• Aucun résultat trouvé

De "L'école des filles" à "L'école des femmes"

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "De "L'école des filles" à "L'école des femmes""

Copied!
8
0
0

Texte intégral

(1)

Book Chapter

Reference

De "L'école des filles" à "L'école des femmes"

JEANNERET, Michel

JEANNERET, Michel. De "L'école des filles" à "L'école des femmes". In: Angeli, G. Tradizione e contestazione I . Firenze : Alinea, 2009. p. 45-56

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:29894

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.

1 / 1

(2)

De L'Ecole des filles

à L'Ecole des femmes

Michel Jeanneret

(Université de Genève et Johns Hopkins University, Baltimore)

En 1655 paraît à Paris un dialogue d'éducation sexuelle anonyme, L'Ecole des filles. En 1662, Molière représente

· L'Ecole des femmes1Connaissait-ille dialogue? Y fait-il allusion dans son titre? On ne peut pas le prouver, mais c'est vraisemblable. Qu'il y ait ou non un rapport direct, la comparaison révèle, dans les stratégies érotiques, des différences intéressantes.

L'Ecole des filles est une conversation entre deux cou- sines, l'une qui ignore tout du sexe, et l'autre qui l'instruit.

C'est un manuel de sexologie et d' érotologie, le premier de ce genre paru en français, probablement conçu sur le mo- dèle desRagionamenti de l'Arétin, dans lesquels une cour- tisane expérimentée initie une débutante aux techniques du plaisir. A peine paru, 1 'ouvrage est saisi et deux hommes sont accusés d'en être les auteurs: un Jean L'Ange, gen- tilhomme servant du Roi et un Michel Millot, contrôleur des Suisses. Le premier est condamné aux galères et le second, à être pendu. Mais la sentence ne fut pas exécu- tée, sans doute parce que l'entreprise impliquait des gens influents. C'est ainsi qu'un exemplaire fut retrouvé entre les mains de Nicolas Fouquet qui, alors, était encore bien en cour. Du tirage de 1655, voué aux flammes, il ne reste rien. Mais, dès les années soixante, des éditions hollan- daises circulent sous le manteau, qui nous ont transmis le texte2Une impulsion était donnée, qui allait entraîner plu- sieurs autres récits du même genre: quelques années plus tard, L'Académie des dames, puis Vénus dans le cloître,

1

Le texte deL 'Ecole des filles est cité d'après Libertins du XVIIe siècle, éd. J. Prévot, t. 1, Paris, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 1998 et celui de L'Ecole des femmes, d'après Molière, Œuvres complètes, éd. G. Couton, t.

1, Paris, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 1971. Je conserve à l'exposé son allure orale.

2

Sur l'histoire du texte, voir Libertins du XVIIe siècle, cit., pp. 1672- 1673.

(3)

46 Michel Jeanneret

Thérèse philosophe, et beaucoup d'aut~es t~aité~ libertins du XVIIIe siècle, qui invoquent un proJet didactique pour ouvrir les vannes de la pornographie.

Nous voici donc en présence de deux jeunes Parisie~­

nes: Fanchon, qui au début ne sait rien, e~ Susan~e. q~I,

pour la préparer aux étreintes du jeu~e R~bmet, lm reve~e tout ce qu'il faut savoir sur la physwlogte et la dyna~:m­

que de l'accouplement. Du début à la fin de l'entretien, le mot plaisir revient constamment à la bouche des deux filles. Les paroles, les actes, tout, dans ce texte hédonist~, est subordonné à la recherche de la plus grande volupte.

Mais la jouissance n'est pas donnée; el~e ~e co~q~iert, elle s'apprend. Et la leçon sera longue, détalllee, precise, parce que, pour s'assurer le bonheur, il fau~ ~onnaître t?us les moyens, toutes les techniques du plaiSir sexuel, a com- mencer bien sûr par les différentes postures, longuement décrites et comparées.

