c'est d'être soi-même reconnu comme l'un des leurs.

]

L'auteur de L'Ecole active

(1922)

est véritablement hanté par le désir de cette reconnais­

sance. C'est là qu'à ses yeux réside l'originalité et la légitimité de sa partition dans le choeur des chantres genevois de I' Education nou­

velle. C'est même par ce trait que, non sans une certaine insistance critique, il se démarque des fondateurs de l'Institut Jean-Jacques Rousseau, leur rendant peut-être par là la monnaie de la mise à l'é­

cart dont il se sent victime

(1)

:

"Les professeurs (de l'Institut Jean-Jacques Rousseau), Edouard Claparède, Pierre Bovet, Jean Piaget, Adolphe Ferrière, etc. ont été, à l'origine, les pionniers de l'Education nouvelle - tout au moins dans leurs livres-;

le soussigné seul a pratiqué (dès 1900 chez Lietz, en 1902 à Glarisegg, dès 1913 à l'école-Foyer des Pléiades, puis en 1920 à Bex et dès 1933 au Home Chez Nous à la Clochatte sur Lausanne" (1936, 219).

UNE REVENDICATION PATHETIQUE

Or cette re.vendi cation de Ferri ère, i 1 nous est possible de la regarder do près, grâce en particulier aux documents inédits mis obligeamment 1) notre disposition par M. Claude Ferrière : le Journal quotidien, le

1. Mais, au cours d'une visite à son oncle Louis Ferrière, ce dernier signale au neveu qu'on lui reproche de "faire bande à part" et de soigner sa publicité ... (Journal,

3

mai

1920).

(11)

manuscrit du Journal de notre petite classe tenu par Adolphe Ferrière lors de son "expérience" de Bex en 1920-1921 en collaboration avec Isabelle Ferrière et Elisabeth Huguenin, le manuscrit de son bilan de vie, Un destin en marge des autres (1953).

Et, à Io regarder ainsi de près, cette revendication se révèle pathéti­

que. Car elle manifeste, à travers le grossissement, voire le travestis­

sement, qu'elle impose à la réalité des faits, une des souffrances les plus cruelles de cet homme qui s'était rêvé et voulu praticien à l'ima­

ge d'Hermann Lietz, son maitre et son héros (cf. Ferrière, 1919a)

(1)

:

avoir à constater que la chose lui était impossible. Et l'expérience de Bex, plus particulièrement, ce sera d'abord ce constat, dont le Journal /

de 1921 se fait l'écho. Vue par son versant intérieur, cette expérience est bien, en un certain sens, celle d'un échec : "je puis difficilement vraiment rendre service dans une école", note-t-il le 18 mars 1921.

Et, à la date du 30 juin, au moment où il prend congé des élèves et des adultes de l'Ecole nouvelle de Bex, il écrit·: "sentiment d'affec­

tion, mais aucun regret. Mon rôle ici était inutile".

Et voilà que les circonstances imposent que la médiocrité de ce bref épisode de pratique directe se mue en une démonstration convaincante de la validité de la "technique de l'école active" (cf. 1924; 1928, 32). Tel est bien le di lemme de Ferrière. L'épisode de Bex lui con­

firme de manière définitive ce que les expériences précédentes lui faisaient entrevoir : sa surdité, - mais peut-être aussi une certaine fragilité personnel le -, constitue désormais un obstacle insurmontable à un rôle actif dans une pratique éducative directe avec des enfants.

Trente ans après, dans son texte inédit de 1953, "l'auto-analyse de ses luttes internes" comme Isabelle Ferrière appelle ce document, il note (p. 12) : "j'aurais pu être, avec l'ouïe, un éducateur. Je ne l'ai pas été. Tout au plus lorsque j'entendais encore un peu".

Gerber (198lb; cf. infra, p. 75 ss.) a montré comment ce constat s'inscrit dans un tournant dramatique de la vie et de la carrière de l'auteur de r Ecole active. Face aux choix auxquels il est contraint, Ferrière entend demeurer pédagogue. Puisque la pratique lui est in­

terdite, i 1 lui reste à jouer la notoriété de l'expert.

1. Hermann Lietz (1868-1919) fonda, en 1898, le premier de ses Deutsches Land-Erziehungsheim (Foyers d'éducation à la campagne), véritables prototypes des Ecoles nouvel les sur le Continent.

LE GRILLON ET LE PAPILLON

Sur le choix de la notoriété et l'ambiguïté qu'il comporte, Ferrière ost lucide. Dans le bilan final de l'année 1922, son Journal ne peut être plus explicite. C'est par une métaphore, - la chose est, chez lui, fréquente -, qu'il exprime le dilemme dont il cherche à sortir.

Il raconte l'apologue du grillon et du papillon. Sa préférence serait do se faire "gril Ion", de se retirer dans son "trou" pour y faire des choses avec d'autres, modestement, sans tapage, efficace, rayonnant mn idéal sur quelques dizaines de jeunes en quête d'éducation. Mais il n'y aura pas de grillon Ferrière. Reste à se faire papillon au risque, - il le sait bien -, de ne faire que "papillonner" et de s'en voir accuser sans invraisemblance. li se fera "papillon" parce qu'écri­

re articles et ouvrages est une des sources de revenus qui lui demeu­

rent praticable malgré les aléas de l'édition, la seule façon aussi de n'être pas oublié de la société des psychologues et des philosophes

(1953, 11), parce que la notoriété est le seul moyen de garder un contact avec le mouvement pédagogique et de continuer à imprimer

m marque sur les. événements qui s'y déroulent.

1921, année de l"'échec" de Bex, année de la clôture définitive du rêve, sera aussi l'année du Congrès de Calais qui le fait vice-président do la ligue internationale pour !'Education nouvelle, l'année où il r6dige en cinq semaines les deux tomes de L'Ecole active, l'ouvrage qui, traduit en quatorze langues, le consacrera expert, l'année où i 1

10 voit confier la présidence du Ille Congrès d'Education morale appe­

l� à se tenir à Genève en 1922, l'année où i 1 lance le Nouvel Essor, Io journal du mouvement solidariste dont il dirigeait déjà l'ancienne formule. Et il conclut : "mon nom commence à être connu urbi et

or!>J".

L a formule latine se retrouve dans son bilan de 1924 (cf.

Gerber, 1981b; cf. infra, p. 74). Peut-être y a-t-il, dans cette em­

phase teintée d'humour, un reste de vanité puérile, peut-être aussi une entreprise de réassurance de sa propre identité. Mais nous y voyons le paradoxe de l'idéaliste impénitent acculé à se faire calcu­

lateur et ambitieux afin de gravir les échelons de la notoriété et de continuer ainsi son œuvre.

(12)

L'UNION INTIME ENTRE LA THEORIE ET LA PRATIQUE

Une fois la notoriété conquise, il s'agit d'en assurer la représentation et d'en légitimer la possession. Or, seule la référence à la pratique peut réqliser ce double programme. L'insistance de Ferrière sur ce point est constante dans son œuvre : il célèbre à la fois la supériorité de la pratique et se présente lui-même comme un praticien confirmé.

Dans son éloge de Lietz (1919a, 115), il retient comme un des traits exemplaires de cet éducateur que "jamais, chez lui, la théorie n'était séparée de la pratique". Empruntant, dans L' Ecole sur mesure à la mesure du maitre (1931, 31 ss.), un long développement à une confé­

rence d'E. Flayol, l'une de ses fidèles alliées dans le Groupe français d'Education nouvelle, il la félicite de n'être pas "un psychologue de cabinet" (p. 40) mais de s'appuyer sur l'expérience et sur son œuvre :

"Melle Flayol n'est pas une théoricienne, elle sait ce qu'elle dit et connait les difficultés dont elle parle." (1931, 32.) Le "nous, hommes d'action ... " qui ponctue le même ouvrage (1931, 158) en dit long sur cette solidarité qui appelle la connivence. Dans L'Ecole active (1922, 368), commentant la création de la ligue internationale pour !'Educa­

tion nouvelle, Ferrière y voit la jonction entre les praticiens, rare­

ment en mesure d'expérimenter, et les théoriciens dont il exige qu'ils

"ne se contentent pas de répéter les vérités de Jean-Jacques Rousseau, de se livrer à la polémique contre l'école traditionaliste". Suit une diatribe contre les "psychologues de cabinet", leurs enquêtes, leurs chiffres, leurs "savantes courbes en cloche". Et Ferrière ajoute :

HLa vie exige autre chose. La vie est action et réaction.

Ce qui vaut pour le maître de l'école primaire publique comme pour le professeur pratiquant, ce sont les indica­

tions basées sur l'expérience de praticiens doublés d'hom­

mes de science.•

Mais c'est évidemment dans La Pratigue de !'Ecole active (1924) que, deux ans après la parution de L'Ecole active, il va marquer le plus cette priorité de l'action. Le chapitre Ill "Une expérience d'école active", qui reprend la tentative de Bex, occupe une place centrale dans l'ouvrage. Et, cette place, c'est sa place propre de praticien :

"montrer, sur la base de mes expériences, ce que peut être la prati­

que de l'Ecole active". Il s'agit donc pour Ferrière de jouer les

metteurs en scène de Ferrière. Mais il en profite pour nous confier

m "théorie" de I' "union intime entre la théorie et la pratique"

( 1924, 38-39).