Car les joies d'Eros, nous dit-on avec insistance, sont une satisfaction purement charnelle. "Le but d'amour est le plaisir du corps" (p. 1112), et il "vaut mieux que t.ous les autres ensemble" (p. 1121). L'art d'aimer se rédmt donc à une gymnastique, une physiq~e ~t un chapitre d'anato- mie comparée. Dans le feu de 1 actiOn, exphque Susanne, l'esprit est totalement obnubilé, les facul~és intellectuelles, suspendues, si bien que tout contrôle ratiOnnel, toute .cer:- sure sont exclues. Il faut mesurer l'audace de cette theone dans le contexte intellectuel de ce milieu du XVIIe siècle.

Lorsque Susanne compare l'accouplement des humai~s à celui des animaux: "As-tu jamais vu les bêtes parm1 les champs, combien amoureusement le mâle grimpe sur la femelle le taureau sur la génisse, le cheval sur la cavale?

C'est ainsi qu'il en prend des amours des hommes" (p.

1174), on voit s'e~quiss~r. u~e phil?s?ph~e que, f~ute ~e mieux, j' appellerms matenahste ou eptcunenne. Meth~dl­

quement, L'Ecole des filles dénonce, comme autant ~ tm- postures, les pensées qui subliment l'amour, duplatom~me à la Carte de Tendre, des sophismes de la metaphysi~]ue

aux délicatesses de la galanterie. Si les filles ont un. dteu, c'est nature, la puissance régulatrice des f?rces v~ tales;

elles s'assimilent à leur corps, elles ne connmssent d autre idéal que la satisfaction du désir. .

Voilà donc Amour crûment dépouillé de ses onpeaux et réduit à présider au frottement des épidermes. On croit

De L'Ecole des filles à L'Ecole des femmes 47

r~c~nnaître aussi une trace du dualisme cartésien, qui as- Simile le corps à une mécanique régie par des lois pure- ment matérielles et traite les mouvements de 1' organisme

~o1_11me ,cAeux d'un automate. Placé sous l'empire de la hbtdo, 1 et~e.humain n'est plus qu'un mbot programmé P?~r le plalSlr. Comme quoi tout était bon, jusqu'à cette VISlO~ burlesque de l'homme-animal, ou de l'homme-

~achme, pour dénoncer les chimères du spiritualisme regnant.

Cartésienne ou non, cette entreprise de démystification r~coupe en t?':lt cas le programme des penseurs libertins.

L

~x~men

cntique auquel les esprits libres soumettent la rehgwr,l

e~

les connaissances, les deux cousines l'appli-

quent a 1 amour. Elles bousculent les préjugés, démas- quent les morales hypocrites et réfutent les pieux menson- ges, comm~ .les libertins qui militent pour la vérité contre les

supe~stltwns

et les dogmes. Prenant directement le contre-pied des leçons de 1 'Eglise, elles défendent le sexe avant le mariage, approuvent 1' adultère et la masturbation.

Auta~t ou plus que dans ses leçons sexuelles, le scandale de L 'Ecole des filles pourrait résider dans cet esprit de li- br~ examen et dans la suprême désinvolture de deux filles qm, ne respectant rien que leur droit au plaisir se rient de

l'autorité de la doxa. '

L'Ecole ~es .(illes est un texte d'autant plus roué qu'il prend de~ atrs Innocents et prétend ne rien dire, finale- ment, q~I ne soit parfaitement ordinaire. L'une de ses ru- ses c?nsts;e à. ~anali.ser 1 'amour libre. Dans les Ragiona- menfl de 1 ~etm ~m, on l'.a dit; sont le modèle du genre, d~ux courtisanes a la retraite s adressent à une fille pour

l~I

apprendre

~e

métier: le plaisir hors mariage et 1 'initia- tion aux techmques du sexe y sont donc relégués dans les bas-fonds de la prostitution, alors que Susanne et Fanchon elles, sont de petites .Parisiennes, des bourgeoises parfaite~

ment communes qm ne font rien d'autre que se préparer au ~anage, comme la plupart des filles de leur âge. L'effet de reel est dévastateur: ce qui se dit et se fait dans L'Ecole des filles n'est qu'un épisode de la vie quotidienne un acte banal dans l'existence du commun des mortels. 6est par- ce qu'elles ont une vive conscience de leur normalité que

Sus~nne.

et Fanchon refusent absolument de culpabiliser et d avoir honte, car, disent-elles, "le foutre [est] naturel comme le manger et le boire" (p. 1180).