Cette union repose sur deux conditions dont l'expérience lui a fait constater l'importance : l) exclure les "systèmes abstraits" de philo- 3ophie pédagogique : la théorie de l'éducation ne peut être tirée que dos "conclusions" des "purs" psychologues et biologistes ou des "rap­

ports" des "purs" intuitifs praticiens sur leurs propres interventions;

?) préserver la liberté de recherche vis-à-vis des méthodes et program­

mes a priori.

UNE 1 GNORANCE OSTENTATOIRE

l.t Ferrière de mettre une insistance provocatrice à "confesser" qu 'il

"n'a pas lu un seul ouvrage théorique de pédagogie" (1924, 39). De toute évidence, l'aveu ne 1 ui coûte pas. Il le réitérera plus tard (1931, 155) : "on s'est étonné que je fusse, de mon propre aveu, un lunorant en matière de théories pédagogiques". Mais c'est que, préci­

•llment, "le contact constant avec des enfants et des éducateurs" lui

11 permis d' "éviter les théories préconçues". Et la "synthèse pratique"

(•ouligné dans le texte) de milliers de recherches expérimentales ren­

voie les théories des théoriciens à n'être que des opinions privées

"qui n'ont de· valeur que comme témoignages individuels". Les rôles

•nnt ainsi renversés. Et la mise en scène de l'expérience devient la

!<!présentation légitime de l'objectivité.

Il faudrait, certes, revenir sur cette conception et les distinguos qu' cl le appelle. Certains trouveront piquants de tels propos sous la plume d'un aussi obstiné philosophe, et les critiques de son contempo- 111in Raymond Buyse (1935, 49), le fondateur belge de la Pédagogie

•><r>érimentale, seront sévères pour les fondements théoriques de I' Education nouvelle qui "se prétend sans modestie, scientifique" et

•111i n'est qu'un ramassis de "conclusions osées" et d' "hypothèses hasar- 1hrnses". Voilà Ferrière, très explicitement visé dans le réquisitoire de l"1yse, renvoyé du côté des "théoriciens" que lui-même condamne.

Mois on peut aussi s'interroger sur l'effet rhétorique recherché par lorrière quand il insiste sur son "ignorance" des théories pédagogiques.

'.uns doute y a-t-il là quelque hyperbole. Pourtant la lecture du

(13)

Journal de 1921, lorsque Ferrière y commente, jour après jour, la ré­

daction de L' Ecole active confirme que sa documentation, abondante en ce qui concerne les tentatives et les expériences (et cela, malgré la perte de milliers de fiches dans l'incendie de son chalet en 1918), est lacunaire et ce qui concerne les grands "théoriciens". Le 18 sep­

tembre 1921, i 1 note 1 e temps qu' i 1 a perdu à rechercher des sources :

"Ni Rabelais, ni Luther. Montaigne sommaire." En fin d'après-midi il note : "je suis tombé sur Jean-Jacques Rousseau, l'Emile, et ce fut tout plaisir ... C'est pour moi une révélation que ce Livre Ill de l'Emile". Dès le lendemain, il rédige son chapitre sur Rousseau et fait une nouvelle découverte, celle de Pestalozzi, lu à travers M.A.Jullien

"nouvelles surprises, nouvelles admirations", commente-t-il. Tout porte ainsi à penser que Ferrière, à quarante-deux ans, n'avait encore lu ni Rousseau, ni Pestalozzi.

Le portrait du "théoricien" acceptable, tel qu'il le dresse dans La Pratique de I' Ecole active (1924, 39, cf. supra), correspond assez bien à l'image qu'il se fait et qu'il veut donner de lui-même. C'est comme "psychologue de l'enfance" et non comme pédagogue qu'il re­

vendique le droit à la théorie, la légitimité de son propre discours et l'antériorité de ses découvertes. Dans son bilan de 1953 (p. 13), il note qu'au cours de ses expériences de praticien, "la curi"5ité du psy­

chologue a dominé sur l'intérêt du rôle d'éducateur devenu quasi­

impossible", et il ajoute : "au fond, mon livre L'Ecole active, est un livre de psychologue, non d'éducateur". L'opuscule L'Avenir de la Psychologie génétique (1930) témoigne de son insistance inquiète vis­

à-vis de la menace que représente, pour sa propre construction théo­

rique, l'emprise grandissante de Piaget, qui n'éprouve à son égard que peu de sympathie personnelle et aucune affinité intellectuelle.

Comme "pédagogue", Ferrière se classera sans équivoque parmi les

"purs intuitifs praticiens" qui "ayant su observer", sont intervenus dans la réalité (1924, 31) et dont il accorde (1922, 308; 1924, 154) qu'ils sont appelés à être dépassés par des successeurs qui, eux, les oublie­

ront.

Or, ce qui caractérise sans doute le "pur intuitif praticien", c'est que pour lui la capitalisation de l'expérience ne consiste pas en l'accumu­

lation de longues périodes de routine, mais dans le parti qu'il est ca­

pable de tirer d'une ou de quelques expériences. "capitales". L'on peut, en un sens, reprocher à Ferrière, dans la nécessité où il était de ren-

forcer son personnage public d'expert, d'avoir "gonflé" son curriculum de praticien par certains effets de style, révélateurs de son propre rêve sur lui-même et donc, pour nous, précieux témoignage de sa réalité. Mais on peut, tout autant, relever ce fait que son intel ligen­

ce des situations le mettait en mesure, à partir d'un épisode pédago­

gique bref, voire relativement médiocre, de transformer les événements en éxpérience. Cette capacité n'est conditionnée en définitive ni par la durée, ni par l'habitude. Revenant sur son séjour à Haubinda aux côtés de Lietz en 1901-1902, Ferrière évoque "la somme énorme d'ex­

périences" qu'il a pu réaliser en si peu de temps (1919a, 118).

C'est sûr qu'à regarder les choses de près, à la stricte mesure du calendrier, Adolphe Ferrière, même s'il tente un peu de "gommer"

l'impression défav9rable qui risquerait d'en découler, n'a été que brièvement et spo·radiquement praticien.

***

Trois périodes peuvent être circonscrï:tes dans l'activité praticienne de Ferrière. La première est celle des premières armes (qui sont déjà les avant-dernières). Elle recouvre trois plages inégales en importance : les D.L. E.H. de Lietz (1900-1902), la courte collaboration avec le L. E. H. suisse de Gtarisegg (1902), les six ans de collaboration inter­

mittente avec l'Ecole"-Foyer des Pléiades (1914-1920).

La seconde période est celle de l'Ecole nouvelle de Bex (1920-1921), la période des dernières armes où s'impose d'urgence la mise à l'épreu­

ve de la "technique de I' Ecole active", la démonstration de son ex­

cellence, l'entrée "dans le monde complexe et infini des applications pratiques de l'Ecole active" (1922, 349).

Suivra une troisième période où Ferrière, consacré expert mais empê­

ché d'être praticien, se fera concepteur et conseiller psychopédagogi­

que. Ce sera Io création de l'Ecole internationale de Genève (1924) à laquelle il consacrera beaucoup de temps et d'énergie. Ce sera, à partir de 1929, plus de vingt ans d'une fréquentation assidue et heu­

reuse du Home Chez nous, à la Clochette sur Lausanne, dont Ferri ère vieillissant sera le conseiller, l'ami paternel, le soutien moral et fi­

nancier.

Nous laisserons provisoirement les deux dernières périodes de la carriè­

re du praticien de Ferrière, nous réservant d'y revenir. L'expérience

(14)

de Bex, du fait de l'existence du Journal de notre petite classe, mé­

rite une longue étude particulière. La comparaison entre le texte de ce Journal de classe, pour la plus grande part inédit, le texte du Journal quotidien et le chapitre Ill de La Pratique de l'Ecole active sera très éclairante sur la contradiction du praticien novateur, pris entre le constat objectif des difficultés et des impasses, et les néces­

sités de la défense et de la propagation d'une doctrine juste.

"LA GRANDE VIE D'HAUBINDA"

La première expérience d'éducateur a donc été pour Ferrière son séjour dans les D.L .E.H. d'Hermann Lietz. Expérience exaltante dont on retrouve l'écho dans le ton que prend Ferrière quand il évoque la figure de son "maître ès pédagogie" (cf. 1909, 1919a). Le 13 août 1900, si l'on en croit son Journal reconstitué et la correspondance familiale, Adolphe Ferrière part avec sa famille. (cf. Gerber, 198la;

cf. infra, p. 55), pour llsenburg, le premier des internats à la campa­

gne fondés par Hermann Lietz. Il y est engagé comme "jeune maitre volontaire". A part les vacances de Noël 1900 qu'il passe à Genève, il demeure à llsenburg jusqu'au 19 avril 1901, date à laquelle débute

"la magnifique année d' Haubinda" (Journal reconstitué), "la grande vie d'Haubinda" (1919a, 115). C'est en effet dans cette localité de Thuringe que Lietz construit et organise sa seconde école nouvel le qui sera inaugurée le 5 octobre 1901. Ferrière y sera présent, sauf l'interruption de juil let-août 1901 et, de nouveau, celle des vacances de Noël, jusqu'en mars 1902 où son déport fera l'objet d'une manifes­

tation d'adieu. Au total sept mois à llsenburg, onze mois à Haubinda.