(4)

48 Michel Jeanneret

Le désir est spontané, mais la volupté est un art qui s'apprend. Le dialogue porte bien son titre: il rac~nte un apprentissage, il enseigne à Fanchon cette connmssance des choses de la vie que sa mère lui refuse, et aux lecteurs, cette science du sexe que la société voudrait occulter. Il y a un temps pour les mouvements incontrôlés, pour l'instinct et la fureur, mais il y a aussi, avant et après, un temps po~r

l'esprit et pour l'acquisition d'~ne ~cience. Selon une. me- thode familière aux penseurs hbertms, les deux cousmes, ayant fait table rase des idées fausses sur l'amour, p~u­

vent maintenant construire un savoir nouveau. On venfie ici la thèse de Michel Foucault pour qui le discours sur le sexe, à l'âge classique, répond à une volonté de savoir3

Les traités d'éducation sexuelle, dit-il, ne cherchent pas à choquer (ce qui est très contestable), ~ais~ sur

u?

ob- jet mal connu, remplissent, comme la medecme qm te~d alors à se vulgariser, une fonction pédagogique. Je ne sais pas si les premiers lect.eurs d~ notre ~exte -J?ro~~b~~m~nt une élite d'hommes qm n'avment guere besom d Imtlatwn - ont appris grand-chose, mais je sais que,. pour Susan?e et Fanchon la formation sexuelle est ausst une conquete intellectuelle. Il y a dans L'Ecole des filles un

hédonis~e

de la connaissance, une libido sciendi qui n'est pas mo ms voluptueuse que la libido futuendi. .

L'amour, tel que l'enseigne Susanne, est un n~el con:- plexe, qui obéit à des règles. Pour se co~dui~e bien ~u ht, il ne faut pas moins de méthode, de sav01r-fmre et d mtel- ligence que pour se comporter dans un salon ou pour trou- ver son chemin dans le labyrinthe de la carte de Tendre. La stimulation du partenaire et les modes de l'accouplement requièrent la connaissance d'un co~e, ils obé~~~ent à une sémiologie et mettent en œuvre des symbo:es . un langa- ge de signes dont Susanne et Fal_lc~on.soupese?t_l~ s,ens. ~t l'efficacité. La plus grande sophisticatiOn se fmt Icil albee du plaisir et, soustrayant Fanchon à .la m.orne ignorance de son enfance, l'élève vers un savoir qm la tra~sfigure.

Instruite pour la théorie par Susanne, J?Our la pr~tt~u~ par Robinet elle connaît une nouvelle natssance. L mgmllon de la chair éveille l'intelligence, stimule la curiosité? ac- tualise les qualités latentes. A la fin, 1' élève remercie sa

' M. Foucault, Histoire de la sexualité, t. 1, "La Volonté de savoir", Paris, Gallimard, 1976.

De L'Ecole des filles à L'Ecole des femmes

49 maîtresse d'avoir fait d'elle une adulte savante intelligen- te et lib;e: ,"L'amour, dit-elle, est une source inépuisable de pensees (p. 1190) et encore: "ces gentillesses d'amour m'ont un peu poli l'esprit" (p. 1201).

Ce texte très probablement écrit par un homme pour des hommes défend magnifiquement, me semble-t-il, la

~ause

des femmes et_leur émancipation. Si tout l'appren- tissage est suspendu, Il est vrai, à la rencontre avec le mâle tout se ~asse néanmoins, pour le moment, entre filles _de;

fille~

qmparlent de leurs désirs, prennent en main leur for- n:a~IOn, e~a!ent leur savoir, et à aucun moment n'ont 1 'air

r_td~c~le

m ,!ncongru. Quand Fanchon se félicite de s'être liberee de ma boi_IDe bigote de mère" (p. 1149) qui, dit-

eH~,

ne

m~e

:acontatt que des "sottises" (p. 1150), c'est elle, et a ses cot,es tou!es celles et ceux qui demandent pour les filles

~ne

educatiOn convenable, qui ont raison. Et cette consci~nce de leur~ droits, les cousines l'exercent jusque

da~s

1 amour. Au ht, Fanchon découvre qu'elle peut être active ~t pre~dre des initiat~ves, ell~ apprend que chaque partenatre a egalement_ dr01t au platsir. Ce qui implique -et tout cela, pour l'epoque, est vraiment exceptionnel -que la femme a_ sa propre sexualité et qu'elle n'est pas seulen:ent, contratrement à la doxa, une génitrice bonne à prodmre des enfants.

Il Y aurait beaucoup plus à dire, notamment sur la langue de

~e

text_e,

~n vérita~le

chef-d'œuvre d'écriture classique,

cla,t~ ~t ~tstmct, a~mtrablement

écrit et structuré4 • Autant qu _a _JO~Ir et sa~01r, les deux filles prennent un immense platsu·,a parler JUste. C'est ainsi qu'elles dosent experte- ment 1 usage des mots sales et des images lascives qui par leurs effets aphrodisiaques, enflamment le désir et qui: par

l~

t:ansgressiOn, rehaussent la jouissance: donc une obs- cemté calculée et gérée en connaissimce de cause. Le plus souvent, pourtant, elles adoptent un discours châtié le lan-

?age de tout le monde, qui dit tout, mais qui, contrairement a la

p~rnographie,

parle du sexe sans outrance ni vulgarité.

Ce

qmn~~s

a!llène à Molière qui, lui aussi, manie le lan- gage de 1 erotisme avec une suprême habileté.

Celui qui, en 1662, sept ans après la saisie de L'Ecole des filles, écrivait puis représentait L'Ecole des femmes,

4 J' ct•

1,. l en IS un I?eu plus dans mon Eros rebelle. Littérature et dissidence à age c asszque, Pans, Ed. du Seuil, 2003, pp. 201-206.

(5)

50 Michel Jeanneret

LE_.S

OEY\7_Rf.S DE

;1f~

MOLIERE

Œuvres de Molière, frontespizio edizione 1666

De L'Ecole des filles à L'Ecole des femmes 51

voulait-il signaler une dette, voire une sympathie? Aucun indice certain ne le prouve. Mais le milieu littéraire, à Pa- ris, n'était pas grand, tout le monde se connaissait et il est difficile de croire que la similitude des titres n'ait pas été intentionnelle. Molière, comme on va le voir, avait assez le sens de la publicité, et le goût de la provocation, pour tirer profit, en faveur de sa pièce, du succès de scandale qu'avait connu un texte interdit, d'autant plus attrayant, sans doute, qu'il devait être rarissime. Quoi qu'il en soit, le parallèle des intrigues est évident: deux ignorantes ap- prennent les secrets de l'amour. Leur désir est si impérieux qu'elles en viennent à transgresser les principes de l'ordre fàmilial. Mais du même coup, elles s'émancipent, elles échappent à la sottise pour devenir des adultes. De part et d'autre, la volonté de railler les traités d'éducation des filles, si prudes, si prudents, est évidente.