L'intensité de l'expérience y est sans commune mesure avec la relati­

ve brièveté du séjour. Ferrière, qui a vingt et un ans, est fasciné par la personnalité de Lietz, entraîné par ce "géant" dans l'effervescence de la création d'Haubinda, vite passionné par le caractère d'aventure humaine de cette fondation dont il évoque les difficultés de tous ordres, y compris la rébellion des enseignants contre les conditions spartiates qui leur sont faites. Même si, à distance, Ferrière émet lui­

même quelques réserves (par ex. 1901a, 34; 1910, 472), il prend, sur le moment, le parti inconditionnel de Lietz dont il devient le familier, associé par lui aux tâches administratives et aux différents "coups de feu" que nécessite la fondation.

L'expérience de praticien relève ici davantage d'un "passeport pour l'aventure" que d'une formation rationalisée et formalisée d'un débutant.

Haubinda est une singulière école normale : Ferrière évoque cette pé­

riode par l'image de la "nébuleuse en formation". "C'était de la vie, ojoute-t-il, de la vie véritable, inexprimablement belle, riche et fé­

conde" (1924, 37). Ferrière fera entrer dans la définition même des Ecoles nouvelles à la campagne leur caractère de "laboratoire de péda­

gogie pratique". Cette formule constitue le premier des fameux trente points de I' Ecole nouvel le -type élaborée par Ferrière en 1912 (cf.

1919b, 1) et publiés en 1919 (cf. 1919a, 3).

La métaphore du "laboratoire" est sans doute ici trop sage si elle évoque le sanctuaire abrité d'une science. La fréquentation de Lietz fait de cette expérience une entreprise de "plein vent", à tous les sens du mot. Il en restera chez Ferrière un certain amour du risque, une grande répulsion pour l'éducation conventionnelle, et la convic­

tion que l'action est la preuve prioritaire des vérités pratiques. Sa célébration constante de "la science" ne peut, sur ce point, tromper.

Les acquis des sciences, quand il les évoque en termes de patientes recherches statistiques, ont, dans son œuvre, une fonction de référant culturel et mental, voire d'invocation à quelque chose qui lui demeu­

re en définitive assez étranger. Sa pratique est ailleurs.

Mais ce séjour chez Lietz -permet aussi à Ferrière de prendre déjà la mesure de sa fragi 1 i té. Sa surdité est devenue dès ce moment un grave handicap. Utilisant plus tard la typologie jungienne pour s'analyser lui-même (Journal, notes avril 1921), il schématisera son conflit inter­

ne en une contradiction aiguë entre une extraversion naturel le qui le porte aux risques, au contact, à l'action, à la vie sociale, et une introversion acquise, imposée par l'isolement de la surdité et dont il lui faut se faire une nouvelle "nature" alors que toutes ses énergies se rebellent contre ce "destin en marge des· autres" {1953). Résultat à ses yeux de ces luttes internes, des crises de dépression le mineront.

Il en étend la période de 1908 à 1938 (1953, 5) (1).

1. L'expérience chez Lietz fut aussi pour Ferrière une mise à l'épreuve de sa résistance personnelle. Y prit-il la mesure d'au­

tres points faibles que sa surdité? Il y fait deux rapides allusions.

Lietz, écrit-il (1909a, 22), "ignore lui-même ce qu'est la fatigue, il ne se rend pas toujours compte de ce que ses collaborateurs

(15)

On peut mesurer alors ce que le "nous, hommes d'action" que nous avons entendu ponctuer L' Ecole sur mesure à la mesure du maitre {1931) peut représenter pour Adolphe Ferrière. Le mot prête à sourire.

Il participe de la manœuvre de Ferrière pour faire figure dans le monde pédagogique, et on pourrait, avec ironie, lui opposer l'activis­

me du propagandiste des années vingt. Mais cette fuite en avant dans les publications, le courrier {dont son Journal souligne fréquemment l'abondance), en termes de records {cf. Gerber, 1981 b; cf. infra p. 74), la participation aux Congrès, la visite des écoles nouvelles dans le monde, c'est bien tout ce qui lui reste à faire, alors même qu'il ressent comme une revendication légitime de prendre rang parmi les pionniers : Seule, cette infirmité a cassé ce qui aurait dû être sa carrière d'éducateur aux côtés des plus grands praticiens.