Les deux Ecoles sont d'accord: l'amour libère l'es- prit. "Ille faut avouer, l'amour est un grand maître", lit-on dans Molière: "Ce qu'on ne fut jamais il nous enseigne à 1 'être. [ ... ] Il rend agile à tout l'âme la plus pesante, Et donne de l'esprit à la plus innocente" (v. 900-909). Il a suffi à Agnès de rencontrer Horace pour déployer son in- telligence, prendre les décisions justes et s'opposer à la ty- rannie d'Arnolphe. Agnès refuse d'ailleurs, logiquement, de condamner son désir et de contrarier l'instinct qui la pousse vers le beau jeune homme. Comme les deux cousi- nes du dialogue, elle est à la fois avide de plaisir et inno- cente. On a vite compris que la recherche de la jouissance est constitutive de l'homme, à ce point consubstantielle qu'elle échappe à la distinction du bien et du mal. Ici en- core, Agnès est une fille ordinaire, qui éprouve des tenta- tions parfaitement normales et qui, parce qu'elle a avec elle la nature, le bon sens, le bon droit, est assez forte, dans sa faiblesse, pour défier et renverser l'autorité répressive.

Comme les ingénus et les bons sauvages qui ont échappé aux stéréotypes du conformisme, elle met à jour les contra- dictions et les aberrations d'une culture qui a succombé au dogmatisme, en quoi elle incarne à son tour, par son in- dépendance de jugement, le programme des libertins. Sur ces différents points -la légitimité du désir, la stimulation de l'esprit par le corps, la polémique contre une pruderie qui mutile l'être humain- Molière rejoint donc la morale naturiste deL 'Ecole des filles.

(6)

52 Michel Jeanneret

Les écarts n'en sont pas moins grands. Dans le dialogue en prose, Fanchon est soumise à une formation systémati- que; elle était une table rase, elle sera bientôt rompue -~ux

secrets du sexe grâce aux leçons de Susanne. Dans la p1ece de Molière, il semble que l'instinct d'Agnès suffise à lui dicter les conduites et les paroles de l'amour. Elle passe, certes, de l'ignorance à la connaissance, mais il au~a suf!i du coup de foudre pour libérer en elle un savoir qm parmt inné. Comme chez Fanchon, lé désir est originaire, mais à la différence de Fanchon, les moyens de satisfaire ce désir paraissent ici dictés par la nature, ou inscri~s d~ns ~es gè- nes. L'éducation pour l'amour n'est pas moms mutile que l'éducation contre l'amour. En quoi Molière est fidèle à sa pensée naturiste: la recherche du plaisir est spontanée, programmée dans le destin individuel, si bien que la jeune fille porte en soi, dans son patrimoine biologique, les res- sources nécessaires pour la satisfaire.

Une autre différence tient au respect de la pudeur et à la présence du sexe dans le discours. On cherchera en va~n,

dans L'Ecole des femmes, le moindre mot sale, la mom- dre référence, par delà les caresses juvéniles, à 1' amour physique. C'est que Molière a trouvé, pour ruser avec ~a

censure, un subterfuge efficace. Le désir ne parle jamais ouvertement, mais il se dit à demi-mot, il s'infiltre dans les paroles apparemment innocentes d'Agnès qui, sans le savoir, laisse transparaître le signifiant sexuel, le tabou re- foulé mais omniprésent. Sans Freud, Molière a découvert le lapsus freudien. Il révèle un mécanisme qui touche à la psychologie des profondeurs et, simultanément, res- pecte les bienséances en dissimulant l'objet interdit dans les sous-entendus, les ombres du langage. Le dosage de la ruse et de la candeur, de la conformité et de 1' énormité est suprêmement habile.

Tout le monde connaît le passage du le. Inquiet d'ap- prendre qu'Agnès s'est trouvée seule avec Horace, Amol- phe demande: "Ne vous a-t-il point pris, Agnès, quelque autre chose?" (v. 571). La réponse, d'abord longuement suspendue sur un le équivoque, finit par désamorcer la ten- sion: "Il m'a pris le ruban que vous m'aviez donné" (v.

578). Molière a su exploiter l'indétermination de "quelq~e

autre chose" qui, sémantiquement vide, permet au pubhc d'y mettre le sens qu'il veut- et tout conduit, évidemment, vers le sous-entendu érotique. La piste était d'ailleurs

De L'Ecole des filles à L'Ecole des femmes

53

ou;~rte par plusieurs amphibologies, dans le dialogue qui precede, comme cet aveu d'Agnès, à propos de la rencon- tre suspect~: :'La douceur me chatouille et là-dedans re- mue Certm~ Je ne sais quoi dont je suis tout émue" (v.

563-564). C est vague, et pourtant c'est clair c'est ingénu

et pourtant très sensuel. ' '

Dans, le

passag~

du

_le,

la volonté de défier les prudes,

c~nfirme~

par

~a rece~twn

du public, ne fait pas de doute.

Adleu~s,

Il est Impossible de prouver 1 'intention de Moliè- re, mms_Ia q_ua~tité ~es équi~~ques est telle que l'innocen- ce est difficile a plaider. VOici encore Agnès, qui informe Arnolphe de ce qui s'est passé en son absence: "Le petit c?at est mort" (v. 461). L'homonymie avec chas, c'est-à- dire trou, fente (comme dans chas d'une aiguille) invite à comprendre: ''j'ai perdu ma virginité". Ou l'histoire du corbfllon. Arnolphe: "Et s'il faut qu'avec elle on joue au

cm·~1llon

Et

qu'~n vie~ne

à lui dire à son tour: 'Qu'y met- on? Je

v~ux

qu elle reponde: 'Une tarte à-la crème"' (v.

9_7-99).

AJ~~erlar

les

;écri~inations

de la Querelle susci- tee J?a~ 1~ piece , tarte a la creme n'a pas paru inoffensif. A quOI s aJoute que le corbillon est un jeu de société où cha- cun doit répondre par une rime en -on. Or il existe un mot à tro!s lett:es, qui rime en -on et qui suggère qu' Arnolphe aussi, obse~e par les c~oses du sexe, en dit plus qu'il ne v~~t. Un~ ~coute attentive de la scène qui raconte les pre- mieres VIsites d'Horace et l'éveil d'Agnès à la sexualité (11,5) révèle d'ailleurs une saturation de sonorités en con ou ca, ou

v_i,

qui,_ sous 1~ surface lisse d'un discours parfai~

tement poh, ramenent, mvolontairement, les monosyllabes de la langue obscène.

_Le

~essage ~ue

Molière adresse ici aux grammairiens r~~Ionahstes, qm con~amnent 1 'équivoque, est sans pitié.

L mstrument de maîtnse et de civilisation que devrait être le langage est parasité par les forces latentes de 1 'instinct qui

affieure~t ~ous ~es m?t~

- ?es mots ambigus qui montrent que

1~

desir et 1

~ttrmt

Inne du sexe contaminent jusqu'au

do~ame

de_la_rmson et du logos. Aux théoriciens des idées

clm~es

et

~Istmctes,

Molière oppose la part d'ombre qui

h~btte

le

dis~ours,

la zone trouble des fantasmes qui ne se laissent pas Juguler.

.. ' Voir La Querelle de "L'Ecole des femmes", éd. G. Mongrédien Paris i:!Idier, 1971, 2 vol., et les textes réunis dans Molière Œuvres comnlèt;s t 1'

Clt.,p 1011-1142. , "' , . '

(7)

54 Michel Jeanneret

La comparaison des deux E~oles révèl~ donc de~ stra- tégies bien distinctes. Le premier te~te, resolument Impu- dique, choisit de transgresser agressivement les cens.ures, de défier ouvertement les résistances morales et sociales.

Mais son outrance est suicidaire. Il se condamne à la clan- destinité et risque de disparaître complètement. Par son énormité c'est une œuvre qui n'est pas de son temps, une protestation si exorbitante qu'elle. ne pouvait

prendr~ rac~­

ne. Molière, lui, fait tout le contraire. Son prOJet est ~Isque,

son message bouscule les principes d'une ~orale fnleus~,

mais il est calculé pour passer la rampe. Bien plus subti- lement que le dialogue inconvenant, il se situe à la limite de l'acceptable. Comme les lib~rtins qui ve~~ent sauv:e:

la face, il emballe les ordures, Il camoufle 1 mcongrmte du message, tout en prenant soin d'utiliser une ~nvel?ppe