PIONNIER PARtv\I LES PIONNIERS

Solidaire avec les pionniers, ayant partagé leur aventure, Ferrière veut être reconnu à égalité comme l'un des leurs. Dans l'introduction du chapitre lit de La Pratique de !'Ecole active {1924, 36-37), Ferrière évoque le début du siècle et le groupe des fondateurs d'éco­

les nouvelles. Le "nous" est déjà présent sous sa plume, apparemment plein d'immodestie :

•Nous formions alors un noyau bien petit. C'étaient Cecil Reddie et J.H. Badley en Angleterre. Hermann Lietz en Allemagne, les élèves de celui-ci ... De l'Ecole active, nous ne réalisions pas tout, mais alors déjà, nous . . .

Pris par l'élan de cette reconstitution du passé, Ferrière se laisse aller ici à une erreur qui peut expliquer le malentendu de ses biographies {cf. Gerber, 1981a, cf. infra, p. 43) : "il y a vingt-cinq ans, lors de

{suite de la note de la page précédente)

sont capables de faire ou de ne pas faire". Dix ans après, à l'occasion de Io mort de Lietz {1919a, 117), il évoque en termes mesurés la nécessité de son propre départ de Haubinda : "i 1 le fallait". La tâche "accablante mais passionnante" l'avait conduit au "surmenage".

la création du B.l.E.N., écrit-il en 1924 {p. 37), nous avions déjà derrière nous plusieurs années d'Ecole active". Non. En 1899, toute sa courte expérience était encore devant lui. Mai� l'erreur, ici, n'est sans doute que l'amplification de ce mouvement rétrospectif au tra­

vers duquel il se reconquiert un passé légitime contre l'adversité de son destin.

Cependant l'effet rhétorique recherché par le "visionnaire" de !'Edu­

cation nouvelle, certain que bientôt "des millions d'enfants" connaî­

tront !'Ecole active, l'amène à restreindre, ou regard de cette foule qui vient, le petit nombre des fondateurs jusqu'à l'identifier à sa seule personne : "je puis témoigner, moi qui étais seul, ou presque seul à l'œuvre, il y a vingt-cinq ans" (1928, 233). L'exagération verbale est ici manifeste. Il faut cependant, pour bien la comprendre, la mettre en rapport avec ce qu'il écrit dons L'Ecole active (1922, 368-369) de l'entreprise solitaire que fut le B.l.E.N., œuvre d'un tout jeune homme, cherchant, sans subvention ni caution, à coordon­

ner les efforts et diffuser les informations sur !'Education nouvelle.

Sons doute les lecteurs sud-américains de telles affirmations, quand ils reçurent, en 1930, la visite de Ferrière, furent-ils persuadés de se trouver devant l'un des praticiens les plus confirmés que leur délé­

guait l'Europe. En rigueur de termes et d'emploi du temps, il y avait là une indéniable surévaluation de son propre rôle. Mais y avait-il, pour autant, tromperie sur la qualité ? La conviction que c'était bien ainsi que les choses auraient dû être ne faisait pas tant "déparler"

Ferrière qu'elle ne l'assurait de Io légitimité de sa prétention. Et

!'Histoire, en définitive, ne s'est pas trompée sur le fond en le situant à cette charnière de la pratique et de la théorie qu'est le lieu de la doctrine. Car Ferrière est bien l'homme qui, sur cette question de I' Educafi.on nouvelle ou de I' Ecole active, s'est fait une doctrine à partir de l'expérience, si courte que cette dernière ait été.

Mais les onze mois dans les D. L. E. H. ne furent pas seulement pour Adolphe Ferrière l'occasion d'une aventure éducative. Il insiste lui­

même à plusieurs reprises (19190, 118; 1922, 321; 1924, 36-37;

1928, 233; 1931, 76-77) sur l'expérience didactique que ces mois d'activité intense ont aussi représenté, lui permettant d'anticiper, avant la lettre, les pratiques de I' Ecole active. Il rappelle qu' i 1 a développé là la méthode de l' "enseignement occasionnel" et qu'il a construit les programmes de travail à partir des intérêts spontanés

(16)

des élèves. Sur ce point, Ferrière, en 1924 (p. 43) comme en 1931 (p. 76), revendique même la priorité sur Decroly et Montessori et se présente comme le véritable initiateur de l'Ecole active.

"Me sera-t-il permis de rappeler que c'est en effet en 1900 que j'ai dirigé la première classe en partant exclusivement des intérêts des enfants ? C;était dans l'une des Ecoles nouvelles à la campagne du Dr Lietz en Allemagne. On m'avait confié les élèves de langue française de 8 à 14 ans. Jeune maître, je ne croyais pas faire chose extraordinaire. Mais déjà, j'avais la conviction que le rendement d'un travail choisi et désiré devait être supérieur à celui d'un travail imposé. Pourtant, j'étais loin de prévoir l'activité dévoran­

te de ces enfants au bout de trois mois de ce régime ... Ce fut pour moi la révélation qui a décidé de ma carrière.•

(1931, 73)

Ainsi se présentait "I' Ecole active pure, celle que nous pratiquions en 1900". Et Ferrière ajoute : "Les deux essais qui ont suivi, en 1907 et 1908, ceux de Mme Montessori et du Dr Decroly, ont eu une dif-

fusion mondiale." ·

Ferrière nous indique qu'il s'agissait d'une expérience d'enseigement des sciences naturelles (1924, 42) au petit groupe des élèves de lan­

gue française. Il assure aussi des "leçons particulières" de langues (1919a, 118) et évoque (1924, 112) l'utilisation qu'il fit du théâtre comme moyen intensif d'apprentissage d'une langue étrangère. En 1902, à Haubinda, il se voit confier par Lietz une demi-douzaine d'enfants difficiles, "les plus difficiles de l'école", précise-t-il (1919a, 118). Sans doute est-ce pour lui l'occasion de s'essayer à cette prati­

que "psychologique" de l'éducation individuelle, mixte d'observation à vocation d'objectivité, et d'intervention à vocation d'impulsion mo­

rale, dont il se fera plus tard le clinicien et le théoricien. Dans la Pratique de I' Ecole active (1924, 37), i 1 fait remonter à cette époque les préoccupations psychologiques qui ne le quitteront jamais.

"LES LEÇONS VONT MAGNIFIQUEMENT BIEN ... 11

Ferrière ne manque jamais de signaler, comme second épisode de sa pratique d'éducateur, son passage à Glarisegg, où deux collaborateurs

suisses de H. Lietz, W. Frei et W. Zuberbuhler, entreprennent de fonder leur propre Land-Erziehungsheim. Quelques jours après son départ d'Haubinda, le 25 mars 1902, Ferrière se trouve en compagnie des deux hommes au cours d'une reconnaissance des lieux. Un mois plus tard, il arrive de Genève "avec une bande de jeunes qui ne se con­

naissaient pas" (1952, 16). D'autres les rejoignent. En tout : quatorze enfants. Frei doit se rendre à Zurich. Adolphe Ferrière le remplace et donne des leçons de français. Le 24 mai, il écrit à sa mère :

•Les leçons vont magnifiquement bien. Depuis certain soir où toute apparence de respect est tombée entre les élèves et moi, où j'ai fait le fou avec eux à rire et à m'amuser j'obtiens une tranquillité infiniment plus grande en clas

;

e.

J'en suis arrivé à maintenir l'ordre silencieusement, avec le regard, et, comme il n'y a pas chez eux l'ombre de mal­

veillance, qu'ils sont tous pleins de bonne volonté, cela va facilement, gaîment et c'est un vrai plaisir. Je voudrais que tu puisses venir voir toi-même combien ces enfants com­

mencent à m'être attachés, combien douce est cette intime familiarité mêlée pourtant d'un respect naturel et spontané.·

- Chez presque tous on voit déjà l'évolution se faire dans le sens d'un vrai "esprit• de Landerziehungsheim !"

(cité dans 1952, 16)

Mais le mois d'août le revoit à Genève. Dès le 14 avril, il s'était inscrit à l'Université de Genève, Faculté des Lettres et des Sciences sociales. Le séjour aura donc été fort bref : trois mois, sans doute le temps d'un bon stage. Lorsque Ferrière tentera de donner corps à son projet de créer sa propre école nouvel le, entre 1906 et 1909,

W. Zuberbuhler, son ancien co-chambriste de Haubinda (cf. 1952, 16), lui écrit ses voeux et précise (cité dans 1909b, 62) :

"Je vous tiens en particulier pour un profond connaisseur de ces écoles qui ont surgi depuis vingt ans ... J'ai enten­

du bien des fois exprimer la crainte que votre dureté d'ouie ne vous fût un grand empêchement à l'accomplissement de votre vocation. J'ai vu cependant que vos rapports avec les élèves ont toujours été pleins d'entrain et que votre activité comme maître n'y a rien perdu de sa valeur."