à demi transparente. Sans parole ni geste grossiers, Il est parvenu à restaurer sur 1~ ~cène. la liberté ~e la farce. Le bon goût, le théâtre purtfie avmen~ chasse les bateleurs, leurs comédies licencièuses, leur Jeu grotesque et l~u~s

quiproquos vulgaires. Mais voilà q~e le spec.t~cle du desi~,

sorti par la porte, rentre par la fenetre. La pœce est. ambi- valente comme est ambivalent le terme cuneux de Iz.cen.ce, qui signifie à la fois la conformité. à l'or~e, l:auto;Isatwn officielle de faire ceci ou cela, mms aussi la liberte exces-

sive, le désordre moral. . ,

La réception de la pièce prouve e~ tout cas que Moliere a touché une corde sensible et que le Jeu des sous-enten?us n'a échappé à personne. Les dévots monten~, aux barr~ca­

des· hostiles au théâtre, ils trouvent en Moliere une Cible

pri~ilégiée

et confondent volon:iers L,'Ecole

.de~ femm~~·

Tartuffe et Dom Juan dans la meme reprobatiOn. un thea- tre "vraiment diabolique", dit le sieur de Rochemont6, ~ne

conspiration sacrilège et libertine qui vise à la destructiOn des bonnes moeurs, sape les fondements d~ 1 'Eglise et conduit insidieusement à l'athéisme. Si Molière a v.oulu défier les tenants d'une morale inflexible, il a réussi. Le même Rochemont écrit: "La naïveté malicieuse de son Agnès a plus corrompu de vierges que les écrits les plus

• B. A. SR. D. R. (identifié comm.~ Ba_rb~er ~·~~cour, sieur de _Roc~~mont), Observations sur une comédie de Moliere mtztulee . ~e Fe~ tm de pz.erre ( l ??~), dans Pierre Nicole, Traité de la comédie et autres pzeces dun proces du thea/le, éd. L. Thirouin, Paris, Champion, 1998, p. 159.

De L'Ecole des filles à L'Ecole des femmes

55

licencieux"7Et un autre apologiste, Conti, ne connaît "rien ( ... )de plus scandaleux"8 que la scène du le. Bossuet, tren- te ans plus tard, reprendra la même accusation.

.Encore les gens d'Eglise ne sont-ils pas les seuls à s'in- q?Ié!er .. Le petit milieu parisien des amateurs de théâtre re~g1t vtv~ment. "Tout le monde l'atrouvée méchante, dit le Journaliste Donneau de Visé de la pièce, et tout le monde Y a couru"9Il règne autour de L'Ecole des femmes un lé- ge:

parfu~

de

scandai~,

qui se traduit par le succès des re-

p~e~entat:~ns.

Le pubhc.a peu!-être

~té

choqué, les esprits dehcats s emeuvent, mms quOI de mt eux pour promouvoir . un spectacle? Les recettes encaissées à 1 'entrée sont les

plus élevées que Molière ait enregistrées jusque-là. Un peu

pl~s

tard_, Tartuffe et Dom Juan rapportent également des gams qm resteront inégalés. A 1 'évidence, la provocation rapporte et le public, quitte à se voiler hypocritement la

~ace, ~e

bous.cule dès que les dévots et les prudes sont pris a ~art~e. Ecnvant Tartuffe et Dom Juan dans les trois ans q~1 sm vent~ 'Eco.le d~s femmes, Molière semble avoir ap- pns que, men~e SI le Jeu est dangereux, même si (comme

ce~a

se

~rodmra

pour les deux pièces suivantes) les re- prese~tatwns s?nt très vite interdites, le scandale paie et constitue la meilleure des publicités.

Molière a donc ouvert la boîte de Pandore. L'avait-il prévu, l'avait-il voulu? Impossible de le dire. Mais une chose est sûre. Dès le moment où le débat s'anime il voit l'avantage qu'il peut en tirer. Il va profiter du

tapa~e, co~e

le

m~ntre

le lancement, à peine plus tard, de La

Crzt;qu~

de l'Ecole

d~s

fe1n_mes, qui jette, délibérément, de 1 hmle sur le feu. Bien lom de vouloir calmer le jeu ou redresser un malentendu, il assume le risque qu'il a pris et relance la polémique. L'action de La Critique se passe dans un salon et met aux prises d'un côté deux femmes de bon sens, qui n'ont rien vu d'offensant et de l'autre côté, la coalition d'une prude et d'un petit

~ar~uis

horri- fiés par ce qu'ils appellent les "ordures" et les "saletés" de la pièce, comme le le, bien sûr, mais aussi "les enfants par

7 Ibid., p. 155.

8

Armand d~ Bour_bon, prince de Conti, Traité de la comédie et des spectacles, dans Pierre Nicole, Traité de la comédie, cit., p. 212.

9

Jean Dom;eau de Visé, Nouvelles nouvelles (1663), dans Molière Œuvres

completes, t. 1, cit., p. 1021. '

(8)

56 Michel Jeanneret

l'oreille" et la "tarte à la crème"10Sont donc confrontés des esprits libres, qui ne se choquent pas pour si peu, et des bégueules, qui sont aussi présentés comme des obsé- dés sexuels. Mais le plus hypocrite n'est pas celui qu'on pense. Molière ridiculise des critiques qui ont évidemment raison, car sa pièce n'est pas inoffensive, et de surcroît, il feint d'être innocent alors qu'en fait il met soigneusement en évidence les passages équivoques. Non seulement il ne cède pas, ne s'excuse pas, mais il lance un mot tabou, qui va cristalliser le débat et permettre de donner un nom à l'objet qui fascine. Climène parle du le: "Il a une obscénité qui n'est pas supportable.-Elise: Comment dites-vous ce mot-là, Madame? -Climène: Obscénité, Madame. -Elise:

Ah! mon Dieu! obscénité. Je ne sais ce que ce mot veut dire; mais je le trouve le plus joli du monde"11Le mot, dans son acception moderne, est alors un néologisme, d'où la surprise. En matière de promotion, Molière a réussi un coup de maître. Il sera désormais celui qui aura osé brandir l'obscène -le mot, si ce n'est la chose- pour l'opposer à des interdits mutilants.

Avec moins de bravades que l'outrancier dialogue, Molière a donc soulevé plus de vagues. Si le propre de la littérature est de ne pas tout dire, d'abandonner à la saga- cité du lecteur des significations latentes, alors L'Ecole des femmes est bien supérieure à L'Ecole des filles.

10 Voir La Critique de l'Ecole des femmes, scène 3.

Il Ibid.

Références

Documents relatifs

Seul le système arbitraire (dans le sens de non défini par la loi) garantit une justice modérée, nourrie d'équité et qui protège les individus d'un automatisme légal.

Pour le dire (trop) rapidement, elles font « violence » à certaines familles plus qu’à d’autres, dans un « complexe » où peur et incompréhension peuvent se

Quelle est cette particularité? Elle a ses fondements dans deux éléments qui, ensemble, constituent la vérité chrétienne: d'un côté la révélation de l'éternel dans

Les projets pédagogiques de Genève et du Valais (1838-1874) questionnés à partir du modèle théorique de Condorcet.. HOFSTETTER, Rita, PERISSET

11 Voir par exemple CPJI, affaire du Traitement des nationaux polonais à Dantzig (avis consultatif, 1932), sér.. ancrées dans le droit international 13. En effet, si elle

This same focal position is exploited in the regular interrogative clefts of both varieties, whereas more structure is needed to derive reverse wh-clefts. As for (ii), it was

pierre leur permettant de s'exercer et un vétéran devenu trop faible pour pratiquer la taille, mais assez expérimenté pour l'enseigner, on installa un centre de formation où il

Au sujet du petit garçon qui se retrouve à mendier pour pouvoir manger (image h.), un début de sen- timent de justice sociale se dégage dans les arguments : « Il y en a qui