(17)

L'EDUCATEUR ET LE VOISIN

Le troisième épisode dont Ferrière fait habituellement état pour se réclamer de sa propre pratique est sa collaboration avec I' Ecole­

Foyer des Pléiades, fondée en 1911 par Roger Nussbaum. Dans la durée, cet épisode est le plus long : dès 1913, nous dit Ferrière (1936, 210). Et nous le voyons, à travers son Journal, donner sa der­

nière leçon le lO juillet 1920. Il fera la rentrée à l'Ecole nouvelle de Bex Je 22 septembre de cette même année.

C'est au printemps de 1914 qu'Adolphe et Isabelle Ferrière s'installent dans leur chalet des Pléiades, construit au cours de 1913. Ce chalet est voisin de I' Ecole-Foyer. Dans l'état actuel de nos connaissances, nous ignorons si cette proximité est délibérée, quel est le type de lien qui rapproche les Ferrière et les Nussbaum à cette époque, quel investissement Adolphe Ferrière escompte foire dans cette col labaration.

Si l'on se reporte à la fin de l'épisode, on lira dans le Journal, à la date du 1er janvier 1920 :

•Depuis quelques mois nous éprouvons chaque fois un senti­

ment de malaise à l'école : ce n'est plus l'ardeur et l'es­

poir d'il y a six ans, ce n'est plus la déception et l'irri­

tation d'il y a trois ans : c'est l'indifférence, avec la cicatrice mal fermée de la désillusion définitive.•

Trente ans plus tard (1953, 12-13), Ferrière évoque sa "rivalité" avec le Directeur de !'Ecole, "jaloux" de l'attachement que plusieurs élè­

ves lui portent à lui, Ferrière.

La mésentente fut progressive. Elle n'empêcha jamais le ban voisinage, ni la courtoisie, ni même l'entraide : en 1918, ce sont les Nussbaum qui recueilleront toute la famille Ferrière après l'incendie du chalet, et, en 1921, c'est une initiative de Roger Nussbaum et de son fils qui facilitera le voyage à Calais où l'avenir de Ferrière se joue avec le premier Congrès de la Ligue internationale pour !'Education nouvelle.

Cette mésentente fut d'ordre pédagogique, mais aussi d'ordre financier et d'ordre moral.

Pédagogiquement, beaucoup de traits semblent séparer les deux hommes.

Ferrière, en 1919, confie à Pierre Cérésole

(1,

page suivante), qui enseigne régulièrement à l'Ecole, que la collaboration avec M. Nuss-

boum est impossible "non pas à cause de moi, mais à cause de lui".

Ferrière précise : "sa méfiance à l'endroit de la spontanéité et de l'amo1:1r me coupe mes moyens dans leur noyau même" (Journal, 24 octobre 1919). Cette défiance trouvera son expression publique au Congrès de Calais où Roger Nussbaum prononcera une conférence en rupture avec le ton général du Congrès et mettra en doute que l'enfant soit spontanément créateur.

Les problèmes financiers nuisent aussi à la col labaration entre les deux couples. Ferrière a prêté de ! 'argent aux responsables de I' Ecole­

Foyer et dans des conditions qu'il décrit comme très avantageuses pour eux (Journal, lO janvier et 16 mars 1919). Son amertume se donne libre cours, quand sa rente s'effondre en 1919, devant "ces gens heureux qui dépensent l'argent qu'ils n'ont pas" (Journal, 3 avril 1919). La veille, il a obtenu la signature d'une reconnais­

sance de dette de dix-huit mille francs en seconde hypothèque.

Cependant, le 2 juillet, un remboursement de deux mille francs pro­

mis n'est pas chez le notaire • • .

Mais le désaccord est aussi moral. Il semble que le directeur de l'Ecole-Foyer ait traversé, en 1919-1920, une crise personnelle dont les effets sur l'Ecole sont jugés néfastes par Ferrière. Celui-ci accuse le directeur de vouloir "brader" !'Ecole-Foyer et partir pour Paris.

UN CLIMAT TRES AMBIVALENT

C'est donc dans un climat très ambivalent que se situe la pratique éducative de Ferrière au cours de cette période. Ouatre traits peuvent en être dégagés :

Ferrière,

dans cette école, semble "y être sans en être"; les relations de voisinage s'y mêlent aux relations de fonction;

Ferrière y déploie une véritable intervention psychologique et morale

(note de. la page précédente)

1. Pierre Cérésole (1879-1945) est surtout connu comme l'un des fondateurs du Service civil international, ardent propagandiste, payant de sa personne, des thèmes pacifistes (cf. Berchtold, 1964, 194-200).

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